La Générale, ancienne centrale électrique transformée en coopérative d'artistes sise avenue Parmentier (XIe), accueillait cinq soirs de suite la troisième édition du festival annuel du Tricollectif la semaine dernière. Je n'ai pas pu assister à tous les concerts, mais ai toutefois été richement gâté par le programme des deux derniers soirs. Le déroulement des soirées reposait sur un principe simple : tout d'abord, à 20h, une rencontre improvisée entre des musiciens du collectif et des figures amies, puis à 21h deux groupes issus du collectif, là aussi éventuellement augmentés par quelques renforts externes n'en partageant pas moins les choix esthétiques.
Vendredi, quand j'arrive dans la salle, le concert est déjà commencé. Je me faufile derrière le lourd rideau noir qui délimite le lobby de la salle de spectacle à proprement parlé. Celle-ci est plongée dans le noir, seuls les trois musiciens sont - légèrement - éclairés. On mettra plusieurs minutes à s'habituer à l'obscurité et à deviner le public, nombreux, qui ne manque pas une miette des échanges complices. On a à vrai dire du mal à croire qu'il s'agit d'une rencontre improvisée tant ce qu'on entend semble évident de justesse, de délicatesse et de maîtrise affirmée de la forme. Roberto Negro, piano, échange avec Jean-Brice Godet, clarinette, et Bart Maris, trompette. Au départ (enfin, au moment où je pénètre dans la salle plus exactement), ils sont en plein passage minimaliste, entre bruitisme susurré de Bart Maris et fines perles de notes aquatiques égrénées par le pianiste. Rien de bien surprenant, de prime abord. Mais cela évolue rapidement vers quelque chose qui semble beaucoup plus structuré, avec un cadre bien défini par Roberto Negro, comme s'il était là pour délimiter le terrain de jeu par quelques accords majestueux alors que les deux souffleurs déploient des trésors de tendresse pour faire vivre de belles mélodies. C'est absolument magique, et un indéniable sommet de ces deux soirées - qui n'en furent pour autant pas chiches.
Après la pause, le Trio à Lunettes prend place sur scène. Les trois binoclards qui donnent son nom au groupe sont Quentin Biardeau (ts, ss), Léo Jassef (p) et Théo Lanau (dms). Ils sortent ce soir-là leur premier disque. Leur jeu est assez typique d'un jazz européen "free chambriste", où des mélodies empruntant au format chanson et aux folklores populaires sont dynamisées par un sens de la nuance et de la surprise aussi présent dans les vifs chevauchées du ténor que dans les ponctuations plus disparates de la batterie. On ne voit pas le temps passé alors qu'ils cèdent déjà la place à La Scala, quartet emmené par Roberto Negro avec Théo Ceccaldi (vln, vla), Valentin Ceccaldi (vcl) et Adrien Chennebault (dms). J'avais déjà eu l'occasion de voir une première fois le groupe il y a un peu plus d'un an sur la péniche l'Improviste, et c'était avec un certain appétit que je les retrouvais vendredi, et ce d'autant plus qu'ils sortaient pour l'occasion eux aussi leur premier disque (chez Ayler Records, disponible d'ici quelques jours pour ceux qui n'étaient pas à La Générale). L'instrumentation du quartet pourrait plaire à Sylvie Courvoisier dont ils partagent certains traits, notamment dans un rapport ludique à la tradition chambriste classique, bien que leur musique fréquente majoritairement d'autres territoires. Ce qui frappe tout de suite, et d'autant plus en concert, c'est l'incroyable dynamisme des morceaux, propulsés par la transe vrombissante du violoncelle de Valentin Ceccaldi, terrain de jeu propice aux envolées démonstratives, mais non moins musicalement pertinentes, de son frère. Comme lors de la première partie, Roberto Negro a des allures d'architecte sonore de l'ensemble tant son jeu, dans l'économie des techniques étendues comme dans de belles cavalcades d'accords, dessine une trame qu'on ne peut prendre en défaut de cohérence et d'élégance, même dans les passages apparemment les plus débridés. Alliance superficielle des contraires - la fougue des frères Ceccaldi, la maîtrise du pianiste et du batteur - cette association révèle, en profondeur, une belle identité sonore qu'on a hâte de pouvoir réentendre bientôt live - même si, en attendant, le disque prolonge formidablement, avec quelques éclairages complémentaires, les sensations du concert.
Rebelote le lendemain, donc, avec une nouvelle rencontre improvisée, mettant aux prises deux fratries : les cordes des frères Ceccaldi et les anches des frères Dousteyssier (Benjamin au sax ténor et Jean à la clarinette). Le plus jeune, Jean, fait partie, comme Théo, de l'actuel ONJ quand Benjamin est un membre actif de l'autre collectif particulièrement actif sur la jeune scène jazz hexagonale, Coax. Leurs dialogues croisés font immédiatement sens : cascades, tourbillons, vrilles étourdissantes, on ne sait vite plus où donner de la tête, et on se laisse emporter par un torrent fait de respirations circulaires et de brusques montées en tension des cordes. Après cette brève, mais intense, mise en bouche, Marcel & Solange, trio composé de Gabriel Lemaire aux anches (bs, as, cl), Florian Satche à la batterie et le décidément incontournable Valentin Ceccaldi au violoncelle, rejoint la scène accompagné d'un invité de marque en la personne du tromboniste suisse Samuel Blaser. Ils déploient de belles mélodies, volontairement populaires (en ce qu'elles semblent faire référence à une culture commune faite de bals paysans et de l'allégresse des cabarets), délicieusement soulignées par un trombone qui s'intègre parfaitement à leur champ d'expression. Ce n'est vite plus un trio +1, mais un véritable quartet qui déploie une musique cohérente et charmeuse.
La soirée, et la semaine, s'achève sur une autre rencontre entre un groupe issu du Tricollectif, en l’occurrence le quartet Walabix, et une figure phare du jazz européen, le trompettiste flamand Bart Maris de retour après sa splendide prestation de la veille. Le parti pris de leur rencontre semble être de repousser, en les faisant exploser, les limites du cadre dans lequel le groupe s'était affirmé dans son premier (excellent) disque. De nombreux passages déstructurés irriguent ainsi des compositions aux mélodies moins évidentes que sur ledit disque. Autre plaisir, issu de la confrontation des sonorités des saxophones (Gabriel Lemaire, bs, as, Quentin Biardeau, ts, ss) et de la trompette, de l'exploration des différentes textures du son (Valentin Ceccaldi, encore lui, vcl, et Adrien Chennebault, dms), qui demande sans doute encore à murir un peu (c'était la première de cette rencontre, appelée à perdurer vue la tournée qui s'annonce) afin de profiter pleinement des possibles de cette association a priori alléchante. Mais, heureusement qu'il reste encore quelques promesses à concrétiser, pour que l'appétit reste, lui, intact d'ici les soirées Tricot 2015.
lundi 5 mai 2014
dimanche 6 avril 2014
Banlieues Bleues 2014
The Necks @ La Dynamo, Pantin, jeudi 20 mars 2014
Cela fait longtemps que leur nom apparaît régulièrement dans la presse anglo-saxonne dédiée aux musiques aventureuses (The Wire, Signal to Noise...). J'allais donc avec une certaine curiosité à ce rare concert parisien du trio australien, formé en 1987, sans n'avoir jamais rien entendu de leur part. La forme ne surprend pas - deux morceaux d'une heure chacun - quand on sait que tous leurs disques et concerts sont construits de la même façon, autour de motifs répétitifs déployés sur une longue durée. Mais de la théorie à la pratique, on découvre que si cela fait vingt-cinq ans qu'ils n'ont pas changé de formule, les deux simples exemples proposés ce soir-là ont eu sur moi un effet diamétralement opposé. En effet, à la pause, après le premier morceau j'ai hésité à quitter la salle. Après le second, je me suis finalement félicité de leur avoir laissé une deuxième chance. Le premier set m'est ainsi apparu particulièrement soporifique, avec des phrases naïves de Chris Abrahams au piano répétées à l'envi, sans jamais que n'en émerge la moindre petite aspérité qui accrocherait l'attention. Tony Buck à la batterie n'intervenait que de manière très parcimonieuse, coloriste minimaliste, ajoutant quelques virgules de-ci de-là au discours du pianiste, et évitant surtout toute dynamique rythmique qui aurait pu donner un peu d'allant au morceau. Lloyd Swanton, enfin, promenait sa contrebasse d'une manière qui semblait si peu articulée avec les interventions de ses acolytes, que cela finissait de saper tous les repères auxquels on aurait pu s'accrocher pour tenter de suivre avec intérêt la prestation du trio. A l'inverse, le second set réussissait, par l'effet d'un groove inéluctable construit patiemment, à transformer des éléments semblables à ceux de la première partie en tournerie rythmique entêtante. Ce qui leur faisait défaut au début avait en fait pour nom densité. Plus présents les uns aux autres, avec un son plus fourni (archet vrombissant de Lloyd Swanton, foisonnement rythmique de Tony Buck), ils justifiaient enfin les louanges lues auparavant et qui m'avaient conduit dans la salle ce soir-là. Toujours minimaliste, loin de tout effet accrocheur, le lent crescendo rythmique qui émergeait de leurs phrases entêtées avait un indéniable pouvoir hypnotique qui transformait les somnolences du premier set en un délicieux abandon de soi à la musique. Envoûtant.
Surnatural Orchestra - Profondo Rosso @ Maison de la Musique, Nanterre, dimanche 23 mars 2014
Le festival déborde du 9-3 pour faire une halte à deux pas de chez moi en ce dimanche après-midi. Au programme, ciné-concert avec Profondo Rosso (Les frissons de l'angoisse en v.f.) de Dario Argento remis en musique par le Surnat'. Chef d’œuvre du giallo, sorte de blaxploitation à l'italienne mêlant enquêtes policières et épouvante, il est profondément rouge par le sang versé à l'écran comme par son époque marquée par la violence politique. Cela transparaît clairement dans cette version "commentée" où, au-delà de la musique proposée, les principaux dialogues laissés à entendre et les interventions extra-filmiques du comédien Hanno Baumfelder ont un contenu fortement politique. Ce dernier, avec une habileté comique remarquable, fait passer, l'air de rien, tout le contexte idéologique de l'époque - celle de l'assassinat de Pasolini la même année, 1975, que la sortie de ce film - par ses interventions. Les tensions du scénario et de l'époque portent l'orchestre à incandescence à bien des moments, avec des airs de fanfare free, entre le Liberation Music Orchestra de Charlie Haden et Carla Bley et les maîtres italiens de la musique de film, Ennio Morricone en tête (mais revue par une génération biberonnée à sa relecture par John Zorn). L'enquête policière avance ainsi au rythme effréné d'une partition particulièrement dynamique qui ne cherche pas à appuyer ce qu'il y a à l'image, mais bien à proposer un autre niveau de lecture au film. Et c'est franchement réussi.
Tomeka Reid Quartet / Charles Tolliver's Music Inc. @ Salle Pablo Neruda, Bobigny, vendredi 4 avril 2014
La première partie de ce concert devait accueillir l'Ice Crystal Quartet de Nicole Mitchell, auteur d'un magnifique disque qui figurait dans mon top 10 de l'année dernière. Malheureusement, la flutiste chicagoane a dû annuler sa venue au festival pour des raisons personnelles. Le programme n'a toutefois pas été complètement chamboulé puisque les trois musiciens qui devaient l'entourer sont venus, accompagnés par une autre musicienne originaire de la Windy City, habituée du répertoire de la flutiste, la violoncelliste Tomeka Reid. Sur un répertoire composé par les quatre membres du quartet, débuté par deux compositions de la grande absente de la soirée, ce groupe inédit a proposé une performance éblouissante, pleine de vie, de couleurs, de dynamisme. Il faut dire que, si sous cette forme, leur association est à ma connaissance inédite, les quatre membres de ce quartet éphémère se sont déjà côtoyés, par exemple au sein du nonet Living by Lanterns vu l'année dernière au Quai Branly. Jason Adasiewicz (vibraphone), Joshua Abrams (contrebasse) et Tomas Fujiwara (batterie) sont ainsi des maîtres dans leur manière de donner beaucoup de relief à des compositions chatoyantes, sur lesquelles chacun peut briller, par quelques intenses solos mais surtout par une dynamique orchestrale d'ensemble admirable pour une petite formation. Jason Adasiewicz m'impressionne particulièrement, arrivant à me faire oublier mes habituelles réticences face au vibraphone. Avec lui, l'instrument devient un terrain de jeu aux sonorités enchanteresses, aussi bien dans des passages rythmiques extrêmement denses que dans des développements oniriques qui se marient à merveilles aux délicats accents blues du violoncelle de Tomeka Reid. Tomas Fujiwara, habituel complice de Taylor Ho Bynum ou Mary Halvorson, s'immisce parfaitement dans cette réunion de chicagoans, promenant son habituelle et subtile classe rythmique au cours de compositions variées, mais toutes marquées par un sens appuyé de la narration dynamique. On ressort de leur performance plein d'allégresse, un peu moins déçu du forfait de Nicole Mitchell.
La seconde partie de la soirée voyait Charles Tolliver, trompettiste aperçu lors du dernier concert parisien d'Andrew Hill, à la tête d'une version rajeunie de son groupe Music Inc., formé à la fin des années 60. Le répertoire de ce groupe mêle un jazz issu du hard bop et des développements modaux de l'époque à une approche rythmique plus directement héritée de la soul et du funk. Charles Tolliver déploie ainsi de puissantes phrases pour démarrer tous les morceaux de la soirée avant de laisser beaucoup de place à ses sidemen. Le pianiste Theo Hill évoque McCoy Tyner dans ses enchaînements d'accords dynamiques quand le guitariste Bruce Edwards promène son goût pour le rhythm'n'blues au cours de longs développements soutenus par la paire rythmique formée de Gene Jackson (dms) et Devin Starks (cb). Tous les morceaux se ressemblent un peu, avec des interventions du trompettiste en ouverture et en clôture, et un jeu puissant sans interruption de ses acolytes. Cela manque de respiration. On a l'impression de courir un sprint sur la durée d'un semi-marathon, ce qui finit par être épuisant. Si, sur le papier, l'esthétique proposée pouvait paraître alléchante, son exécution stéréoïdée gâche le plaisir. On préfère alors rester sur le souvenir de la première partie, l'un des plus beaux concerts de ce début d'année 2014.
Cela fait longtemps que leur nom apparaît régulièrement dans la presse anglo-saxonne dédiée aux musiques aventureuses (The Wire, Signal to Noise...). J'allais donc avec une certaine curiosité à ce rare concert parisien du trio australien, formé en 1987, sans n'avoir jamais rien entendu de leur part. La forme ne surprend pas - deux morceaux d'une heure chacun - quand on sait que tous leurs disques et concerts sont construits de la même façon, autour de motifs répétitifs déployés sur une longue durée. Mais de la théorie à la pratique, on découvre que si cela fait vingt-cinq ans qu'ils n'ont pas changé de formule, les deux simples exemples proposés ce soir-là ont eu sur moi un effet diamétralement opposé. En effet, à la pause, après le premier morceau j'ai hésité à quitter la salle. Après le second, je me suis finalement félicité de leur avoir laissé une deuxième chance. Le premier set m'est ainsi apparu particulièrement soporifique, avec des phrases naïves de Chris Abrahams au piano répétées à l'envi, sans jamais que n'en émerge la moindre petite aspérité qui accrocherait l'attention. Tony Buck à la batterie n'intervenait que de manière très parcimonieuse, coloriste minimaliste, ajoutant quelques virgules de-ci de-là au discours du pianiste, et évitant surtout toute dynamique rythmique qui aurait pu donner un peu d'allant au morceau. Lloyd Swanton, enfin, promenait sa contrebasse d'une manière qui semblait si peu articulée avec les interventions de ses acolytes, que cela finissait de saper tous les repères auxquels on aurait pu s'accrocher pour tenter de suivre avec intérêt la prestation du trio. A l'inverse, le second set réussissait, par l'effet d'un groove inéluctable construit patiemment, à transformer des éléments semblables à ceux de la première partie en tournerie rythmique entêtante. Ce qui leur faisait défaut au début avait en fait pour nom densité. Plus présents les uns aux autres, avec un son plus fourni (archet vrombissant de Lloyd Swanton, foisonnement rythmique de Tony Buck), ils justifiaient enfin les louanges lues auparavant et qui m'avaient conduit dans la salle ce soir-là. Toujours minimaliste, loin de tout effet accrocheur, le lent crescendo rythmique qui émergeait de leurs phrases entêtées avait un indéniable pouvoir hypnotique qui transformait les somnolences du premier set en un délicieux abandon de soi à la musique. Envoûtant.
Surnatural Orchestra - Profondo Rosso @ Maison de la Musique, Nanterre, dimanche 23 mars 2014
Le festival déborde du 9-3 pour faire une halte à deux pas de chez moi en ce dimanche après-midi. Au programme, ciné-concert avec Profondo Rosso (Les frissons de l'angoisse en v.f.) de Dario Argento remis en musique par le Surnat'. Chef d’œuvre du giallo, sorte de blaxploitation à l'italienne mêlant enquêtes policières et épouvante, il est profondément rouge par le sang versé à l'écran comme par son époque marquée par la violence politique. Cela transparaît clairement dans cette version "commentée" où, au-delà de la musique proposée, les principaux dialogues laissés à entendre et les interventions extra-filmiques du comédien Hanno Baumfelder ont un contenu fortement politique. Ce dernier, avec une habileté comique remarquable, fait passer, l'air de rien, tout le contexte idéologique de l'époque - celle de l'assassinat de Pasolini la même année, 1975, que la sortie de ce film - par ses interventions. Les tensions du scénario et de l'époque portent l'orchestre à incandescence à bien des moments, avec des airs de fanfare free, entre le Liberation Music Orchestra de Charlie Haden et Carla Bley et les maîtres italiens de la musique de film, Ennio Morricone en tête (mais revue par une génération biberonnée à sa relecture par John Zorn). L'enquête policière avance ainsi au rythme effréné d'une partition particulièrement dynamique qui ne cherche pas à appuyer ce qu'il y a à l'image, mais bien à proposer un autre niveau de lecture au film. Et c'est franchement réussi.
Tomeka Reid Quartet / Charles Tolliver's Music Inc. @ Salle Pablo Neruda, Bobigny, vendredi 4 avril 2014
La première partie de ce concert devait accueillir l'Ice Crystal Quartet de Nicole Mitchell, auteur d'un magnifique disque qui figurait dans mon top 10 de l'année dernière. Malheureusement, la flutiste chicagoane a dû annuler sa venue au festival pour des raisons personnelles. Le programme n'a toutefois pas été complètement chamboulé puisque les trois musiciens qui devaient l'entourer sont venus, accompagnés par une autre musicienne originaire de la Windy City, habituée du répertoire de la flutiste, la violoncelliste Tomeka Reid. Sur un répertoire composé par les quatre membres du quartet, débuté par deux compositions de la grande absente de la soirée, ce groupe inédit a proposé une performance éblouissante, pleine de vie, de couleurs, de dynamisme. Il faut dire que, si sous cette forme, leur association est à ma connaissance inédite, les quatre membres de ce quartet éphémère se sont déjà côtoyés, par exemple au sein du nonet Living by Lanterns vu l'année dernière au Quai Branly. Jason Adasiewicz (vibraphone), Joshua Abrams (contrebasse) et Tomas Fujiwara (batterie) sont ainsi des maîtres dans leur manière de donner beaucoup de relief à des compositions chatoyantes, sur lesquelles chacun peut briller, par quelques intenses solos mais surtout par une dynamique orchestrale d'ensemble admirable pour une petite formation. Jason Adasiewicz m'impressionne particulièrement, arrivant à me faire oublier mes habituelles réticences face au vibraphone. Avec lui, l'instrument devient un terrain de jeu aux sonorités enchanteresses, aussi bien dans des passages rythmiques extrêmement denses que dans des développements oniriques qui se marient à merveilles aux délicats accents blues du violoncelle de Tomeka Reid. Tomas Fujiwara, habituel complice de Taylor Ho Bynum ou Mary Halvorson, s'immisce parfaitement dans cette réunion de chicagoans, promenant son habituelle et subtile classe rythmique au cours de compositions variées, mais toutes marquées par un sens appuyé de la narration dynamique. On ressort de leur performance plein d'allégresse, un peu moins déçu du forfait de Nicole Mitchell.
La seconde partie de la soirée voyait Charles Tolliver, trompettiste aperçu lors du dernier concert parisien d'Andrew Hill, à la tête d'une version rajeunie de son groupe Music Inc., formé à la fin des années 60. Le répertoire de ce groupe mêle un jazz issu du hard bop et des développements modaux de l'époque à une approche rythmique plus directement héritée de la soul et du funk. Charles Tolliver déploie ainsi de puissantes phrases pour démarrer tous les morceaux de la soirée avant de laisser beaucoup de place à ses sidemen. Le pianiste Theo Hill évoque McCoy Tyner dans ses enchaînements d'accords dynamiques quand le guitariste Bruce Edwards promène son goût pour le rhythm'n'blues au cours de longs développements soutenus par la paire rythmique formée de Gene Jackson (dms) et Devin Starks (cb). Tous les morceaux se ressemblent un peu, avec des interventions du trompettiste en ouverture et en clôture, et un jeu puissant sans interruption de ses acolytes. Cela manque de respiration. On a l'impression de courir un sprint sur la durée d'un semi-marathon, ce qui finit par être épuisant. Si, sur le papier, l'esthétique proposée pouvait paraître alléchante, son exécution stéréoïdée gâche le plaisir. On préfère alors rester sur le souvenir de la première partie, l'un des plus beaux concerts de ce début d'année 2014.
lundi 3 février 2014
Dave Burrell & William Parker / Orchestre National de Jazz @ Espace Culturel André Malraux, Le Kremlin-Bicêtre, samedi 1er février 2014
Le festival Sons d'hiver se poursuivait samedi avec le concert inaugural du nouvel ONJ, dont les rênes ont été confiées jusqu'en 2017 à Olivier Benoit. Pour l'occasion tout le microcosme du jazz hexagonal avait fait le déplacement : musiciens, programmateurs, journalistes... et même quelques simples spectateurs comme moi. La première partie avait été confiée à un fidèle du festival (cela doit faire plus de dix ans qu'il est là chaque année), William Parker. Le contrebassiste retrouvait le pianiste Dave Burrell avec lequel il avait déjà pu échanger au sein de son orchestre dédié à la musique de Curtis Mayfield (vu à La Villette en 2006 par exemple). Loin des sonorités du soulman, les deux Américains ont proposé une suite ininterrompue, longue improvisation où la contrebasse vrombit en continu tandis que Dave Burrell jette en vrac des accords teintés de bleu dans la mêlée. Le caractère ininterrompu n'aide pas l'auditeur a trouvé une porte d'entrée dans cette musique assez abstraite - sans être pour autant déstructurée. Tout semble un peu monochrome, il n'y a pas de variation rythmique qui donnerait du relief à la performance. Du coup, on essaie de s'accrocher, on lutte pour maintenir l'attention, mais finalement on a le sentiment d'avoir laissé passer le train, sans avoir pu monter dedans. Dommage, surtout que Dave Burrell reste associé à l'un de mes disques préférés, Blasé d'Archie Shepp.
Après l'entracte, place donc au nouvel Orchestre National de Jazz. Le choix des musiciens opéré par Olivier Benoit nous faisait saliver d'avance. En effet, sur les onze membres de l'orchestre, il n'y en a que deux que je n'avais pas eu l'occasion de voir en concert jusqu'à présent, le trompettiste Fabrice Martinez et le tout jeune clarinettiste Jean Dousteyssier. Pour les autres, ce sont des valeurs sûres des musiques créatives d'aujourd'hui. On remarquera - et cela s'entendra à certains moments - qu'ils sont nombreux à avoir croisé la route de Marc Ducret ces dernières années, ce qui en dit long à la fois sur la centralité du guitariste et sur l'exigence musicale de ce nouvel ONJ. Pour ce premier concert du mandat d'Olivier Benoit, l'orchestre a joué une longue suite intitulée Paris. Il s'agit de la première étape du programme Europa que le directeur artistique souhaite développer tout au long de son passage à la tête de l'ensemble. Berlin et Rome devraient suivre. Portraits de villes, ce programme cherche à capter les climats musicaux qui émergent des grandes métropoles européennes, loin de toute volonté patrimoniale. Pour Paris, Olivier Benoit n'a eu en quelques sortes qu'à faire la synthèse des parcours croisés des membres de l'orchestre, tous actifs sur la scène parisienne. On entendra ainsi comme des échos de quelques grandes formations essentielles de ces dernières années comme Radiation 10 (Hugues Mayot et Fidel Fourneyron en partage), comme Le Sens de la Marche de Marc Ducret (Bruno Chevillon, Eric Echampard, Paul Brousseau et Hugues Mayot en commun) ou comme le Circum Grand Orchestra lillois, auquel Olivier Benoit participe activement.
La musique de l'ONJ partage ainsi avec ces ensembles des préoccupations esthétiques typiques de la génération des trentenaires et quadra du jazz hexagonal : soit un jazz nourri de minimalisme, de rock tendances prog et métal, rythmiquement structuré par les expériences post-Steve Coleman et la rigidité des machines, tout en maintenant vivace un héritage free et bruitiste qui permet de s'affranchir sans cesse de ses propres carcans. Pas étonnant d'entendre ainsi, sur quasiment toute la durée du concert, un rythme qui semble issu d'une composition de Steve Reich parcourir les différents pupitres les uns après les autres dans un tourbillon obsessionnel qui fait le lien entre les différents climats parcourus.
Le dispositif scénique place la rythmique un peu surélevée en arrière. Olivier Benoit (g) et Bruno Chevillon (cb, elb) encadrent ainsi Eric Echampard (dms) qui trône au centre du dispositif. Mêmes s'ils ne jouent pas tous en permanence, on ressort du concert avec un tel foisonnement rythmique dans la tête, que leur rôle est vraiment primordial dans la propulsion du morceau (qui donne, effectivement, l'impression d'avancer - ou, peut-être, de parcourir les rues de Paris, mais plutôt de façon motorisée alors). Les claviers sont disposés à chaque extrémité de la scène. Sur la gauche, Sophie Agnel oscille au grand piano entre soutien rythmique répétitif et grandes déflagrations bruitistes, accentuées par sa maîtrise sans faille des techniques étendues. Sur la droite, Paul Brousseau jouent avec ses claviers électriques, dans d'étonnants dédoublements rythmiques des interventions du piano ou dans des ornementations percussives très liquides qui offrent de beaux écrins aux souffleurs. Enfin, sur le devant de la scène sont alignés les instruments mélodiques avec, de gauche à droite, Théo Ceccaldi (vln, vla), Jean Dousteyssier (cl, bcl), Hugues Mayot (as), Alexandra Grimal (ts, ss), Fabrice Martinez (tp) et Fidel Fourneyron (tb, tuba). Soient de nombreuses possibilités offertes à l'orchestre de briller, en alternant avec bonheur les passages collectifs surpuissants et les combinaisons sonores plus intimes à quelques uns. La musique de Paris offre ainsi beaucoup de relief, sans jamais perdre le lien rythmique qui unifie cette longue suite.
Après la démarche parfois un peu trop "revisiteuse" (en tout cas à mon goût) du précédent ONJ, on découvre avec plaisir les ambitions d'Olivier Benoit comme compositeur, soucieux dès le départ d'inscrire l'orchestre dans une confluence des présents des musiques créatives. Et, vu le résultat enthousiasmant dès leur premier concert, la suite promet déjà beaucoup !
A lire dans les archives : Sophie Agnel et Olivier Benoit en trio avec Daunik Lazro en 2006.
Après l'entracte, place donc au nouvel Orchestre National de Jazz. Le choix des musiciens opéré par Olivier Benoit nous faisait saliver d'avance. En effet, sur les onze membres de l'orchestre, il n'y en a que deux que je n'avais pas eu l'occasion de voir en concert jusqu'à présent, le trompettiste Fabrice Martinez et le tout jeune clarinettiste Jean Dousteyssier. Pour les autres, ce sont des valeurs sûres des musiques créatives d'aujourd'hui. On remarquera - et cela s'entendra à certains moments - qu'ils sont nombreux à avoir croisé la route de Marc Ducret ces dernières années, ce qui en dit long à la fois sur la centralité du guitariste et sur l'exigence musicale de ce nouvel ONJ. Pour ce premier concert du mandat d'Olivier Benoit, l'orchestre a joué une longue suite intitulée Paris. Il s'agit de la première étape du programme Europa que le directeur artistique souhaite développer tout au long de son passage à la tête de l'ensemble. Berlin et Rome devraient suivre. Portraits de villes, ce programme cherche à capter les climats musicaux qui émergent des grandes métropoles européennes, loin de toute volonté patrimoniale. Pour Paris, Olivier Benoit n'a eu en quelques sortes qu'à faire la synthèse des parcours croisés des membres de l'orchestre, tous actifs sur la scène parisienne. On entendra ainsi comme des échos de quelques grandes formations essentielles de ces dernières années comme Radiation 10 (Hugues Mayot et Fidel Fourneyron en partage), comme Le Sens de la Marche de Marc Ducret (Bruno Chevillon, Eric Echampard, Paul Brousseau et Hugues Mayot en commun) ou comme le Circum Grand Orchestra lillois, auquel Olivier Benoit participe activement.
La musique de l'ONJ partage ainsi avec ces ensembles des préoccupations esthétiques typiques de la génération des trentenaires et quadra du jazz hexagonal : soit un jazz nourri de minimalisme, de rock tendances prog et métal, rythmiquement structuré par les expériences post-Steve Coleman et la rigidité des machines, tout en maintenant vivace un héritage free et bruitiste qui permet de s'affranchir sans cesse de ses propres carcans. Pas étonnant d'entendre ainsi, sur quasiment toute la durée du concert, un rythme qui semble issu d'une composition de Steve Reich parcourir les différents pupitres les uns après les autres dans un tourbillon obsessionnel qui fait le lien entre les différents climats parcourus.
Le dispositif scénique place la rythmique un peu surélevée en arrière. Olivier Benoit (g) et Bruno Chevillon (cb, elb) encadrent ainsi Eric Echampard (dms) qui trône au centre du dispositif. Mêmes s'ils ne jouent pas tous en permanence, on ressort du concert avec un tel foisonnement rythmique dans la tête, que leur rôle est vraiment primordial dans la propulsion du morceau (qui donne, effectivement, l'impression d'avancer - ou, peut-être, de parcourir les rues de Paris, mais plutôt de façon motorisée alors). Les claviers sont disposés à chaque extrémité de la scène. Sur la gauche, Sophie Agnel oscille au grand piano entre soutien rythmique répétitif et grandes déflagrations bruitistes, accentuées par sa maîtrise sans faille des techniques étendues. Sur la droite, Paul Brousseau jouent avec ses claviers électriques, dans d'étonnants dédoublements rythmiques des interventions du piano ou dans des ornementations percussives très liquides qui offrent de beaux écrins aux souffleurs. Enfin, sur le devant de la scène sont alignés les instruments mélodiques avec, de gauche à droite, Théo Ceccaldi (vln, vla), Jean Dousteyssier (cl, bcl), Hugues Mayot (as), Alexandra Grimal (ts, ss), Fabrice Martinez (tp) et Fidel Fourneyron (tb, tuba). Soient de nombreuses possibilités offertes à l'orchestre de briller, en alternant avec bonheur les passages collectifs surpuissants et les combinaisons sonores plus intimes à quelques uns. La musique de Paris offre ainsi beaucoup de relief, sans jamais perdre le lien rythmique qui unifie cette longue suite.
Après la démarche parfois un peu trop "revisiteuse" (en tout cas à mon goût) du précédent ONJ, on découvre avec plaisir les ambitions d'Olivier Benoit comme compositeur, soucieux dès le départ d'inscrire l'orchestre dans une confluence des présents des musiques créatives. Et, vu le résultat enthousiasmant dès leur premier concert, la suite promet déjà beaucoup !
A lire dans les archives : Sophie Agnel et Olivier Benoit en trio avec Daunik Lazro en 2006.
lundi 27 janvier 2014
High Priest - Waves / Wadada Leo Smith's Golden Quartet - Ten Freedom Summers @ Théâtre Jean Vilar, Vitry-sur-Seine, samedi 25 janvier 2014
Suite de Sons d'hiver, avec deux programmes inédits en Europe. High Priest (a.k.a. HPrizm) d'Antipop Consortium s'associait tout d'abord à Wadada Leo Smith (tp), Steve Lehman (as) et David Virelles (p) pour un projet intitulé Waves. Les ondes en questions sont celles des traitements par électrochocs qui furent utilisés pour "soigner" Bud Powell et qui eurent surtout pour conséquence de lui bousiller le cerveau et en particulier la mémoire. L'argumentaire du programme associe Thelonious Monk à l'hommage, et étend les "ondes" aux diverses méthodes de répression de la différence (raciale, musicale...) qu'eurent à subir les musiciens noirs dans les années 40 et 50. On n'est pas loin de l’étymologie (reconstruite) du terme be bop qui veut y voir une onomatopée désignant le son de la matraque policière sur la tête des noirs. Un vidéaste, Emmanuel Pidre, accompagne le groupe et diffuse sur une toile blanche accrochée en fond de scène des portraits de Bud et Monk en recomposition permanente. Si les références aux deux pianistes sont donc explicites, la musique proposée n'a en revanche qu'un très lointain rapport avec l'esthétique bop. Il s'agit bien d'une œuvre actuelle, qui fait appel aux particularités sonores des musiciens rassemblés.
Concepteur du projet, High Priest est l'architecte du groupe. Il construit des beats digitaux à l'aide de samples et de claviers, dans une esthétique voisine de l’électro-rap d'Antipop. Sur ce fond sonore martial, Steve Lehman sature l'air de zébrures nerveuses, tirant profit de la sonorité acide du sax alto. Leo Smith intervient moins régulièrement, mais propose de puissants solos, au son très mat, qui transpercent le mur de percussions digitales. David Virelles intervient par nappes pour accroître la densité sonore de l'ensemble. Ces différents ingrédients dessinent une musique assez éprouvante, constamment urgente, nerveuse, dense, qui ne s'autorise aucun répit. Si l'esthétique proposée nous interpelle, elle a aussi le don de nous épuiser à force. Mais, pour mieux accentuer sa dimension dénonciatrice, c'est sans doute voulu.
La seconde partie était tout aussi ouvertement politique et la musique tout aussi exigeante. Wadada Leo Smith, à la tête de son Golden Quartet, proposait des pièces issues de son ambitieux cycle de compositions Ten Freedom Summers. Ces dix étés font référence à la décennie de luttes (1954-1964) qui précéda l'adoption du Civil Rights Act. Leo Smith a donc composé une série de morceaux illustrant des moments clés ou peignant le portait de figures phare de cette période (d'Emmett Till à Rosa Parks, des neuf de Little Rock à Fannie Lou Hamer). Comme pour la première partie, si le propos fait référence à une époque bien précise, le but n'est pas de s'inspirer de la musique de ces années-là, mais bien de proposer une œuvre inédite. Accompagné par Anthony Davis au piano, Pheeroan AkLaff à la batterie et Ashley Walters au violoncelle (celle-ci, issue d'un quatuor à cordes spécialisé dans la musique contemporaine, remplaçait le bassiste John Lindberg, au repos forcé après une mauvaise chute), le trompettiste a déployé deux longues suites et un dernier morceau plus court, puisant autant dans le free jazz (pour le geste dans l'instant) que dans la musique contemporaine (pour la forme dans la durée). Face à l'absence persistante de swing, un bon quart de la salle est parti avant la conclusion de la soirée. Ils eurent bien tort, parce que dès lors qu'on acceptait de hisser son attention au niveau d’exigence musical voulu par le compositeur, l’œuvre révélait sa profonde beauté, parcourue de solos inspirés de chacun des interprètes, ne s'interdisant pas de groover dans certains passages en fin de concert, et surtout laissant entrevoir une grande spiritualité illustrée par l'engagement constant de chaque musicien pour servir une œuvre aux dimensions aussi larges.
Difficile de résumer et de caractériser une musique qui échappe de la sorte aux catégories préétablies. Elle laisse une grande place aux solistes, qui s'approchent plus du quatuor de musique de chambre que du quartet de jazz traditionnel, mais se rappelle néanmoins par moment l'importance de la tradition issue du blues dans la lutte contre la ségrégation, et le geste collectif qui y est lié. Ambitieuse, audacieuse, exigeante de prime abord, la musique finit par se révéler particulièrement humaniste, en accord avec le message qu'elle souhaite porter. A hauteur d'interprète. A l'échelle humaine.
Concepteur du projet, High Priest est l'architecte du groupe. Il construit des beats digitaux à l'aide de samples et de claviers, dans une esthétique voisine de l’électro-rap d'Antipop. Sur ce fond sonore martial, Steve Lehman sature l'air de zébrures nerveuses, tirant profit de la sonorité acide du sax alto. Leo Smith intervient moins régulièrement, mais propose de puissants solos, au son très mat, qui transpercent le mur de percussions digitales. David Virelles intervient par nappes pour accroître la densité sonore de l'ensemble. Ces différents ingrédients dessinent une musique assez éprouvante, constamment urgente, nerveuse, dense, qui ne s'autorise aucun répit. Si l'esthétique proposée nous interpelle, elle a aussi le don de nous épuiser à force. Mais, pour mieux accentuer sa dimension dénonciatrice, c'est sans doute voulu.
La seconde partie était tout aussi ouvertement politique et la musique tout aussi exigeante. Wadada Leo Smith, à la tête de son Golden Quartet, proposait des pièces issues de son ambitieux cycle de compositions Ten Freedom Summers. Ces dix étés font référence à la décennie de luttes (1954-1964) qui précéda l'adoption du Civil Rights Act. Leo Smith a donc composé une série de morceaux illustrant des moments clés ou peignant le portait de figures phare de cette période (d'Emmett Till à Rosa Parks, des neuf de Little Rock à Fannie Lou Hamer). Comme pour la première partie, si le propos fait référence à une époque bien précise, le but n'est pas de s'inspirer de la musique de ces années-là, mais bien de proposer une œuvre inédite. Accompagné par Anthony Davis au piano, Pheeroan AkLaff à la batterie et Ashley Walters au violoncelle (celle-ci, issue d'un quatuor à cordes spécialisé dans la musique contemporaine, remplaçait le bassiste John Lindberg, au repos forcé après une mauvaise chute), le trompettiste a déployé deux longues suites et un dernier morceau plus court, puisant autant dans le free jazz (pour le geste dans l'instant) que dans la musique contemporaine (pour la forme dans la durée). Face à l'absence persistante de swing, un bon quart de la salle est parti avant la conclusion de la soirée. Ils eurent bien tort, parce que dès lors qu'on acceptait de hisser son attention au niveau d’exigence musical voulu par le compositeur, l’œuvre révélait sa profonde beauté, parcourue de solos inspirés de chacun des interprètes, ne s'interdisant pas de groover dans certains passages en fin de concert, et surtout laissant entrevoir une grande spiritualité illustrée par l'engagement constant de chaque musicien pour servir une œuvre aux dimensions aussi larges.
Difficile de résumer et de caractériser une musique qui échappe de la sorte aux catégories préétablies. Elle laisse une grande place aux solistes, qui s'approchent plus du quatuor de musique de chambre que du quartet de jazz traditionnel, mais se rappelle néanmoins par moment l'importance de la tradition issue du blues dans la lutte contre la ségrégation, et le geste collectif qui y est lié. Ambitieuse, audacieuse, exigeante de prime abord, la musique finit par se révéler particulièrement humaniste, en accord avec le message qu'elle souhaite porter. A hauteur d'interprète. A l'échelle humaine.
samedi 25 janvier 2014
Anthony Davis Solo / Roscoe Mitchell Trio @ Auditorium Jean-Pierre Miquel, Vincennes, vendredi 24 janvier 2014
Début de l'édition 2014 du festival Sons d'hiver hier soir avec une affiche au parfum d'AACM. En première partie, une rare apparition d'Anthony Davis en solo, avant sa participation au Golden Quartet de Wadada Leo Smith ce soir-même. Je connais jusqu'ici assez peu l’œuvre du pianiste, n'ayant que peu de disques sur lesquels il apparaît (principalement aux côtés de Leo Smith, et pour un duo avec Jason Robinson paru sur Clean Feed en 2010). De ses grandes pièces orchestrales des années 80 ou de son activité de compositeur d'opéra qui l'occupe depuis une vingtaine d'années, je n'ai fait que lire de-ci de-là quelques bribes d'informations. C'est donc avec une vraie curiosité que j'allais à ce concert.
Anthony Davis commence par une longue pièce en forme de variations autour d'un thème aux accents blues, marqué par un ostinato dans les aigus maintenu par la main droite tandis que de sa main gauche il développe un jeu très liquide, aux sonorités aquatiques qui évoquent parfois le son d'un métallophone. On sent dans son jeu à la fois une grande liberté clairement issue du free jazz et un souci de la forme. Il ne s'agit pas juste d'improviser jusqu'à avoir épuisé les possibilités de variations, le morceau doit aussi apparaître comme une solide composition, construite progressivement, pour que la conclusion en révèle la structure. Anthony Davis alterne ces instant compositions et des morceaux plus courts à l'écriture plus traditionnelle, qui puisent leur vocabulaire dans un jazz moderne nourri de standards. Pendant une heure, le pianiste parcourt ainsi une musique aux influences larges, notamment du côté de la musique contemporaine, mais qui conserve néanmoins une dette évidente envers toute une tradition du piano jazz issue d'Ellington.
Instant composition, c'est aussi une expression qui définit bien la musique du trio assemblé par Roscoe Mitchell. Le saxophoniste de l'Art Ensemble of Chicago y côtoie le trompettiste Hugh Ragin et le batteur (mais aussi pianiste et tromboniste) Tyshawn Sorey. Le trio commence d'ailleurs par un dialogue pointilliste entre trois instruments à vent (soprano, trombone, trompette). Les musiciens jouent sur les infrasons, le souffle et de brèves saillies désordonnées. Début assez aride. Progressivement, on se rend néanmoins compte qu'ils sont en fait en train de poser les bases, éparpillées, désassemblées, de ce qui va suivre. Tyshawn Sorey abandonne le trombone, frappe quelques coups de cymbales en passant, puis va s'assoir au piano. Le voyage peut commencer. Le discours se densifie. Roscoe Mitchell, le visage émacié, le regard halluciné, a des allures fantomatiques. Quand il part en respiration circulaire, il donne l'impression d'être définitivement ailleurs. Ayant quitté le monde physique qui l'entoure, il n'est plus que tourbillon de sons. Cet abandon de lui-même inquiète les yeux mais ravit les oreilles. Au piano, Tyshawn Sorey plaque des accords resserrés, où se mêlent les héritages du blues, du free jazz, de la musique contemporaine et de sa propre approche de percussionniste. Hugh Ragin a un discours plus mélodique que ses acolytes, déployant de magnifiques solos qui irradient tout autant les denses passages à trois, que les beaux volumes de l'auditorium quand les deux autres se sont tus. A la batterie, Tyshawn Sorey n'utilise pas la grosse caisse, mais crée une vraie dramaturgie par sa capacité à ponctuer de quelques frappes minimales le dialogue des souffleurs, comme à accompagner par un intense crescendo sur les cymbales les tourbillons obsessionnels du saxophoniste. Alors que le début du concert laissait augurer d'une musique sobre, voire austère, on se laisse emporter par la puissance émotive qui s'échappe finalement du trio, maître de l'espace et du temps. En effet, on sent qu'ils ont pris le temps de dompter l'acoustique de la salle pour déployer un discours patiemment construit, porté par un vrai sens de la dramaturgie, aux dimensions quasi ritualistes. On en ressort alors conquis. Enchanté, au sens presque littéral du terme.
A lire dans les archives : Roscoe Mitchell en duo avec Matana Roberts en 2006 (déjà dans le cadre de Sons d'hiver) et Tyshawn Sorey en quartet en 2010.
Anthony Davis commence par une longue pièce en forme de variations autour d'un thème aux accents blues, marqué par un ostinato dans les aigus maintenu par la main droite tandis que de sa main gauche il développe un jeu très liquide, aux sonorités aquatiques qui évoquent parfois le son d'un métallophone. On sent dans son jeu à la fois une grande liberté clairement issue du free jazz et un souci de la forme. Il ne s'agit pas juste d'improviser jusqu'à avoir épuisé les possibilités de variations, le morceau doit aussi apparaître comme une solide composition, construite progressivement, pour que la conclusion en révèle la structure. Anthony Davis alterne ces instant compositions et des morceaux plus courts à l'écriture plus traditionnelle, qui puisent leur vocabulaire dans un jazz moderne nourri de standards. Pendant une heure, le pianiste parcourt ainsi une musique aux influences larges, notamment du côté de la musique contemporaine, mais qui conserve néanmoins une dette évidente envers toute une tradition du piano jazz issue d'Ellington.
Instant composition, c'est aussi une expression qui définit bien la musique du trio assemblé par Roscoe Mitchell. Le saxophoniste de l'Art Ensemble of Chicago y côtoie le trompettiste Hugh Ragin et le batteur (mais aussi pianiste et tromboniste) Tyshawn Sorey. Le trio commence d'ailleurs par un dialogue pointilliste entre trois instruments à vent (soprano, trombone, trompette). Les musiciens jouent sur les infrasons, le souffle et de brèves saillies désordonnées. Début assez aride. Progressivement, on se rend néanmoins compte qu'ils sont en fait en train de poser les bases, éparpillées, désassemblées, de ce qui va suivre. Tyshawn Sorey abandonne le trombone, frappe quelques coups de cymbales en passant, puis va s'assoir au piano. Le voyage peut commencer. Le discours se densifie. Roscoe Mitchell, le visage émacié, le regard halluciné, a des allures fantomatiques. Quand il part en respiration circulaire, il donne l'impression d'être définitivement ailleurs. Ayant quitté le monde physique qui l'entoure, il n'est plus que tourbillon de sons. Cet abandon de lui-même inquiète les yeux mais ravit les oreilles. Au piano, Tyshawn Sorey plaque des accords resserrés, où se mêlent les héritages du blues, du free jazz, de la musique contemporaine et de sa propre approche de percussionniste. Hugh Ragin a un discours plus mélodique que ses acolytes, déployant de magnifiques solos qui irradient tout autant les denses passages à trois, que les beaux volumes de l'auditorium quand les deux autres se sont tus. A la batterie, Tyshawn Sorey n'utilise pas la grosse caisse, mais crée une vraie dramaturgie par sa capacité à ponctuer de quelques frappes minimales le dialogue des souffleurs, comme à accompagner par un intense crescendo sur les cymbales les tourbillons obsessionnels du saxophoniste. Alors que le début du concert laissait augurer d'une musique sobre, voire austère, on se laisse emporter par la puissance émotive qui s'échappe finalement du trio, maître de l'espace et du temps. En effet, on sent qu'ils ont pris le temps de dompter l'acoustique de la salle pour déployer un discours patiemment construit, porté par un vrai sens de la dramaturgie, aux dimensions quasi ritualistes. On en ressort alors conquis. Enchanté, au sens presque littéral du terme.
A lire dans les archives : Roscoe Mitchell en duo avec Matana Roberts en 2006 (déjà dans le cadre de Sons d'hiver) et Tyshawn Sorey en quartet en 2010.
dimanche 19 janvier 2014
Didier Levallet Quintet / Bonacina, Simcock, Benita @ La Dynamo, samedi 18 janvier 2014
Retour à la Dynamo, deux jours après le concert d'Elina Duni, pour y retrouver avec bonheur le nouveau quintet emmené par Didier Levallet. J'avais eu l'occasion de voir le groupe une première fois en septembre dernier, à l'occasion d'un concert en plein air donné dans le cadre du festival Jazz in Rueil, et me faisais une joie de pouvoir l'apprécier à nouveau dans un cadre propice à une écoute attentive - proximité de la scène et acoustique dédiée à ce type de musique.
Après dix ans passés à la tête de la scène nationale de Montbéliard, Didier Levallet revient donc arpenter les scènes de France avec un nouveau groupe qui associe un complice de longue date - le batteur François Laizeau - et trois voix qui ont émergé cette dernière décennie - Céline Bonacina aux saxophones baryton et alto, Airelle Besson à la trompette et Sylvaine Hélary aux flûtes. L'alliance des timbres entre baryton, trompette et flûte traversière n'est a priori pas évidente, mais la science harmonique de Didier Levallet fait de véritables merveilles à partir de ces "voix croisées" (titre du disque du groupe, qui fait partie de mon top ten 2013). Les compositions - pour la plupart écrites pour cette assemblée précise - allient avec délice un sens du groove subtil et toujours chantant (assuré avec vigueur par la contrebasse du leader) et des développements mélodiques qui doivent autant à la tradition française qu'aux formes du jazz contemporain. La présence de trois instruments à vent aux tonalités très différentes donne une grande largeur aux thèmes, qui se déploient aussi bien horizontalement (solos vifs et précis de chacune des trois interprètes) que verticalement (beau travail harmonique dans les passages a tutti).
Les titres de la plupart des morceaux ont des résonances littéraires, à commencer par Le dur désir de durer, emprunté à Paul Eluard, et il n'y a donc rien d'étonnant d'y retrouver une volonté narrative affirmée. Il y a un début, un développement, une conclusion - le quintet nous raconte des histoires, et s'attache à maîtriser la forme du discours. Pas d’esbroufe inutile, l'écoute de l'autre et la recherche d'une sonorité singulière, propre à cet ensemble, sont au cœur de la démarche des musiciens. Et, si l'on peut mettre en avant, tour à tour, tel(le) ou tel(le) soliste, il ne faut pas y voir une remise en cause de l'impression première de forte cohérence et de complémentarité qui animent l'orchestre. Malgré tout, il y a aussi un vrai plaisir à retrouver deux musiciennes que l'on a déjà pu apprécier à de nombreuses reprises dans d'autres contextes, et qui brillent particulièrement par leurs solos sur ce beau matériau mélodique : la sonorité très pure d'Airelle Besson et la légèreté aérienne de Sylvaine Hélary donnent une dimension d'espace infini qui compte beaucoup dans la joie que ne manque de procurer cette musique.
Fort de ce bel orchestre, Didier Levallet s'autorise également à revisiter certains thèmes plus anciens, écrits pour d'autres contextes, tel ce Blue Berlin Tango, déambulation curieuse dans une ville encore coupée en deux, ou l'hymne final O.A.C. en hommage à trois figures tutélaires de la free music (Ornette Coleman, Albert Ayler et Charles Tyler). De quoi tout simplement souhaiter une longue vie à cette association d'idées et de personnalités, riche de bien des possibles.
Le deuxième set voyait Céline Bonacina revenir sur scène accompagnée du pianiste anglais Gwilym Simcock et du contrebassiste Michel Benita - là aussi pour une association assez récente. Si je connaissais déjà assez bien Airelle Besson et Sylvaine Hélary, ma rencontre avec la saxophoniste s'est faite à l'occasion de ces "voix croisées", et j'étais donc curieux de pouvoir l'écouter sur un autre répertoire. Le trio a joué deux compositions de chacun de ses membres, tout d'abord deux de Céline Bonacina, puis deux de Michel Benita et enfin deux de Gwilym Simcock. Alternant baryton et soprano, la saxophoniste parcourt des mélodies entraînantes, instillant quelques surprises sonores de ci de là, mais toujours dans un esprit narratif assumé. L'absence d'instrument percussif autorise une grande fluidité dans le passage de relais rythmique entre les trois instrumentistes qui fait tout l'intérêt de cette association. On pourra toutefois regretter l'ordre de passage des groupes, car la force mélodique des thèmes de Didier Levallet, bien incrustés dans la mémoire, fait du coup un peu écran à l'attention pour cette deuxième partie. Heureusement le dernier morceau, écrit par le pianiste pour accompagner deux danseurs, redonne des fourmis dans les jambes par son groove entêtant et permet de finir la soirée un large sourire en travers du visage.
Après dix ans passés à la tête de la scène nationale de Montbéliard, Didier Levallet revient donc arpenter les scènes de France avec un nouveau groupe qui associe un complice de longue date - le batteur François Laizeau - et trois voix qui ont émergé cette dernière décennie - Céline Bonacina aux saxophones baryton et alto, Airelle Besson à la trompette et Sylvaine Hélary aux flûtes. L'alliance des timbres entre baryton, trompette et flûte traversière n'est a priori pas évidente, mais la science harmonique de Didier Levallet fait de véritables merveilles à partir de ces "voix croisées" (titre du disque du groupe, qui fait partie de mon top ten 2013). Les compositions - pour la plupart écrites pour cette assemblée précise - allient avec délice un sens du groove subtil et toujours chantant (assuré avec vigueur par la contrebasse du leader) et des développements mélodiques qui doivent autant à la tradition française qu'aux formes du jazz contemporain. La présence de trois instruments à vent aux tonalités très différentes donne une grande largeur aux thèmes, qui se déploient aussi bien horizontalement (solos vifs et précis de chacune des trois interprètes) que verticalement (beau travail harmonique dans les passages a tutti).
Les titres de la plupart des morceaux ont des résonances littéraires, à commencer par Le dur désir de durer, emprunté à Paul Eluard, et il n'y a donc rien d'étonnant d'y retrouver une volonté narrative affirmée. Il y a un début, un développement, une conclusion - le quintet nous raconte des histoires, et s'attache à maîtriser la forme du discours. Pas d’esbroufe inutile, l'écoute de l'autre et la recherche d'une sonorité singulière, propre à cet ensemble, sont au cœur de la démarche des musiciens. Et, si l'on peut mettre en avant, tour à tour, tel(le) ou tel(le) soliste, il ne faut pas y voir une remise en cause de l'impression première de forte cohérence et de complémentarité qui animent l'orchestre. Malgré tout, il y a aussi un vrai plaisir à retrouver deux musiciennes que l'on a déjà pu apprécier à de nombreuses reprises dans d'autres contextes, et qui brillent particulièrement par leurs solos sur ce beau matériau mélodique : la sonorité très pure d'Airelle Besson et la légèreté aérienne de Sylvaine Hélary donnent une dimension d'espace infini qui compte beaucoup dans la joie que ne manque de procurer cette musique.
Fort de ce bel orchestre, Didier Levallet s'autorise également à revisiter certains thèmes plus anciens, écrits pour d'autres contextes, tel ce Blue Berlin Tango, déambulation curieuse dans une ville encore coupée en deux, ou l'hymne final O.A.C. en hommage à trois figures tutélaires de la free music (Ornette Coleman, Albert Ayler et Charles Tyler). De quoi tout simplement souhaiter une longue vie à cette association d'idées et de personnalités, riche de bien des possibles.
Le deuxième set voyait Céline Bonacina revenir sur scène accompagnée du pianiste anglais Gwilym Simcock et du contrebassiste Michel Benita - là aussi pour une association assez récente. Si je connaissais déjà assez bien Airelle Besson et Sylvaine Hélary, ma rencontre avec la saxophoniste s'est faite à l'occasion de ces "voix croisées", et j'étais donc curieux de pouvoir l'écouter sur un autre répertoire. Le trio a joué deux compositions de chacun de ses membres, tout d'abord deux de Céline Bonacina, puis deux de Michel Benita et enfin deux de Gwilym Simcock. Alternant baryton et soprano, la saxophoniste parcourt des mélodies entraînantes, instillant quelques surprises sonores de ci de là, mais toujours dans un esprit narratif assumé. L'absence d'instrument percussif autorise une grande fluidité dans le passage de relais rythmique entre les trois instrumentistes qui fait tout l'intérêt de cette association. On pourra toutefois regretter l'ordre de passage des groupes, car la force mélodique des thèmes de Didier Levallet, bien incrustés dans la mémoire, fait du coup un peu écran à l'attention pour cette deuxième partie. Heureusement le dernier morceau, écrit par le pianiste pour accompagner deux danseurs, redonne des fourmis dans les jambes par son groove entêtant et permet de finir la soirée un large sourire en travers du visage.
samedi 18 janvier 2014
Elina Duni Quartet @ La Dynamo, jeudi 16 janvier 2014
Premier concert de l'année 2014, dans un lieu familier, mais pour y découvrir des musiciens encore inédits à la scène en ce qui me concerne. Je notais dans mon précédent billet l'heureuse ouverture d'ECM aux musiciens de l'Est de l'Europe et, si je n'y citais pas Elina Duni, c'est que son premier disque pour le label allemand, Matanë Malit, était sorti en 2012. Séduit par ledit disque, je l'ai été tout autant par ce concert.
Elina Duni chante des mélodies albanaises et kosovares, accompagnée par un helvétique trio piano - contrebasse - batterie formé par Colin Vallon, Patrice Moret et Norbert Pfammatter. Ayant quitté l'Albanie avec ses parents alors qu'elle n'avait que dix ans, et vivant à Genève depuis, Elina Duni retourne vers ses racines balkaniques à l'aide de ses chansons, tout en maintenant une appréciable distance par rapport aux formes traditionnelles qui rend toute leur fraîcheur à ces mélodies. Elle arrive ainsi à conserver l'expressivité d'une chanson de mariage kosovare tout en évitant l’exubérance trop appuyée qui colle parfois aux relectures actualisées du répertoire balkanique. Servie par un impeccable trio qui ne cherche pas à se faire passer pour des musiciens du cru - on est loin des ornementations imitatives - ni à tirer les mélodies vers un folklore déraciné - la musique sert aussi à mettre en valeur les sonorités de la langue albanaise - Elina Duni habite avec subtilité et élégance des chansons d'amour, d'exil (nombreuses), de fêtes ou de lutte (une chanson des partisans anti-fascistes des années 30 transmise par son grand-père).
La chanteuse prend le temps, entre chaque morceau, d'en expliquer l'origine géographique - chanson des montagnes, des régions côtières, du Kosovo ou du Sud de l'Albanie - la forme originelle et le thème, et en traduit parfois les paroles. Elle raconte aussi par bribes l'histoire de sa famille - et donc de son pays - comme ce fameux grand-père maternel engagé à 12 ans dans les rangs des partisans, puis bâtisseur enthousiaste du nouveau régime au sortir de la guerre, avant de devenir écrivain dissident face au socialisme trop réel. Le thème de l'exil revient souvent, là aussi reflet d'une réalité partagée entre celle d'un pays de rudes montagnes trouvant leur échappatoire dans la mer ionienne et celle de sa propre histoire familiale.
La musique est parcourue d'éléments qu'on identifie, furtivement, comme des rythmiques issues de la musique turque, des traitements polyphoniques propres aux montagnes bulgares, des prouesses asymétriques présentes en Serbie, et pourtant cela ne ressemble pas à l'habituel traitement du folklore balkanique. Parce qu'Elina Duni a une justesse de ton et une précision rythmique qui donnent de la noblesse à ces mélodies anciennes, parce que les musiciens qui l'accompagnent sont attachés à y insuffler des développements propres au jazz européen contemporain, mais surtout parce que les sonorités de la langue albanaise ont un caractère envoûtant, subtil mélange de douceur et de rudesse, de mer et de montagnes, d'appel du large et d'enracinement profond.
Elina Duni réussit ainsi à proposer une musique qui lui est propre, débarrassée de tous les clichés du genre, qui aiguise fortement un goût du voyage pourtant déjà particulièrement développé. Il va falloir inscrire l'Albanie sur la liste des destinations à venir...
Elina Duni chante des mélodies albanaises et kosovares, accompagnée par un helvétique trio piano - contrebasse - batterie formé par Colin Vallon, Patrice Moret et Norbert Pfammatter. Ayant quitté l'Albanie avec ses parents alors qu'elle n'avait que dix ans, et vivant à Genève depuis, Elina Duni retourne vers ses racines balkaniques à l'aide de ses chansons, tout en maintenant une appréciable distance par rapport aux formes traditionnelles qui rend toute leur fraîcheur à ces mélodies. Elle arrive ainsi à conserver l'expressivité d'une chanson de mariage kosovare tout en évitant l’exubérance trop appuyée qui colle parfois aux relectures actualisées du répertoire balkanique. Servie par un impeccable trio qui ne cherche pas à se faire passer pour des musiciens du cru - on est loin des ornementations imitatives - ni à tirer les mélodies vers un folklore déraciné - la musique sert aussi à mettre en valeur les sonorités de la langue albanaise - Elina Duni habite avec subtilité et élégance des chansons d'amour, d'exil (nombreuses), de fêtes ou de lutte (une chanson des partisans anti-fascistes des années 30 transmise par son grand-père).
La chanteuse prend le temps, entre chaque morceau, d'en expliquer l'origine géographique - chanson des montagnes, des régions côtières, du Kosovo ou du Sud de l'Albanie - la forme originelle et le thème, et en traduit parfois les paroles. Elle raconte aussi par bribes l'histoire de sa famille - et donc de son pays - comme ce fameux grand-père maternel engagé à 12 ans dans les rangs des partisans, puis bâtisseur enthousiaste du nouveau régime au sortir de la guerre, avant de devenir écrivain dissident face au socialisme trop réel. Le thème de l'exil revient souvent, là aussi reflet d'une réalité partagée entre celle d'un pays de rudes montagnes trouvant leur échappatoire dans la mer ionienne et celle de sa propre histoire familiale.
La musique est parcourue d'éléments qu'on identifie, furtivement, comme des rythmiques issues de la musique turque, des traitements polyphoniques propres aux montagnes bulgares, des prouesses asymétriques présentes en Serbie, et pourtant cela ne ressemble pas à l'habituel traitement du folklore balkanique. Parce qu'Elina Duni a une justesse de ton et une précision rythmique qui donnent de la noblesse à ces mélodies anciennes, parce que les musiciens qui l'accompagnent sont attachés à y insuffler des développements propres au jazz européen contemporain, mais surtout parce que les sonorités de la langue albanaise ont un caractère envoûtant, subtil mélange de douceur et de rudesse, de mer et de montagnes, d'appel du large et d'enracinement profond.
Elina Duni réussit ainsi à proposer une musique qui lui est propre, débarrassée de tous les clichés du genre, qui aiguise fortement un goût du voyage pourtant déjà particulièrement développé. Il va falloir inscrire l'Albanie sur la liste des destinations à venir...
mardi 14 janvier 2014
Bilan 2013
Avant d'entamer la saison 2014, petit retour sur ce qui aura marqué mon année 2013 côté jazz.
Parmi les labels dont j'ai acheté au moins trois disques en 2013 (Ayler Records, Clean Feed, Cuneiform, Firehouse 12, Pi Recordings, Rune Grammofon, Songlines, Tzadik), je distinguerais l'un de ceux qui a pourtant le moins besoin de publicité tellement sa réputation n'est plus à faire : ECM. Mais le label munichois a su cette année habilement mêler les plaisirs, entre fidélités de longue date (Carla Bley, Charles Lloyd), ancrage plus récent dans la modernité new-yorkaise (Ralph Alessi, Tim Berne, Chris Potter, Craig Taborn) et ouverture vers de nouveaux vents d'Est (Lucian Ban, Iva Bittova). 8 disques, 8 réussites, et un renouvellement certain qui éloigne toujours et encore le label de la caricature qui en est parfois faite.
Trois musiciennes ont plus particulièrement marqué l'année 2013 pour moi, par leur production discographique comme par leur présence sur scène : Ingrid Laubrock, Kris Davis et Mary Halvorson. La saxophoniste allemande, la pianiste canadienne et la guitariste américaine sont tout d'abord apparues ensemble au sein du quintet mené par la première, sur un disque qui figure dans mon top 10 ci-dessous et pour un concert qui est lui dans mon top 5. La complémentarité de leurs lignes discontinues crée de subtils déséquilibres qui intriguent l'oreille avant de la séduire par l'originalité de leurs "voix croisées" (pour reprendre le titre d'un autre beau disque où se rencontrent trois voix féminines, cf. infra).
On retrouve Ingrid Laubrock chez chacune de ses collègues : sur le Capricorn Climber (Clean Feed) de Kris Davis (en quintet) et sur Illusionary Sea (Firehouse 12) de Mary Halvorson (en septet), mon disque 2013.
Kris Davis a aussi publié deux autres albums particulièrement intéressants cette année : Massive Threads (Thirsty Ear) en solo, et City of Asylum (Clean Feed) en trio sous le lead d'Eric Revis.
Quant à Mary Halvorson elle a approfondi en 2013 quelques relations au long cours : Echo Echo Mirror House (Victo) avec Anthony Braxton, Navigation (Firehouse 12) avec Taylor Ho Bynum, Hammered (Clean Feed) avec Ches Smith et Number Stations (Cuneiform) avec Curtis Hasselbring, tous très recommandables.
Enfin, outre leur concert commun évoqué plus haut, j'ai aussi eu l'occasion d'entendre Mary Halvorson et Ingrid Laubrock aux côtés d'Anthony Braxton à Lisbonne cet été, la saxophoniste avec le quartet de Luc Ex à Amsterdam cet automne, et la guitariste au sein de Living by Lanterns en février et avec son propre quintet en août. On les retrouve ainsi sans surprise dans 3 des 5 concerts qui m'ont le plus marqué cette année.
26 concerts vus cette année, dont 16 chroniqués. J'en retiens particulièrement :
1. Anthony Braxton Quartet @ Fundação Calouste Gulbenkian
2. Dave Douglas Quintet @ Sunside
3. Ingrid Laubrock's Anti-House @ La Dynamo
4. Electric Masada @ Fundação Calouste Gulbenkian
5. Living by Lanterns @ Musée du Quai Branly
J'aimerais bien faire original, être dans le renouveau, surprendre avec un illustre inconnu sorti de nulle part, mais impossible de résister aux charmes musicaux de la guitariste. Après avoir salué son Saturn Sings en 2010 et son Bending Bridges l'année dernière, je suis donc contraint de remettre la bostonienne en haut de la pile, d'autant plus qu'en passant du quintet au septet (par l'adjonction du ténor d'Ingrid Laubrock et du trombone de Jacob Garchik), Mary Halvorson prolonge de la plus belle des manières ses ambitions, renouvelant son écriture en trouvant des dynamiques orchestrales inédites à l'aide des quatre instruments à vent placés en première ligne (saxes alto et ténor, trompette et trombone). Et toujours cette sonorité de guitare acidulée, ultra-addictive.
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Label de l'année
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Musicien(nes) de l'année
Trois musiciennes ont plus particulièrement marqué l'année 2013 pour moi, par leur production discographique comme par leur présence sur scène : Ingrid Laubrock, Kris Davis et Mary Halvorson. La saxophoniste allemande, la pianiste canadienne et la guitariste américaine sont tout d'abord apparues ensemble au sein du quintet mené par la première, sur un disque qui figure dans mon top 10 ci-dessous et pour un concert qui est lui dans mon top 5. La complémentarité de leurs lignes discontinues crée de subtils déséquilibres qui intriguent l'oreille avant de la séduire par l'originalité de leurs "voix croisées" (pour reprendre le titre d'un autre beau disque où se rencontrent trois voix féminines, cf. infra).
Ingrid Laubrock @ Bimhuis, Amsterdam, novembre 2013
On retrouve Ingrid Laubrock chez chacune de ses collègues : sur le Capricorn Climber (Clean Feed) de Kris Davis (en quintet) et sur Illusionary Sea (Firehouse 12) de Mary Halvorson (en septet), mon disque 2013.
Kris Davis a aussi publié deux autres albums particulièrement intéressants cette année : Massive Threads (Thirsty Ear) en solo, et City of Asylum (Clean Feed) en trio sous le lead d'Eric Revis.
Quant à Mary Halvorson elle a approfondi en 2013 quelques relations au long cours : Echo Echo Mirror House (Victo) avec Anthony Braxton, Navigation (Firehouse 12) avec Taylor Ho Bynum, Hammered (Clean Feed) avec Ches Smith et Number Stations (Cuneiform) avec Curtis Hasselbring, tous très recommandables.
Enfin, outre leur concert commun évoqué plus haut, j'ai aussi eu l'occasion d'entendre Mary Halvorson et Ingrid Laubrock aux côtés d'Anthony Braxton à Lisbonne cet été, la saxophoniste avec le quartet de Luc Ex à Amsterdam cet automne, et la guitariste au sein de Living by Lanterns en février et avec son propre quintet en août. On les retrouve ainsi sans surprise dans 3 des 5 concerts qui m'ont le plus marqué cette année.
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Concerts de l'année
Electric Masada @ Fundação Gulbenkian, Lisbonne, août 2013
26 concerts vus cette année, dont 16 chroniqués. J'en retiens particulièrement :
1. Anthony Braxton Quartet @ Fundação Calouste Gulbenkian
2. Dave Douglas Quintet @ Sunside
3. Ingrid Laubrock's Anti-House @ La Dynamo
4. Electric Masada @ Fundação Calouste Gulbenkian
5. Living by Lanterns @ Musée du Quai Branly
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Disque de l'année
Mary Halvorson Septet - Illusionary Sea (Firehouse 12)
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Le reste du top 10 (par ordre alphabétique)
Darcy James Argue's Secret Society - Brooklyn Babylon (New Amsterdam)
Tim Berne's Snakeoil - Shadow Man (ECM)
Samuel Blaser's Consort in Motion - A Mirror to Machaut (Songlines)
Curtis Hasselbring - Number Stations (Cuneiform)
Ingrid Laubrock's Anti-House - Strong Place (Intakt)
Didier Levallet Quintet - Voix croisées (Evidence / Frémeaux & Associés)
Myra Melford - Life Carries Me This Way (Firehouse 12)
Nicole Mitchell's Ice Crystal - Aquarius (Delmark)
Craig Taborn Trio - Chants (ECM)
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