samedi 30 septembre 2006
Yaron Herman Trio @ La Fontaine, vendredi 29 septembre 2006
Le piano droit avait été décollé du mur auquel il fait d'ordinaire face, ce qui permettait une meilleure résonnance qu'à l'accoutumée. Disposés en triangle, les trois musiciens pouvaient ainsi se voir sans avoir à tourner la tête dans tous les sens. Le jeu de Yaron Herman est en perpétuelle évolution, absorbant les influences pour les recracher avec une élégance du toucher qui n'a que peu d'équivalents. Hier soir, il y a eu des phrases influencées par le piano stride, des délicatesses "jarrettiennes", un jeu de percussion sur le cadre du piano, un doux passage à la flûte de roseau, des élans romantiques au chant contagieux, tout cela dans le plus pur "style Yaron Herman", c'est à dire avec une maîtrise de la tension permise par sa science exacerbée du rubato. Le deuxième morceau, qui commençait par le passage à la flûte, était particulièrement délicieux, pareil au déroulement cinématographique d'un calme paysage matinal. A la batterie Fabrice Moreau, avec son jeu "percussif", apportait des sons originaux, parfois un peu métalliques, qui prolongeaient à merveille la dimension rythmique du jeu du pianiste.
Cette tristement joyeuse cérémonie d'adieu à un lieu qui l'aura vu éclater au grand jour s'est achevée par un fort joli moment. Le trio a en effet été rejoint par Alexandra Grimal au sax ténor pour un morceau à la sensibilité exacerbée. Ces deux grands absorbeurs de styles, à la palette expressive très large, ont proposé une musique brûlante, tout en dérapages contrôlés, engagée mais toujours musicale. Une collaboration qui leur donnera peut-être des idées pour la suite...
dimanche 24 septembre 2006
Sébastien Texier Trio @ La Fontaine, samedi 23 septembre 2006
Il y a d'abord Sean Carpio, batteur irlandais que je découvrais pour l'occasion, qui frappe avec enthousiasme, entre rythmiques carrées puissantes et chaloupements d'inspiration africaine. Quand il se lance dans des solos, l'espace de la Fontaine semble trop exigu pour contenir l'ensemble de son discours. Mais il fait tout cela avec une joie non feinte qui empêche la puissance de se transformer en assommoir. Il y a ensuite Sébastien Texier, émancipé de "ses" pères (Henri, bien entendu, mais aussi Louis Sclavis), c'est à dire qu'il prolonge leur discours tout en le dépassant et le déplaçant. S'il a conservé la colère en chantant de son père, ses morceaux semblent laisser plus de place à l'incontrôlé, au jaillissement spontané hors trame préétablie. Et si son discours sur les instruments emprunte aux voix tracées par Sclavis, il se situe peut-être dans une démarche plus explicitement ancrée dans la tradition jazz que son aîné, pas totalement étrangère à une certaine esthétique Mingus/Dolphy. Il y a enfin Claude Tchamitchian, contrebassiste majuscule, qui transporte à chacune de ses interventions. La profondeur de son chant et l'ampleur de son expression n'ont que peu d'équivalents dans le monde du jazz. En pizzicato ou à l'archet, il emmène le groupe dans un ailleurs où tout semble plus grand, plus libre, meilleur. Musique utopique ? Il y a de cela, sans doute. Mais alors avec un solide ancrage terrestre. Plutôt une musique-passage entre deux mondes, avec trois formidables guides.
Populaires et savantes à la fois (Bartok / Janacek / Martinu) @ Radio France, samedi 23 septembre 2006
Le concert a débuté par des oeuvres de Bela Bartok : une alternance de pièces issues des 44 duos pour deux violons et des choeurs à voix égales. Svetlin Roussev et David Grimal interprétaient essentiellement les extraits directement adapatés des traditions paysannes hongroises, avec juste une incursion dans le folklore ruthène. Ces pièces courtes servaient de ponctuation à celles interprétées par la Maîtrise de Radio France, dirigée par Toni Ramon, qui font entendre un Bartok espiègle, dont le discours est au centre d'un triangle marqué par le folklore, les chansons enfantines, et sa propre modernité. A suivi une interprétation des Contrastes par Svetlin Roussev (vl), Nicolas Baldeyrou (cl) et Philippe Cassard (p). J'aime bien cette oeuvre pour son aspect folklorique complètement assimilé à l'écriture bartokienne. Il ne s'agit pas ici de transcription, ni de sauvegarde musicologique, mais d'une adaptation joyeuse et libre de quelques formes dépréciées par le mouvement national hongrois du début du XXe siècle (dont Bartok lui-même quelques décénies auparavant) pour leur caractère faussement magyar, tel le verbunkos urbain et tzigane qualifié "d'hongrois" par les compositeurs du XIXe siècle, mais assez éloigné des traditions paysannes magyares. Les Contrastes, écrits en 1938, témoignent également d'une petite influence du jazz sur Bartok - l'oeuvre avait d'ailleurs été commandée au compositeur par Benny Goodman. Pas étonnant qu'elle me plaise.
Déplacement un peu plus au Nord ensuite avec des oeuvres de Leos Janacek. Tout d'abord ses Rikalda, pour voix d'enfants, clarinette et piano. La musique de Janacek transpire dans quasiment toute son oeuvre des accents particuliers de la langue tchèque. Cette pièce n'y fait pas exception, avec des mots plus utilisés pour leurs sonorités que pour leurs sens (les traductions fournies dans le programme montrent le caractère parfois proche du non-sens, très enfantin, des paroles). La musique est très fraîche, pétillante, même si pas exempte d'une grande complexité rythmique. C'est en tout cas l'un des plus beaux moments du concert. Les trois chants de Hradcany, pour choeur, flûte (Martine Laederach) et harpe (Iris Torossian) sur des poèmes de Frantisek Serafinsky Prochazka, sont un bel hommage du compositeur morave à la capitale de la Bohème, et à son quartier pittoresque de la colline du château. La ruelle d'or, la fontaine des pleurs et le belvédère servent de prétexte à une évocation nostalgique de la Prague d'avant-guerre.
Le concert s'achevait sur deux oeuvres de Bohuslav Martinu, la sonatine pour deux violons et piano et les chants de Petric pour voix d'enfants, violon et piano. La première est une oeuvre de 1930, alors que Martinu n'avait pas encore réellement forgé son style propre. On y trouve de multiples influences, néo-baroques et modernes (Stravinsky, le ragtime), qui en font une oeuvre plaisante mais sans réelle profondeur. Les chants de Petric sont a contrario une oeuvre tardive (1955), sur des poèmes populaires moraves, qui témoignent de l'évolution de Martinu vers une réappropriation des traditions tchèques et françaises et d'un goût similaire à Janacek pour les sonorités du tchèque - une langue qui, sous des aspects percussifs claquants, apparaît en fait très liquide, capable d'une grande douceur ; le contraste des deux fait évidemment le bonheur des musiciens. Comme pour les Rikalda, le plaisir se situe avant tout dans les sonorités, le sens n'étant pas vraiment déterminant.
vendredi 22 septembre 2006
Orchestre de Paris @ Salle Pleyel, jeudi 21 septembre 2006
Le concert d'hier soir, consacré à la musique française du XXe siècle, devait être dirigé par Armin Jordan, mais le chef suisse a eu la mauvaise idée de mourir cette semaine. Il était remplacé par Frédéric Chaslin.
Quelques mots sur la salle, évidemment, pour commencer. Si l'esthétique d'ensemble est un peu trop clinique à mon goût, l'acoustique est elle au rendez-vous. Je ne peux pas vraiment comparer avec Pleyel ancienne formule, n'y étant jamais allé (ou alors je ne m'en souviens pas), mais ça change de Mogador la saison dernière ! J'étais en plus placé au troisième rang de l'orchestre, plein centre, juste derrière le chef. De quoi en prendre plein la vue et les oreilles lors du concerto de Dutilleux, en captant la moindre respiration du soliste, Xavier Phillips au violoncelle.
La soirée a commencé par le Prélude à l'après-midi d'un faune de Debussy, pièce inaugurale du XXe siècle en musique, écrite en 1894. Tout a déjà été dit sur cette oeuvre : la rupture qu'elle représente dans l'histoire de la musique, l'influence du jeu sur les sonorités du poème de Mallarmé, les échos des gamelans balinais entendus par Debussy lors de l'Exposition universelle de 1889, la définition d'un langage impressionniste basé sur le son, la couleur, le timbre plus que sur un thème ou une mélodie, etc. L'interprétation de l'orchestre, couplée à l'acoustique de la salle et à mon placement dans celle-ci, m'en font savourer les moindres détails.
La pièce suivante reste dans le domaine de la transcription musicale d'impressions provoquées par la poésie avec Tout un monde lointain, concerto pour violoncelle d'Henri Dutilleux composé en 1970 et inspiré de sa lecture de Baudelaire. L'Orchestre de Paris rend cette année hommage au compositeur, qui fête ses 90 ans, à travers une série de concerts. Celui-ci était le premier. J'aime beaucoup cette oeuvre de Dutilleux. Le langage du violoncelliste y est extrêmement riche, employant une gamme de techniques et d'émotions particulièrement étendue. Le fait de n'être qu'à un ou deux mètres de Xavier Phillips permettait là aussi d'en saisir avec gourmandise le plus possible. Dans cette oeuvre, l'orchestre joue un rôle de prolongement du discours du soliste plus que d'accompagnement ou de dialogue. Au centre de tout cela, Xavier Phillips semble comme pris par des forces qui le dépassent, tourmenté, balloté, emporté. Il résiste, domine un instant la tempête, souffle puissamment, avant d'être à nouveau pris dans la mouvance instable de l'orchestre, entre faux calmes et déchaînements percussifs. En bis, Xavier Phillips reprend une autre oeuvre de Dutilleux, la deuxième des Trois strophes sur le nom de Sacher.
Après l'entracte, retour à Debussy avec les Six épigraphes antiques. Cette oeuvre, écrite par Debussy pour piano à quatre mains en 1914, a été orchestrée après sa mort par Ernest Ansermet. On y retrouve tout ce qui fait le charme des oeuvres tardives de Debussy : une écriture dépouillée, réduite à l'essentiel, qui fait la part belle aux dissonances et à un ton naturaliste. L'orchestre enchaîne avec la Rapsodie espagnole de Ravel, une des premières oeuvres importantes du compositeur, écrite en 1907. La pièce porte bien son titre car les références espagnoles sont nombreuses : ainsi la Malaguena du deuxième mouvement fait-elle entendre castagnettes et trompettes comme dans une danse de rue andalouse, quand la Feria finale est véritablement synonyme de fête joyeuse et bruyante, avec un orchestre au maximum de sa puissance sonore. Le proche exotisme que représentait l'Espagne pour les compositeurs français du début du XXe siècle me fait alors un peu penser au Tijuana de Charles Mingus.
mardi 19 septembre 2006
Sophie Agnel, Daunik Lazro, Olivier Benoit @ Radio France, lundi 18 septembre 2006
J'étais hier soir à la Maison de la Radio pour l'enregistrement de l'émission de France Musique A l'improviste du 27 septembre prochain (l'émission a été reculée d'une heure cette saison, passant du mardi 23h au mercredi 0h - ce n'est pas le genre de musique que l'on diffuse à une heure de grande écoute !). Anne Montaron recevait la pianiste Sophie Agnel, le saxophoniste Daunik Lazro et le guitariste Olivier Benoit. La réunion de ce trio était une première, comme c'est souvent le cas pour l'émission.
Lazro, vu au sein du New Lousadzak de Claude Tchamitchian à Banlieues Bleues un peu plus tôt cette année, était hier soir au baryton. A sa droite, Sophie Agnel était à la tête de tout un attirail d'objets destiné à préparer son piano, tandis que que sur sa gauche Olivier Benoit se tenait avec sa guitare électrique. Le travail sur le son et ses textures était essentiel dans la démarche des trois musiciens hier. Daunik Lazro a commencé par tenir de longues notes comme s'il cherchait à définir le cadre dans lequel allait évoluer le trio. Peu à peu il a "démusicalisé" son jeu, en hoquetant dans son sax et en jouant sur le souffle plus que sur le son, afin d'entrer en interaction avec les bruits émis par ses camarades d'un soir. Sophie Agnel joue elle plus souvent debout qu'assise, et plus souvent dans les cordes que sur le clavier, dont elle ne se sert que d'une main en appui à ce qu'elle trafique dans les cordes. Elle peut frapper les cordes avec une mailloche à la manière d'un cymbalum ou frotter celles-ci pour produire des sons étouffés. Elle peut aussi les pincer à la manière d'une harpe, ou modifier leur sonorité en plaçant des boules, des gobelets en plastique et d'autres objets insolites entre et dessus. Sa recherche se concentre ainsi plus sur l'harmonie des bruits en réponse aux sonorités du saxophone et de la guitare que sur un véritable discours pianistique. La dimension visuelle de son travail est d'ailleurs essentielle pour comprendre sa démarche à mon avis (même si en l'occurrence il s'agit d'un enregistrement radio). Olivier Benoit est lui dans une démarche essentiellement percussive, marquant à l'aide de sa guitare des rythmes plus réguliers que ses deux complices. Mais lui aussi joue de son instrument de manière peu orthodoxe, frottant les cordes, percutant le manche, utilisant des objets métalliques pour modifier le son, etc.
L'interaction entre les trois musiciens est réelle, et tient en haleine au cours de deux longues suites d'une petite demi-heure chacune, complétées par une pièce plus courte en bonus à la fin. La deuxième pièce était sans doute la plus abstraite, avec Daunik Lazro qui a commencé par ne jouer que de l'embouchure de son sax, puis de son sax sans le bec. La démarche évoquait un pointillisme minimaliste qui se fondait parfaitement dans l'approche bruitiste de Sophie Agnel. La douceur qui se dégageait de la musique du trio faisait qu'on était assez loin du malaise parfois recherché dans ce genre de musique. C'était à mon sens essentiellement dû à la poésie du jeu de la pianiste qui, mine de rien, renouvelait constamment son discours sans jamais tomber dans la facilité d'une musique agressive et violente. Il est évidemment beaucoup plus difficile de "charmer" l'auditeur que de le choquer avec une telle esthétique. Et pourtant elle y arrivait comme si elle reprenait un standard ! Étant donné que je connaissais un peu mieux ses deux co-improvisateurs (avec même une admiration de longue date pour Daunik Lazro), Sophie Agnel a ainsi été pour moi la révélation de ce concert. Et comme je pense que c'est une musique qui nécessite vraiment la vision et le direct, il sera intéressant d'aller la voir dans d'autres contextes à l'avenir.
lundi 18 septembre 2006
Alexandra Grimal Quartet @ La Fontaine, vendredi 15 septembre 2006
La soirée s'est déroulée en deux sets, marquant comme une progression vers l'abstraction et le jeu plus libre. Le premier set a ainsi commencé par un standard bop joué quasiment straight, alors que le second s'est achevé sur une compo free de Dré Pallemaerts. Entre les deux, la liberté prise par rapport aux canons esthétiques établis s'est faite de plus en plus ressentir, par légères touches successives. C'est d'abord Nelson Veras, pas son jeu qui allie science de la brisure mélodique et amour du silence et de la respiration, qui, dans ses solos, a mené le groupe un peu hors des sentiers battus. Pendant une bonne partie du premier set, il semblait d'ailleurs dans la position du soliste privilégié, alors qu'Alexandra intervenait moins, se contentant de reprendre le thème en introduction et conclusion des morceaux.
Si le premier set était dominé par les standards du jazz moderne, le second faisait lui la part belle aux compositions. Sur ce terrain de jeu, l'intervention des différents musiciens était plus égalitaire, avec des solos des rythmiciens et une conduite plus affirmée d'Alexandra. C'est la deuxième fois que je la vois avec Nelson Veras et je dois dire que j'aime vraiment bien cette association. Ils semblent en effet tous les deux partager une même philosophie du jeu, au-delà de leurs styles respectifs : attachement à la respiration, à une sensibilité alliant amour de la tradition et bousculement de celle-ci, ou encore au souci de ne pas trop en faire.
vendredi 15 septembre 2006
Fastival Grands Formats @ Trabendo, jeudi 14 septembre 2006
Le concert a commencé par la prestation de Diagonal du pianiste Jean-Christophe Cholet. Ce groupe, formé à partir de l'ex-Odéjy (Orchestre Départemental de Jazz de l'Yonne), se compose de dix musiciens, dont une bonne moitié m'était connue avant le concert : Nicolas Mahieux à la contrebasse, Christophe Lavergne à la batterie, Vincent Mascart aux saxes ténor et soprano, Geoffroy de Masure au trombone ou encore David Venitucci à l'accordéon. Le groupe était complété par deux trompettistes, un saxophoniste alto et Arnaud Boukhitine, de l'EIC, aux tuba et trombone. Depuis sa création, cet orchestre se penche sur les musiques traditionnelles européennes et leurs interactions avec le jazz. Après avoir exploré les musiques des Alpes avec Mathias Rüegg (du VAO), puis celles des îles britanniques, Diagonal se penche désormais sur celles d'Europe de l'Est - avant de proposer une création à partir de musiques françaises l'année prochaine. Le répertoire évite pas mal des clichés du genre en ne se voulant pas purement "festif". On entend à la fois des échos des fanfares cuivrées de Guca et des rythmes plutôt d'inspiration bulgare, mais aussi des arrangements plus mélancoliques moins géographiquement marqués. Le groupe sonne plutôt bien, avec un trio rythmique Cholet / Mahieux / Lavergne qui fait des étincelles et des solistes cuivrés qui font étalage de leur talent. On regrette néanmoins parfois que tout cela n'aille pas encore plus loin dans l'engagement explosif, parce qu'on sent que le potentiel est là. Le temps serré du concert (trois groupes) obligeait sans doute parfois à la retenue. Chipotage d'enfant gâté, parce que dans l'ensemble j'ai plutôt bien aimé ce que proposait le groupe.
Le deuxième groupe à monter sur scène était Le Grand Rateau du pianiste Jérôme Rateau. Là aussi les têtes connues côtoyaient celles qui l'étaient moins. On retrouve ainsi dans ce groupe Stéphane Kerecki à la contrebasse, Thomas Grimmonprez à la batterie, Thomas de Pourquery au sax alto, Yoann Loustalot à la trompette ou encore la formidable Jeanne Added au chant. Une guitare, un sax ténor, une trompette, un trombone et un tuba complétaient la formation. Le style de ce groupe est assez difficilement définissable. Moderne, cohérent, mais ne se rapprochant pas vraiment de choses entendues par ailleurs. Dans l'ensemble, il y a de bonnes idées, une conduite assurée de la part de Jérôme Rateau, mais parfois un peu de mollesse et de manque de consistance à la vue du cv des musiciens participants. On touche sans doute là du doigt toutes les difficultés qu'il y a à monter et faire tourner un grand orchestre : difficile d'avoir de longues périodes ensemble pour que la sauce prenne à tous les coups. La relecture d'Over the rainbow, servie par une Jeanne Added à fond dedans, perdait ainsi un peu de son intérêt par le contraste saisissant entre l'engagement de la chanteuse et l'absence de décolage de la part de l'orchestre à ses côtés.
La troisième et dernière formation de la soirée à se proposer à nos oreilles était le Paris Jazz Big Band, co-dirigé par le saxophoniste Pierre Bertrand et le trompettiste Nicolas Folmer. Là, pas vraiment de problème de consistance ni d'agrégation collective. On sent la machine très pro, qui tourne bien, avec un gros son digne de la tradition américaine des big bands swing. Le répertoire est nettement moins "hors cadre" que les deux précédents groupes, le plaisir vient donc d'ailleurs : de la maîtrise du "gros son" collectif (dix-sept musiciens tout de même), de l'explosivité de certains solistes (Sylvain Boeuf au sax ou Jean-Pierre Como au piano par exemple) et du déroulement sans à-coups de la musique jouée. Si ce n'est a priori pas trop le genre de jazz qui m'attire, en concert et pendant quarante-cinq minutes, ça reste tout à fait plaisant.
vendredi 8 septembre 2006
William Parker - The Inside Songs of Curtis Mayfield @ Cabaret Sauvage, jeudi 7 septembre 2006
Dans le cadre du festival Jazz à la Villette, William Parker donnait hier soir à entendre son projet autour de la musique du fameux soulman au Cabaret Sauvage. Son groupe avait des intérêts multiples : la présence, (presque) toujours enthousiasmante, de LA paire rythmique William Parker / Hamid Drake, celle de la chanteuse soul Leena Conquest qu'on a déjà pu apprécier avec le contrebassiste sur le bel album Raining on the Moon (Thirsty Ear, 2002), l'évènement de la venue d'Amiri Baraka ou encore celle, moins médiatique mais tout aussi importante pour moi, du pianiste Dave Burrell. Je ne savais à vrai dire pas trop ce qu'il était devenu depuis ses enregistrements, notamment avec Shepp, des années 60-70, et c'était une excellente surprise de pouvoir entendre son jeu à mi-chemin du free et des musiques racines de l'expression afro-américaine en concert. A côté de ces éminentes figures, le groupe était complété par Lewis Barnes à la trompette et Darryl Foster aux saxophones ténor et soprano.
Le nom du projet est assez explicite : en revisitant quelques chansons de Curtis Mayfield, et en les agrémentant de développements inédits, William Parker et son groupe cherchent à en extraire la substantifique moelle, politique et poétique. La présence d'Amiri Baraka, qui intercale ses textes dans les chansons du soulman, relie cette ambition à une tradition littéraire qui marie pamphlet et poésie. Son réquisitoire puissant contre les exactions des conservateurs au cours de l'histoire américaine, soutenu pendant une bonne dizaine de minutes par une rythmique entêtante, trouvait ainsi plus sa force dans la beauté de la langue, dans son rythme, que dans le fond en lui-même, sur lequel on pourrait discuter et nuancer pendant des heures. Mais c'est là la force du pamphlet sur l'argumentation laborieuse. Amiri Baraka est assez étonnant à voir en chair et en os d'ailleurs. D'allure chétive, voûté et plus tout jeune, il semble se redresser à l'aide de sa voix assurée, avec toujours une sorte de sourire ironique en coin. Ses mots claquent avec une violence non dissimulée et une puissance déclamatoire qui contraste avec son apparence physique.
J'aime particulièrement l'association de William Parker et Hamid Drake quand ils regardent vers leurs racines. Ces héros de la free music en tirent toujours un magnifique prétexte où se conjuguent élans libertaires et attachement au groove. Ils ont hier soir fait, à plusieurs reprises, étalement de leur talent en la matière. Un passage, notamment, trouvait quasiment des accents de beats de house music. Mais, du côté des instrumentistes, c'est surtout le jeu de Dave Burrell - et particulièrement son très beau solo en début de concert - qui a retenu mon attention. Élément sans doute le plus free du groupe hier soir, il développait des successions d'accords blues et soul qui s'enchaînaient dans un fracas percussif très expressif, à l'instar de ce qu'il faisait sur l'indépassable Blasé de Shepp à la fin des années 60.
Le répertoire choisi pour l'occasion reprenait des chansons parmi les plus connues de Curtis Mayfield : Pusherman, Move On Up, People Get Ready, Give Me Your Love... Pas vraiment de surprise de ce côté là. L'originalité tenait plus à l'interprétation, dont la partie la plus fidèle à l'originale était confiée aux cuivres, avec parfois Leena Conquest en support vocal - mais qui souvent suggérait plus qu'elle ne chantait réellement les paroles. C'était d'ailleurs assez amusant d'écouter le contraste entre la voix chaude et grave de la chanteuse et celle particulièrement aigüe qui a fait la réputation de Mayfield. Comme un inversement des rôles autour d'une confusion des genres. L'interpénétration des paroles de Curtis Mayfield et des textes d'Amiri Baraka permettait finalement de sortir du simple hommage en rendant véritablement présent le message, si ce n'est l'âme, du soulman. Belle réussite.
mardi 5 septembre 2006
Tony Malaby, Marc Ducret, Daniel Humair @ Sunside, lundi 4 septembre 2006
Grand moment hier soir au Sunside pour le concert de ce trio américano-franco-suisse inédit. S'ils avaient tous déjà joué ensemble deux par deux dans différents groupes, cette réunion à trois était une première. Sans longue préparation à l'avance ni même véritable répétition, Tony Malaby n'étant à Paris que pour deux jours, ces trois experts ès son nous ont offert une leçon d'improvisation créative comme on en entend rarement.
Bien sûr, un trio sax-guitare-batterie avec Marc Ducret fait penser à Big Satan. Pourtant, si nous sommes dans des univers voisins, il n'y a pas identité d'approche ni de son de la part de ces deux trios. L'écriture est une donnée centrale de Big Satan, alors qu'hier les musiciens proposaient leurs recherches en direct. On les sentait constamment à l'affut du moment où ça allait décoller. Et quand c'était le cas, ça l'était vraiment et ils ne lâchaient alors plus leur inspiration autant collective qu'individuelle. Les moments de relâche furent donc rares. En deux sets composés de longues coulées incandescentes, alternant les phases de tension et de répit, le trio semblait sculpter son œuvre sous nos yeux. Humair, puissant sans jamais être violent. Ducret, percussif et heurté avec toujours une sorte d'énergie retenue. Malaby, extatique et véhément avec ce qu'il faut de mélodies enfantines. Ils semblaient tous se situer dans le registre d'une force contrôlée, ne cédant pas aux facilités du jeu totalement explosé.
Ce qui ne trompait pas c'était l'attitude physique des musiciens, qu'ils jouent où qu'ils laissent leurs camarades s'exprimer. Les yeux de Tony Malaby ont bien failli sortir plus d'une fois de leurs orbites. Daniel Humair, les yeux constamment mi-clos, avait des allures de gros chat ronronnant de plaisir en faisant gronder ses toms. Quant à Marc Ducret, son corps élastique se faisait constamment l'écho des soubresauts de sa guitare.
L'étendue de la palette sonore de Malaby au ténor a encore fait des merveilles, de puissantes poussées aux confins des textures d'un baryton à d'aiguisées saillies proches des sonorités d'un soprano. Il a un engagement de tous les instants, qu'il cherche à exploser le mur du son autorisé par un saxophone ou qu'il brise ses excursions free par des cellules mélodiques toutes simples. Même quand il se recule pour laisser Ducret et Humair dialoguer, il semble entièrement pris dans la musique - et participer à l'élaboration de celle-ci.
La complémentarité rythmique entre les deux Européens est elle aussi un élément à noter. On savait Ducret fin rythmicien, il l'a démontré dans une ampleur hors du commun hier soir. Difficile, au final, d'imaginer musique improvisée plus riche, plus belle et plus maîtrisée que celle qu'on a eu la chance d'entendre avec ce trio.
lundi 4 septembre 2006
Steve Coleman & Five Elements @ Cité de la Musique, samedi 2 septembre 2006
Encore une prestation de Steve Coleman qui va faire débat. Comme à peu près tous ses concerts et disques ces dernières années. Il est même fort probable que ceux qui appréciaient l'altiste pour son côté funk/groove ne se retrouvent pas dans la nouvelle direction prise par le chicagoan. Les derniers concerts de Coleman auxquels j'avais assisté m'avaient d'ailleurs, moi aussi, laissé un peu sceptique parfois. Mais cette fois-ci, je me retrouve du côté des convaincus par ce concert à la Cité de la Musique samedi soir, dans le cadre de Jazz à la Villette.
En sortant de la salle, j'ai eu le sentiment d'avoir retrouvé les Five Elements, après quelques années de recherches pas toujours abouties. Le tournant entamé avec Lucidarium (Label Bleu, 2004) semble enfin avoir débouché sur quelque chose de cohérent. Ambiance apaisée, au déroulement lent, où voient le jour des solos de cuivre tranchants comme l'acier, teintés de bleu électrique, sur un tapis rythmique qui joue à l'économie, avec les incantations vocales de Jen Shyu délivrées avec parcimonie. Renouvelant toujours ses sidemen, Coleman semble désormais avoir trouvé la formule juste avec Jonathan Finlayson à la trompette, Tim Albright au trombone, Jen Shyu au chant, Thomas Morgan à la contrebasse et le petit dernier Justin Brown à la batterie. De jeunes musiciens qui lui permettent de renouveler son discours sous une forme peut-être plus "musique contemporaine", mais aussi plus directement ancré dans le langage jazz traditionnel, qui met en relief d'une nouvelle manière ses solos qui transpirent l'héritage bop.
Le concert s'est déroulé comme une grande suite, sans véritable pause entre les morceaux. La première moitié du concert s'apparentait à une sorte de requiem, au déroulement lent et majestueux, pareil à une "explosante fixe" chère aux surréalistes. Coleman mettait en place progressivement sa musique, dans un souci de construction spirituelle évident. L'alternance des formats - à six, en trio, en duo - et les changements de rythmiques - souvent impaires - permettaient de marquer les étapes de cette progression. On retrouvait ainsi les soucis de forme développés par Coleman depuis ses contacts avec l'Ircam. Jen Shyu, dans ses interventions, semblait réciter des prières dans une langue non-articulée, avec une maîtrise de ses effets vocaux plus assurée qu'auparavant.
Par changements de direction successifs, marqués de manière brutale, comme une scansion claire dans la musique, Coleman a progressivement emmené le groupe vers un bouillonnement plus marqué par le groove et l'expressivité des solistes, mais sans que cela ne s'apparente réellement à son discours habituel. Le batteur, par sa légèreté, tranchait singulièrement avec les précédents occupants de ce poste parmi les Five Elements. Là où un Tyshawn Sorey écrasait tout sur son passage de sa frappe surpuissante, Justin Brown développe une approche plus percussive de l'instrument, avec un jeu plus varié, assez peu marqué par le funk. La présence d'une contrebasse, si elle a été amorcée il y a déjà quelques années, trouve enfin, dans ce contexte, toute la place qu'elle mérite, ne cherchant pas à reproduire un groove de basse électrique et n'apparaissant plus comme un élément intrus dans le magma développé.
Ce nouvel écrin met particulièrement en avant la beauté du son de Coleman à l'alto. Moins d'effets pyrotechniques, des interventions solitaires souvent ramassées dans la durée, mais avec un timbre parkérien qui déchire, comme un éclair, la nuit bleue-noire à laquelle s'apparente sa musique. J'ai particulièrement apprécié les passages en trio avec juste la section rythmique. Coleman semblait, à travers eux, insisté sur ce qui le rattache à la tradition jazz classique, loin des fusions en tous genres qui font bien souvent l'actualité de cette musique.
Après cette longue suite qu'on ne saurait qualifier d'introductive, les Five Elements ont enchaîné sur un morceau aux allures de jazz funerals néo-orléanais. On y retrouvait une sorte de candeur de marching band, où alternaient joie insouciante et tristesse mélancolique. C'était pour le moins déconcertant d'entendre Coleman dans ce contexte - une musique qui évoquait presque les fanfares de cirque par moment - mais tout à fait en cohérence avec ce concert qui semblait avoir choisi la thématique de la vie et de la mort, du rapport à la tradition, à sa transmission, et à son présent. Le groupe s'est même payé le luxe d'un rappel - ce que ne fait pas toujours Coleman - aux accents plus habituels. Signe qu'il était sans doute dans un bon jour.
"Là, tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté." Qui l'eût cru de la part de Steve Coleman ? Si on retrouvait son souci de la forme et de la construction de la musique, le saxophoniste semblait apaisé. Il dégageait une grande sérénité - sûr de la direction dans laquelle il emmenait ses fidèles Five Elements, un groupe qui fête cette année ses vingt ans tout de même.