dimanche 15 décembre 2024

Bojan Z Quartet @ Sunside, samedi 14 décembre 2024

Trentième et dernier concert de l'année 2024 (dont 24 chroniqués). Je n'avais pas assisté à autant de concerts en une année depuis dix ans (2014). Et je n'en avais pas chroniqué autant depuis... 2008 ! Même s'il m'arrive d'assister à des concerts de musiciens que je n'avais jamais vus sur scène auparant, les concerts de cette année me semblent avoir été dominés par une volonté de renouer avec quelques fidélités au long cours, qui s'étalent sur une vingtaine d'années, voire un peu plus. Et pour conclure l'année, c'est à un véritable concert-madeleine auquel j'ai assisté. Bojan Zulfikarpasic est abondamment cité dans les archives de ce blog, mais j'avais commencé à le voir sur scène et à écouter ses disques quelques années avant de bloguer (vingt ans, au passage, j'ai lancé Samizdjazz en novembre 2004 !), dans la deuxième moitié des années 90 alors que je découvrais le jazz lors de mes années lycée. Alors à l'annonce de la reformation de son premier quartet, celui avec lequel il a enregistré ses deux premiers disques, Bojan Z Quartet (Label Bleu, 1993) et Yopla ! (Label Bleu, 1995), je n'ai pas hésité longtemps avant de prendre ma place. 


Bojan Z et Julien Lourau (saxophones ténor et soprano) ne se sont jamais perdus de vue, continuant à jouer régulièrement ensemble, en duo ou en trio avec Karim Ziad au sein de BoZiLo notamment, et j'ai d'ailleurs eu le plaisir de les voir plusieurs fois dans ces formats au cours des ans. Les retrouvailles avec Marc Buronfosse (contrebasse) et François Merville (batterie) sont en revanche un véritable évènement puisque Bojan indique qu'ils n'avaient plus joué ensemble depuis vingt-cinq ans (si ce n'est lors du concert de 19h ce jour-même, puisque j'étais à celui de 21h30). Le répertoire du concert - généreux, pas loin de deux heures - est puisé dans celui des deux premiers albums, sus-cités, du pianiste. J'ai tellement écouté ces diques - sans doute parmi ceux de ma discothèque que j'ai le plus écoutés - que je connais le moindre recoin de ces mélodies. Et c'est donc un plaisir immense de pouvoir les entendre en concert, au plus près des musiciens (je me retrouve littéralement assis au bout du clavier de Bojan, à part à être sur ses genoux, je ne peux pas être plus près). Plaisir d'à la fois retrouver des mélodies que je peux fredonner dans ma tête en même temps qu'ils jouent, mais aussi, et c'est là la force constamment renouvelée du jazz, plaisir d'être surpris par tel arrangement, telle improvisation, telle variation, telle accentuation rythmique différente de ce qui avait été gravé à l'époque. Il est difficile d'imaginer qu'ils n'ont pas joué ensemble depuis si longtemps tant la musique coule naturellement entre leurs doigts. Joie contagieuse, swing jazz et rythmiques asymétriques balkaniques, chansons sublimées et dérapages free, toutes les émotions que procure cette musique sont démultipliées par leur présence les uns aux autres. On retrouve notamment une rythmique d'une infinie souplesse. La contrebasse de Marc Buronfosse semble constamment rebondir, faisant sonner son caractère boisé avec entrain, quand la batterie de François Merville voyage à travers une forêt de rythmes variés. 


Le concert commence par Yopla !, le morceau qui ouvrait et donnait son nom au deuxième album du groupe. Interjection sonore qui pose d'emblée les bases de ce qui va suivre, en citant au passage Dancing In Your Head d'Ornette Coleman, elle nous plonge d'entrée de jeu dans un mélange rythmique effréné. Le concert se conclut par Grana Od Bora, une chanson traditionnelle bosniaque à la mélodie irrésistible qui figurait sur le premier disque du quartet. Entre les deux, on retrouve des composions de chacun des membres du quartet : Un demi-porc et deux caisses de bière de Julien Lourau, dont le titre dit tout de l'ambiance de taverne qu'elle restitue, Les instants sens dessus dessous de François Merville qui rappelle sans doute le rôle des Instants Chavirés montreuilloix dans l'émergence d'une nouvelle scène jazz parisienne au début des années 90, Ingenuity de Marc Buronfosse dont la simplicité entêtante s'incruste dans l'oreille avec bonheur. Il y a aussi une pièce de Steve Swallow, Play Ball, à l'origine écrite pour Paul Bley. Et bien sûr les propres compositions de Bojan : Multi Don Kulti dont la rythmique évoque explicitement les expériences transfrontalières de Don Cherry, Spirito, au calme qui contraste avec le registre bondissant du reste du concert, ou encore Mashala qui permet un trait d'humour du pianiste : "on dit que grâce à Watermelon Man, Herbie Hancock a pu s'acheter sa première voiture de sport, grâce à Mashala j'ai pu m'acheter une Fiat 500". 

La prouesse principale de ce concert, c'est d'avoir sû transformer un argument axé sur la nostalgie d'un temps révolu en un plaisir de l'instant, dont les têtes dodelinantes et les acclamations spontanées du public étaient l'expression la plus évidente. Une manière parfaite de conclure cette année riche en terme de concerts marquants, de Mary Halvorson à Flash Pig, de Théo Girard à Jeanne Added, d'Amirtha Kidambi à l'emsemble Pygmalion de Raphaël Pichon, ou encore de Benoît Delbecq à Dave Douglas. 

Raphaël Pichon & Pygmalion - Un requiem allemand @ Philharmonie de Paris, jeudi 12 décembre 2024

Trois mois après leur version superlative des Vêpres de la Vierge de Monterverdi, Raphaël Pichon et son ensemble Pygmalion étaient de retour sur la scène de la Philharmonie pour interpréter une autre oeuvre mêlant le sacré au profane. Alors qu'ils viennent de publier au disque leur version du Requiem de Mozart, c'est à une autre messe des morts qu'ils s'attaquent ce soir, Un requiem allemand de Brahms. Sacré et profane, car si le matériel de base est tiré de passages bibliques, on ne retrouve pas les habituelles prières d'un requiem, et le compositeur envisageait son oeuvre comme devant être donnée en concert plutôt qu'en support à la liturgie. 

Raphaël Pichon choisit de faire précéder le requiem par une oeuvre chorale de Mendelssohn, Mitten wir im Leben sind, extraite des Kirchenmusik. Musique purement chorale (sans support instrumental), elle fait d'abord se répondre voix masculines, ténors et basses, et féminines, mezzos et sopranos, avant que les pupitres ne se mêlent dans un élan plein d'espoir. A la fin de la pièce, Pichon retient son geste pour maintenir le silence, toutefois interrompu par quelques tentatives d'applaudissements et les habituels tousseurs des concerts hivernaux. L'effet d'enchaînement avec la pièce de Brahms ne s'en trouve pas pertubé, même si quelques spectateurs sans doute un peu perdus lanceront à nouveau une tentative d'applaudissements à la fin de la première partie du requiem. 


Comme lors du concert de septembre, la direction de Raphaël Pichon me frappe par le décalage appararent entre la vue et l'ouïe. Gestes secs, énergie expressive, il semble parfois comme sur ressort mais le rendu à l'oreille est parfait de nuances et souligne à merveille les contrastes de la partition. Le choeur est véritablement au centre de l'oeuvre et sa maîtrise parfaite des différentes émotions nous fait partager deuil et espoir, recueillement et allégresse, comme rarement. S'il y a bien deux voix solistes, et non des moindres en les personnes de Sabine Devieilhe, soprano, et Stéphane Degout, baryton, leurs interventions se fondent dans l'ensemble et n'éclipsent en rien la performance collective. L'ensemble instrumental - sur instruments d'époque - sait exploser juste ce qu'il faut dans les moments les plus puissants, avant de revenir se mettre au service du choeur et de la partition. Alors que la dernière note du septième mouvement finit de retentir, cette fois-ci c'est la bonne pour les applaudissements qui peuvent enfin saluer de manière nourrie une nouvelle performance impressionnante de l'ensemble Pygmalion.