Il y a quelque chose de typiquement américain dans la musique de Caroline Shaw. Sans doute cette façon de s'affranchir allègrement de la supposée frontière entre musiques dites savantes et celles dites populaires. Qu'elle compose pour un quatuor à cordes ou écrive des chansons, elle conserve une approche mélodique séduisante qui fait penser au meilleur de la pop music tout en mettant à profit sa science harmonique héritée d'une longue tradition classique. La Philharmonie de Paris proposait ces jours-ci une série de concerts mettant à l'honneur l'oeuvre de la compositrice, j'y étais pour le dernier soir, celui où elle était elle-même sur scène. Pour l'occasion, elle partageait la scène avec un autre archétype de la musique américaine, celui du singer-songwriter, en l'occurence Gabriel Kahane. Ce concert était l'occasion pour eux de présenter une nouvelle pièce, écrite à quatre mains, "Hexagons".
Avant ce plat de résistance, ils nous ont proposé quelques "hors d'oeuvre" selon le terme utilisé par Kahane en introduction de la soirée (bon niveau de français, au passage, même s'il s'est dit stressé par l'exercice). Soit des compositions de l'une ou de l'autre, au format chanson, chantés à deux, ou en solitaire. Gabriel Kahane s'accompagne au piano, Caroline Shaw au violon. Elle manie également un séquenceur, un synthé et quelques autres effets électroniques. Mais le principal "instrument" de Caroline Shaw reste sa voix, incroyable de pureté, de clarté et de maîtrise. Elle est vraiment captivante dans la manière d'incarner les mots qu'elle prononce, de les marier avec des harmonies élégantes, d'en avoir une approche parfaitement musicale. Parmi les cinq morceaux joués (deux signés Caroline Shaw et trois Gabriel Kahane), je reconnais l'obsédant And So de la compositrice, qu'elle a déjà enregistré à plusieurs reprises : sur Evergreen (Nonesuch, 2022) avec l'Attacca Quartet et sur Rectangles and Circumstances (Nonesuch, 2024) avec Sõ Percussion.
Leur création commune, "Hexagons", tire son nom d'une nouvelle de Jorge Luis Borges, "La bibliothèque de Babel" (l'une des nouvelles de "Fictions"). L'écrivain argentin y décrit une biblothèque infinie, comprenant tous les livres possibles, combinant de manière aléatoire toutes les combinaisons de lettres et de signes de ponctuation possibles, organisée en une série elle-même infinie de pièces hexagonales. Sur scène, outre le piano et le pupitre où Caroline Shaw pose son violon, ils sont entourés par des cartons posés sur des diables, des tables avec des petites lampes de chevet et des lampadaires qui ressemblent à "des sortes de fruits sphériques appelés "lampes" [qui] assurent l'éclairage. Au nombre de deux par hexagone et placés transversalement, ces globes émettent une lumière insuffisante, incessante" pour reprendre les mots de Borges. Chaque détail semble étudié avec précision.
La pièce en elle-même s'articule autour d'une série de chansons (dont le livret était donné aux spectateurs à leur arrivée dans la salle) qui s'inspirent librement des thèmes présents dans la nouvelle. Il y a également quelques passages récités, et même une accumulation "babélienne" de citations quand chacun sort quelques livres des cartons posés sur les diables pour en lire en parallèle des extraits (en anglais comme en français), le tout amplifié par une bande-son d'autres citations. La musique oscille entre douces mélodies et envolées rythmiques soudaines qui donnent du relief à l'ensemble, servies par deux voix complémentaires qui s'opposent ou s'harmonisent selon les morceaux. Après la quarantaine de minutes que dure la pièce, ils reviennent pour deux bis, dont le second est, selon les mots de Kahane, "an unrehearsed encore" qui démontre l'accueil chaleureux que leur réserve le public parisien. Et c'est mérité.