dimanche 24 novembre 2024

Caroline Shaw & Gabriel Kahane @ Cité de la Musique, samedi 23 novembre 2024

Il y a quelque chose de typiquement américain dans la musique de Caroline Shaw. Sans doute cette façon de s'affranchir allègrement de la supposée frontière entre musiques dites savantes et celles dites populaires. Qu'elle compose pour un quatuor à cordes ou écrive des chansons, elle conserve une approche mélodique séduisante qui fait penser au meilleur de la pop music tout en mettant à profit sa science harmonique héritée d'une longue tradition classique. La Philharmonie de Paris proposait ces jours-ci une série de concerts mettant à l'honneur l'oeuvre de la compositrice, j'y étais pour le dernier soir, celui où elle était elle-même sur scène. Pour l'occasion, elle partageait la scène avec un autre archétype de la musique américaine, celui du singer-songwriter, en l'occurence Gabriel Kahane. Ce concert était l'occasion pour eux de présenter une nouvelle pièce, écrite à quatre mains, "Hexagons".

Avant ce plat de résistance, ils nous ont proposé quelques "hors d'oeuvre" selon le terme utilisé par Kahane en introduction de la soirée (bon niveau de français, au passage, même s'il s'est dit stressé par l'exercice). Soit des compositions de l'une ou de l'autre, au format chanson, chantés à deux, ou en solitaire. Gabriel Kahane s'accompagne au piano, Caroline Shaw au violon. Elle manie également un séquenceur, un synthé et quelques autres effets électroniques. Mais le principal "instrument" de Caroline Shaw reste sa voix, incroyable de pureté, de clarté et de maîtrise. Elle est vraiment captivante dans la manière d'incarner les mots qu'elle prononce, de les marier avec des harmonies élégantes, d'en avoir une approche parfaitement musicale. Parmi les cinq morceaux joués (deux signés Caroline Shaw et trois Gabriel Kahane), je reconnais l'obsédant And So de la compositrice, qu'elle a déjà enregistré à plusieurs reprises : sur Evergreen (Nonesuch, 2022) avec l'Attacca Quartet et sur Rectangles and Circumstances (Nonesuch, 2024) avec Sõ Percussion. 


Leur création commune, "Hexagons", tire son nom d'une nouvelle de Jorge Luis Borges, "La bibliothèque de Babel" (l'une des nouvelles de "Fictions"). L'écrivain argentin y décrit une biblothèque infinie, comprenant tous les livres possibles, combinant de manière aléatoire toutes les combinaisons de lettres et de signes de ponctuation possibles, organisée en une série elle-même infinie de pièces hexagonales. Sur scène, outre le piano et le pupitre où Caroline Shaw pose son violon, ils sont entourés par des cartons posés sur des diables, des tables avec des petites lampes de chevet et des lampadaires qui ressemblent à "des sortes de fruits sphériques appelés "lampes" [qui] assurent l'éclairage. Au nombre de deux par hexagone et placés transversalement, ces globes émettent une lumière insuffisante, incessante" pour reprendre les mots de Borges. Chaque détail semble étudié avec précision. 

La pièce en elle-même s'articule autour d'une série de chansons (dont le livret était donné aux spectateurs à leur arrivée dans la salle) qui s'inspirent librement des thèmes présents dans la nouvelle. Il y a également quelques passages récités, et même une accumulation "babélienne" de citations quand chacun sort quelques livres des cartons posés sur les diables pour en lire en parallèle des extraits (en anglais comme en français), le tout amplifié par une bande-son d'autres citations. La musique oscille entre douces mélodies et envolées rythmiques soudaines qui donnent du relief à l'ensemble, servies par deux voix complémentaires qui s'opposent ou s'harmonisent selon les morceaux. Après la quarantaine de minutes que dure la pièce, ils reviennent pour deux bis, dont le second est, selon les mots de Kahane, "an unrehearsed encore" qui démontre l'accueil chaleureux que leur réserve le public parisien. Et c'est mérité.  

samedi 23 novembre 2024

Lea Maria Fries Quartet / Emile Parisien & Roberto Negro @ Cresco, Saint-Mandé, vendredi 22 novembre 2024

Tombé par hasard sur le programme du Saint-Mandé Classic-Jazz Festival (21-24 novembre) il y a quelques jours, je me suis laissé tenter par une affiche alliant découverte et valeurs sûres. Le concert avait lieu hier au Cresco, un nouveau lieu, ouvert en 2019, plus petit qu'un théâtre de banlieue classique, mais plus comfortable qu'une salle parisienne historique. La soirée commençait par un quintet issu du conservatoire local, soit deux professeurs (piano, batterie) et trois élèves (trompette, guitare, contrebasse). Ils ont joué deux compositions, la première de Pat Metheny, la seconde de Jon Cohwerd (le pianiste du Brian Blade's Fellowship). Un choix en soi intéressant, plus audacieux que d'aller puiser dans le répertoire des standards, et ils s'en sont tout à fait bien tirés.


J'ai découvert Lea Maria Fries en juillet dernier, comme invitée du trio de Macha Gharibian lors d'un concert au Parc Floral (non chroniqué). Elle intervenait alors plus comme support que comme voix soliste, mais j'ai poussé la curiosité jusqu'à aller écouter quelques morceaux disponibles sur Bandcamp, en quartet, comme en duo, et j'ai été assez séduit par son approche hybride, ni tout à fait jazz, ni tout à fait autre chose. La chanteuse mêle l'électrique (la basse de Julien Herné) et l'acoustique (le piano de Gauthier Toux), les harmonies jazz et le phrasé rock, la douceur mélodique et la puissance rythmique (Antoine Paganotti à la batterie) à travers ses chansons, pour la plupart en anglais, à part une dans sa langue natale, le suisse-allemand. Par certaines aspects, sa musique s'apparente à une version actualisée du trip-hop des 90s, genre hybride par excellence, avec néanmoins un ancrage plus explicite dans un langage jazz. Le répertoire proposé hier soir puisait visiblement dans celui d'un disque à paraître l'année prochaine, qui devrait pouvoir séduire au-delà des cercles confidentiels du jazz contemporain. Sa présence scènique est assez captivante, et renforce le pouvoir de séduction de ses chansons. Une bien belle découverte.


Le nom d'Emile Parisien est assez central sur la scène jazz hexagonale, et pourtant je crois bien que ça faisait vingt ans que je ne l'avais pas vu sur scène (un concert d'un quartet mené par Rémi Vignolo au Duc des Lombards en 2003 ou 2004 si mes souvenirs sont bons). Quant à Roberto Negro, cela faisait tout juste dix ans. Je les ai donc plus suivis sur support discographique qu'en concert ces dernières années. Leur récent disque commun, Les Métanuits (ACT Music, 2023), est une vraie réussite, et c'est donc avec un fort intérêt que je venais les écouter sur ce répertoire, libre réinterprétation du premier quatuor à cordes de György Ligeti, Métamorphoses nocturnes (1953-54). On reconnaît d'emblée le thème minimaliste où pointe l'inspiration du folklore hongrois, plus exacerbé encore par le son du saxophone soprano que dans la version originale. A partir de là, les influences à la fois modernistes et traditionnelles du jeune Ligeti d'avant l'exil viennois, se retrouvent avalées, malaxées puis complètement assimilées dans des traits caractéristiques au langage de Parisien et Negro. Le saxophoniste a en effet développé un phrasé sinueux très caractéristique, à la puissance mélodique entraînante, presque dansant par moment, définitivement envoûtant, qui fait merveille sur ce répertoire. Son compagnon pianiste exploite l'ensemble du champ des possibles offert par son instrument : clusters puissants, rythmique minimaliste obsédante, grattage de cordes bruitiste, préparation cotonneuse ou simples exposition naïve de la mélodie. C'est constamment renouvelé, tout en gardant de-ci de-là des repères issus de la partition originale qui permettent de s'y retrouver. En introduction du concert, Roberto Negro avait indiqué qu'en raison des improvisations qu'ils ajoutaient à la partition, le spectacle durerait 4h30... il n'en fût rien, mais l'heure qu'a quand même duré leur set (contre une vingtaine de minutes pour la pièce de Ligeti) est passée à toute vitesse. 

jeudi 7 novembre 2024

Yuja Wang & Vikingur Olafsson @ Philharmonie de Paris, dimanche 3 novembre 2024

Deux mégastars sur la même scène : n'y avait-il pas un risque d'être déçu si l'alchimie ne prenait pas complètement ? Les craintes se sont vite envolées quand le concert a commencé. Deux des solistes les plus adulés de la scène classique ces dernières années savent aussi laisser leur égo de côté et simplement prendre plaisir à jouer ensemble, à s'écouter, et à mettre en avant, avant tout, la musique. Yuja Wang et Vikingur Olafsson sont assis sur une même ligne, côte à côte, alors que leurs pianos sont chacun tournés vers une direction différente : vers la gauche de la scène pour l'Islandais et vers la droite pour la Chinoise. Ni tout à fait à quatre mains, ni face à face, la disposition des instruments résume leur recherche musicale conjointe : ensemble mais avec chacun son espace et ses singularités. 

Le programme du concert s'organise autour de trois pièces principales (entre 15 et 30 minutes chacune) : la Fantaisie pour piano à quatre mains en fa mineur D940 de Franz Schubert (1828), l'Hallelujah Junction de John Adams (1996) et une version pour deux pianos des Danses symphoniques op. 45b de Serge Rachmaninoff (1940). Ces morceaux de bravoure sont accompagnés de plus courtes pièces (2 à 4 minutes chacune) de Luciano Berio (Wasserklavier, 1965), John Cage (Experiences n°1, 1945), Conlon Nancarrow (Etude n°6, années 50, mais dans un arrangement pour deux pianos de Thomas Adès) et Arvo Pärt (Hymn to a Great City, 1984). A part Schubert, de la musique du XXe siècle, donc, loin du programme un peu trop séducteur qu'on pourrait craindre d'un tel all star game pianistique. 


Le concert commence par la pièce de Luciano Berio, toute en retenue, particulièrement délicate, pleine d'une tendresse qu'on n'attendait pas forcément du compositeur italien. C'est une introduction parfaite aux développements de la pièce de Schubert dont le thème obsédant est particulièrement séduisant. La pièce de John Cage offre, comme celle de Berio, un contrepoint délicat à ce qu'on attend de l'enfant terrible de la musique de l'après-guerre. Elle a comme des reflets de musique française du début du XXe siècle, impressioniste et naïve. La pièce de Nancarrow est elle plus attendue - en tout cas plus conforme à ce que l'on connaît du compositeur, une sorte de mécanique ludique qui semble se dérégler. La première partie se conclut avec la pièce la plus récente du réportoire, Hallelujah Junction de John Adams. Là aussi, c'est tout à fait conforme au style de son compositeur - comme des échos de Nixon in China (la principale oeuvre d'Adams que je connaisse) - hypnotique, minimaliste, répétitif et entrainant. Et une interprétation au cordeau des deux pianistes qui la rend particulièrement captivante.

Après la pause, le concert reprend avec la pièce de Pärt. On commence par s'inquiéter que Yuja Wang s'ennuie un peu : elle répète inlassablement un seul sol dièse alors qu'Olafsson développe des petits motifs mélodiques. Mais vers la fin de la pièce, elle a droit de dégourdir ses autres doigts pour se fondre dans le discours développé par son collègue depuis le début de la pièce. Ouf ! Peut-être est-ce la fatigue, et le contrecoup du concert tardif de Flash Pig la veille, mais je décroche un peu au moment de la pièce de Rachmaninoff. Du coup, je reste extérieur à la musique, dont je remarque la virtuosité, mais qui ne suscite pas d'émotion particulière en moi. Pour les rappels, ils reviendront à six reprises. Je ne reconnais pas tout. Une pièce de Brahms. Un ragtime pour conclure. Et de nombreux applaudissements pour accompagner le tout. Justifiés, car si j'ai décroché lors de la deuxième partie, la première reste un très grand moment dans mon souvenir quelques jours après.

Flash Pig @ Sunside, samedi 2 novembre 2024

Cela faisait bien longtemps que je n'avais pas assisté, en entier, à un concert se déroulant en trois sets. L'horaire relativement tardif du concert (21h30) ne laissait d'ailleurs pas augurer d'un tel déroulé. Depuis qu'ils organisent deux concerts par soir (l'un vers 19h/19h30, puis le second vers 21h30 donc), je ne pensais d'ailleurs pas que le Sunside continuait à proposer ce genre de soirée. Mais l'excellence de la musique, et la joie de partager des musiciens, justifiaient pleinement une telle approche (et le fait que ce soit un samedi, aussi). Pour l'occasion, Flash Pig nous a proposé deux premiers sets autour du répertoire de leur dernier disque en date (leur 5e), alors que le dernier set a été l'occasion pour eux de regarder dans le rétroviseur en reprennant quelques morceaux de leurs deux premiers albums.  

Flash Pig, c'est un quartet à l'instrumentation des plus classiques : les frères Sanchez au saxophone ténor (Adrien) et au piano (Maxime) soutenus par Florent Nisse à la contrebasse et Gautier Garrigue à la batterie. Au-delà des instruments rassemblés, le groupe a aussi une dette évidente envers l'histoire du jazz, lorgnant notamment vers la génération post-bop, post-free, post-cool qui a un peu mélangé tout cela dans les années 70/80. On pense notamment à une figure comme Paul Motian ou aux quartets de Keith Jarrett. On pense aussi à un cousinage avec des figures américaines plus contemporaines comme Mark Turner ou Chris Cheek. Bref, Flash Pig est un groupe de jazz, de pur jazz serait-on tenter de dire, qui ne "fusionne" pas avec d'autres musiques. Pourtant, la musique de Flash Pig n'a rien de patrimoniale. Elle ne sonne pas datée. Et l'entendre en club, au plus près des musiciens, le révèle instantanément. En effet, ce qui frappe d'abord, c'est la qualité du son, sa profondeur, son spectre harmonique large, son attachement aux belles mélodies comme aux improvisations tumulteuses. Cela procure un énorme plaisir en live !

Les deux premiers sets proposaient une musique très "référencée", celle de leur dernier disque en date, donc, paru au début de l'année : The Mood For Love. Le titre est une référence explicite au chef d'oeuvre de Wong Kar-wai puisqu'il en est en fait une réinterprétation de la bande originale. Le programme était en soi très excitant pour moi, In The Mood For Love étant incontestablement l'un de mes films préférés, certainement l'un de ceux que j'ai vu le plus de fois, et l'un des rares que je possède même en DVD (avec quelques autres de Wong Kar-wai d'ailleurs). La musique a toujours joué un rôle important dans la filmographie du réalisateur hong-kongais. On pense à Happy Together et à la place qui y est laissée à la musique d'Astor Piazzolla notamment. A Chungking Express et au tube California Dreamin'. Mais c'est sans doute avec In The Mood For Love, et avec sa (fausse) suite 2046, que Kar-wai a réussi la fusion la plus parfaite du son et de l'image. Impossible de ne pas avoir été marqué par cette bande-son où les mambos interprétés par Nat King Cole répondent au thème obsédant, Yumeji's Theme, du compositeur japonais Shigeru Umebayashi. 


C'est ce matériel - ainsi que des airs chinois, traditionnel ou d'opéra, qui apparaissent dans le film - qui sert de base à Flash Pig pour ce concert. Le Yumeji's Theme est ainsi interprété trois fois au cours des deux premiers sets, avec à chaque fois un angle d'approche différent. Trois mambos (Aquellos Ojos Verde, Mona Lisa et l'incontournable Quizas, quizas, quizas) apportent une touche à la fois latine et nostalgique. Quand aux thèmes chinois ils permettent d'entendre des mélodies a priori éloignées des codes occidentaux qui servent de matériel de base habituel au jazz, ce qui en renforce l'attrait. Le tour de force de Flash Pig, c'est, à partir de ces thèmes, de réussir à susciter deux réactions complémentaires chez l'auditeur : évoquer les images fortes du film et l'esthétique si singulière de Wong Kar-wai - on jurerait voir Maggie Cheung et Tony Leung se croiser au ralenti quelque part derrière les musiciens - tout en suscitant un vrai plaisir d'écoute par la surprise constante qu'ils insufflent à leur réinterprétation tout sauf à la lettre. Ca groove plus d'une fois, mais c'est aussi alternativement délicat, tempêtueux, suggéré, dansant ou tendre. Et toujours intense, dans le sens où on sent une vraie télépathie entre les quatre musiciens (qui jouent ensemble depuis quinze ans), une présence à l'autre qui se réflète aussi bien dans les solos que dans les passages à tutti. 

Le troisième set, en s'éloignant du matériel de leur plus récent disque, a permis de prolonger le plaisir et de démontrer également les talents de compositeurs des membres du quartet. Image F, For B, Enef, chaque titre a sa couleur propre, donne l'occasion d'apprécier les chevauchées habitées d'Adrien Sanchez, la profondeur de chant du piano de Maxime Sanchez, les couleurs rythmiques de Gautier Garrigue, ou l'élégance naturelle de la contrebasse de Florent Nisse. Ce dernier set démontre également que sur un matériel a priori éloigné des standards du jazz, ils savent en faire ressortir toute la sève bleutée : ils reprennent ainsi le thème du générique de la série de dessins animés tirés des albums de Tintin que toute personne qui était enfant au début des 90s connaît par coeur (oui, c'est mon cas). Sur une rythmique particulièrement dense maintenue de bout en bout par Gautier Garrigue, les frères Sanchez exposent d'abord la mélodie entraînante avant de la faire exploser sous le coup de leurs explorations mélodiques et harmoniques. Pas si éloigné, dans l'esprit, de Coltrane revisitant La Mélodie du Bonheur ou Mary Poppins. Et la confirmation que, grâce à Flash Pig, le plaisir dure jusqu'au bout de la nuit (mais quand même juste à temps avant que le dernier RER, celui de 01h01, ne se transforme en citrouille).