Deux groupes majuscules réunis sur la scène du festival Banlieues Bleues : relève américaine et Européens intemporels. Le sextet de Taylor Ho Bynum sert une écriture belle, intelligente, ludique et surprenante. J'avais déjà eu l'occasion - et la chance - d'y goûter l'été dernier à Saalfelden. Plaisir renouvelé. Le concert débute par un solo du cornettiste leader qui impressionne par sa technique de souffle continu. Au-delà de la performance physique, il y a surtout un discours qui, dans le dénuement du solo introductif, donne déjà toutes les indications sur ce qui va suivre : attachement aux flux et aux contrepoints, à la circulation du son et des idées, au souffle et aux murmures. Le sextet s'engage alors dans un morceau écrit en hommage à Bill Lowe, qui tient le pupitre du trombone basse et du tuba dans l'actuelle composition du groupe. On pouvait déjà entendre une version de ce morceau, Look Below, par le trio à la base du sextet sur l'excellent Asphalt Flowers Forking Paths (Hat Hut, 2008). Taylor Ho Bynum, Mary Halvorson (guitare) et Tomas Fujiwara (batterie) forment en effet la colonne vertébrale de cet ensemble dont les trois autres membres ont été renouvelés par rapport aux deux disques déjà sortis par le groupe. Il ne s'agit plus uniquement de l'expression d'une jeunesse brooklynienne grandie musicalement dans le sillage d'Anthony Braxton, puisque le sextet est désormais complété par des musiciens un peu plus âgés, nourris d'autres expériences : Ken Filiano à la contrebasse, Jim Hobbs au sax alto et donc le vétéran Bill Lowe au trombone basse et tuba.
Comme à Saalfelden, le cœur du concert est constitué par une longue suite d'une quarantaine de minutes, en quatre parties. Cette commande d'une institution artistique américaine devrait être enregistrée le mois prochain. Et c'est tant mieux, car ce n'est pas deux écoutes à six mois d'intervalle qui vont suffire à en épuiser les richesses, les surprises et les subtilités d'écriture. Ample dans sa forme, diverse dans ses formes - flirtant parfois avec le risque du collage - l'écriture de Taylor Ho Bynum est surtout, en concert, un parfait prétexte au jeu. Jeu avec les sons, jeu entre les musiciens avec un Bill Lowe souvent hilare, un Ken Filiano à la large "banane" en travers du visage et un Jim Hobbs facétieux, presque clownesque, dans ses débordements lyriques. Mary Halvorson et Tomas Fujiwara sont, par caractère ou par nécessité, plus concentrés sur leur rôle au service de la construction d'ensemble. Plus fondus dans le discours collectif, ils n'en sont pour autant pas moins importants. Les contrepoints acidulés de la guitare d'Halvorson et l'élégance chantante de la batterie de Fujiwara sont des caractéristiques finalement plus déterminantes de la musique du sextet que les solos rageurs du saxophoniste.
Le concert s'achève sur un blues intitulé Bowie. Taylor Ho Bynum explique alors que Lester Bowie est un de ses héros, qu'il lui a dédié un morceau et... que ce n'est pas celui-ci. Les musiciens sont hilares et enchaînent dans un élan mingussien sur lequel la guitare de Mary Halvorson se permet un solo incisif très rock.
Joëlle Léandre fête cette année ses soixante ans. La contrebassiste, ex de l'EIC et figure de proue de l'improvisation libre en France (et dans le monde), se voit offrir de multiples apparitions sur les scènes hexagonales à cette occasion. Avec, à chaque fois, des combinaisons instrumentales différentes. Pour Banlieues Bleues, c'est donc un quartet "sudiste" (Aix, Portugal, Sicile et un Allemand de Toscane) de vétérans de la free music qui se présente sur scène. "Vétérans", mais loin de radoter les souvenirs d'une époque révolue. Au contraire, c'est la fraîcheur sans cesse renouvelée du discours qui ne cesse d'étonner et de caractériser cette musique. Il y a d'abord la science percussive de Paul Lovens, de cliquetis en ponctuations, plus suggérée qu'imposée, qui sert de cadre ouvert. ll y a ensuite le trombone échappé de l'Instabile Orchestra, vrombissant et sussurant, de Sebi Tramontana qui donne du relief. Il y a enfin les huit cordes de Carlos Zingaro (violon) et Joëlle Léandre qui s'échappent vers le grand large, les espaces infinis, la beauté vénéneuse de l'absence de limite. Ces quatre là, compagnons de route des uns et des autres dans des contextes toujours changeants depuis des années, maîtrisent suffisamment leur instrument et leur discours pour ne pas s'encombrer de devoir les respecter. Ils préfèrent le jeu ouvert, sur la surprise du moment présent comme sur l'horizon inaccessible, et nous embarquent ainsi dans un voyage au long cours dont on revient heureux, enivré de l'étendue (l'entendu ?) des grands espaces et de l'air vivifiant du grand large. Une grande bouffée d'oxygène, bien nécessaire dans notre époque par ailleurs bien aseptisée.
A lire ailleurs : Franck Bergerot, Philippe Carles.
Dans les archives : ma découverte de Taylor Ho Bynum aux côtés d'Anthony Braxton à la Villette en 2005.
dimanche 27 mars 2011
Afterlife Music Radio / Tony Malaby's Apparitions @ La Dynamo, mercredi 23 mars 2011
Premier des trois concerts auxquels j'ai prévu d'assister dans le cadre du festival Banlieues Bleues cette année. J'avais déjà eu l'occasion de voir l'étrange association dissimulée derrière le non moins énigmatique nom d'Afterlife Music Radio l'année dernière en ce même lieu. Cette première expérience m'avait quelque peu frustré, avec l'impression d'être resté en dehors du concept proposé. Frustration accrue par la présence de musiciens qui me sont pourtant particulièrement chers, à commencer par Myra Melford au piano et Ben Goldberg à la clarinette.
Afterlife Music Radio est en effet l'association de trois musiciens américains au carrefour du jazz et d'horizons ouverts sur le vaste monde (Shahzad Ismaily complète le casting à la guitare et à la batterie) et du manipulateur sonore français Mathias Delplanque. Celui-ci, derrière son laptop, triture le son de ses acolytes, propose des accidents percussifs ou réinjecte sans prévenir des phrases captées quelques secondes ou minutes auparavant. Devant lui, les trois Américains jouent leur musique - on reconnaît des inflexions très personnelles chez Melford et Goldberg. Et c'est peut-être là le problème. Tout au long du concert, on n'arrive pas à se départir de cette impression de collage, de juxtaposition d'éléments qui ont leur intérêt pris isolément, mais qui ne forment pas un tout, ou a minima un dialogue articulé. Les ambiances traversées sont diverses, de délicats échanges piano-clarinette en clair-obscur à des dérives quasiment electro-rock, avec à la fin le sentiment d'être face à un patchwork trop bariolé. Alors que le trio seul m'aurait sans doute pleinement convaincu, alors qu'un dialogue électronique vs instrumentistes centré sur un discours principal aurait pu avoir son intérêt, on reste une nouvelle fois frustré par ce non-choix quant à la direction à suivre. Si la première fois, on mettait ça sur le compte de la jeunesse du projet, cette fois-ci on reste plus dubitatif sur son sens profond.
La deuxième partie résonne en revanche de choix clairement assumés. Tony Malaby souffle en continu tout au long du concert. Le ténor américain flotte littéralement au dessus de la richesse rythmique que lui proposent ses trois complices, soit l'assise régulière de Drew Gress à la contrebasse, le foisonnement polyrythmique de Tom Rainey à la batterie, et les couleurs changeantes et chantantes de John Hollenbeck aux percussions. Car ce quartet est bien plus qu'un "quartet à deux batteries" tant Hollenbeck ne frappe qu'occasionnellement ses toms, préférant circuler librement, virevolter, entre xylophone, marimba, vibraphone et mélodica. Assis du côté d'Hollenbeck, mon écoute était naturellement conduite par ma vue, et il m'a semblé que c'était lui qui était au centre du discours musical, qui en apportait les inflexions et les accentuations, libérant du même coup Malaby, qui pouvait se concentrer sur la puissance continuelle du souffle. Le souffle comme geste primordial. Avant le son, avant la note, bien avant la mélodie. A la fois dense et ponctuée de surprises percussives, la musique du trio rythmique n'est alors là que pour servir d'écrin au souffle d'un des vrais géants du saxophone contemporain. Un choix assumé, et par là même convaincant.
A lire ailleurs : Robert Latxague.
Dans les archives : deux concerts de Tony Malaby en trio en 2006, avec Angelica Sanchez et Tom Rainey à l'ancien Duc des Lombards, et avec Marc Ducret et Daniel Humair au Sunside.
Afterlife Music Radio est en effet l'association de trois musiciens américains au carrefour du jazz et d'horizons ouverts sur le vaste monde (Shahzad Ismaily complète le casting à la guitare et à la batterie) et du manipulateur sonore français Mathias Delplanque. Celui-ci, derrière son laptop, triture le son de ses acolytes, propose des accidents percussifs ou réinjecte sans prévenir des phrases captées quelques secondes ou minutes auparavant. Devant lui, les trois Américains jouent leur musique - on reconnaît des inflexions très personnelles chez Melford et Goldberg. Et c'est peut-être là le problème. Tout au long du concert, on n'arrive pas à se départir de cette impression de collage, de juxtaposition d'éléments qui ont leur intérêt pris isolément, mais qui ne forment pas un tout, ou a minima un dialogue articulé. Les ambiances traversées sont diverses, de délicats échanges piano-clarinette en clair-obscur à des dérives quasiment electro-rock, avec à la fin le sentiment d'être face à un patchwork trop bariolé. Alors que le trio seul m'aurait sans doute pleinement convaincu, alors qu'un dialogue électronique vs instrumentistes centré sur un discours principal aurait pu avoir son intérêt, on reste une nouvelle fois frustré par ce non-choix quant à la direction à suivre. Si la première fois, on mettait ça sur le compte de la jeunesse du projet, cette fois-ci on reste plus dubitatif sur son sens profond.
La deuxième partie résonne en revanche de choix clairement assumés. Tony Malaby souffle en continu tout au long du concert. Le ténor américain flotte littéralement au dessus de la richesse rythmique que lui proposent ses trois complices, soit l'assise régulière de Drew Gress à la contrebasse, le foisonnement polyrythmique de Tom Rainey à la batterie, et les couleurs changeantes et chantantes de John Hollenbeck aux percussions. Car ce quartet est bien plus qu'un "quartet à deux batteries" tant Hollenbeck ne frappe qu'occasionnellement ses toms, préférant circuler librement, virevolter, entre xylophone, marimba, vibraphone et mélodica. Assis du côté d'Hollenbeck, mon écoute était naturellement conduite par ma vue, et il m'a semblé que c'était lui qui était au centre du discours musical, qui en apportait les inflexions et les accentuations, libérant du même coup Malaby, qui pouvait se concentrer sur la puissance continuelle du souffle. Le souffle comme geste primordial. Avant le son, avant la note, bien avant la mélodie. A la fois dense et ponctuée de surprises percussives, la musique du trio rythmique n'est alors là que pour servir d'écrin au souffle d'un des vrais géants du saxophone contemporain. Un choix assumé, et par là même convaincant.
A lire ailleurs : Robert Latxague.
Dans les archives : deux concerts de Tony Malaby en trio en 2006, avec Angelica Sanchez et Tom Rainey à l'ancien Duc des Lombards, et avec Marc Ducret et Daniel Humair au Sunside.
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