vendredi 31 octobre 2025

Jazzfest Berlin 2025, 1er soir, jeudi 30 octobre 2025

Niescier, Reid, Salem @ Haus der Berliner Festpiele, 18h00


Le festival commence sur les chapeaux de roue, avec un trio emmené par l’explosive saxophoniste alto issue de la fertile scène de Cologne, Angelika Niescier. Pour l’occasion, celle-ci est accompagnée par deux musiciennes américaines : l’emblématique violoncelliste chicagoane Tomeka Reid et la jeune Eliza Salem, qui prend en quelques sortes la suite de Savannah Harris qui avait participé au très beau disque du trio, Beyond Dragons (Intakt, 2023), mon disque préféré paru en 2023. Il y a dans la musique d’Angelika Niescier comme un précipité de quelques fortes traditions des mondes du jazz. Une vélocité issue en droite ligne du bop. Une certaine urgence à dire héritée des grandes heures du free jazz. Une science de l’architecture rythmique, confiée autant si ce n’est plus au saxophone qu’aux instruments habituellement cantonnés à ce rôle, qui évoque le m-base stevecolemanien. A cela s’ajoute un sens affirmé de la narration qui emporte l’auditoire au cours de parcours bien souvent échevelés, mais qui gardent toujours une grande lisibilité, n’oubliant ni les nuances ni le sens des reliefs. Ses comparses américaines ne sont pas en reste, et Tomeka Reid illustre avec sa classe habituelle ce sens des reliefs qu’elle magnifie et amplifie en variant les modes, tour à tour walking bass aux teintes bluesy ou héritière d’une approche décloisonnée typique de l’AACM chicagoane. La jeune Eliza Salem alterne tenue du rythme, aux roulements grondants, et couleurs percussives, afin d’accentuer juste ce qu’il faut les chemins escarpés qu’emprunte la saxophoniste. La leader déborde d’enthousiasme quand elle s’empare du micro entre les morceaux pour en expliquer leur sens ou lorsqu’elle présente ses acolytes. Mais c’est bien par sa musique qui ouvre grand le champs des possibles qu’elle nous conquiert définitivement. Un très grand concert !


Felix Henkelhausen’s Deranged Particles @ Haus der Berliner Festspiele, 19h30


Place à quelques locaux de l’étape ensuite, avec un septet berlinois réuni autour du contrebassiste Felix Henkelhausen. Jusqu’à présent je ne le connaissais que grâce à sa participation au plus récent groupe de Jim Black, Jim & The Schrimps. Ce concert était donc l’occasion de découvrir sa propre musique, à la tête d’un ensemble ou seul le nom d’Elias Stemeseder aux claviers m’était familier. J’avais d’ailleurs déjà pu le voir, en solo, au Jazzfest Berlin, lors de l’édition 2018, ma précédente venue au festival soixantenaire de la capitale allemande. Outre Stemeseder qui alterne grand piano, clavecin et synthés, voire en joue simultanément, le groupe rassemble Percy Pursglove à la trompette, Philipp Gropper au saxophone tenor, Evi Filippou au vibraphone et au marimba, Philip Dornbusch à la batterie et Valentin Gerhardus au live sampling et aux beats électroniques. La présence de ce dernier définit en grande partie le son de l’ensemble. Dans une approche illbient, il introduit constamment des rythmes bancals et agressifs qui donne un aspect claudiquant à la musique. Cela est renforcé par le jeu du batteur qui utilise plus les parties métalliques de son set (cymbales, cadres des toms) que les peaux. Si on ajoute à cela les changements constants de claviers de Stemeseder, un jeu très « oblique » des deux souffleurs et les interventions d’Evi Filippou qui se logent dans les quelques interstices encore disponibles, cela produit un discours très dense, construit à partir de multiples couches qu’il n’est pas toujours facile de suivre sur la durée. Il faut du temps pour entrer dans cette musique un brin hermétique, et ce n’est que sur le dernier tiers de la prestation que j’arrive à vraiment prendre du plaisir à l’écoute. Cela commence d’ailleurs par un développement sans l’intervention des beats electro, et avec un Stemeseder qui se concentre sur le seul piano. Sans renier leur approche rythmique claudiquante, ils arrivent à faire émerger en parallèle un groove qui semblait recouvert par trop de couches de discours simultanées au début du concert. 


Wadada Leo Smith & Vijay Iyer @ Haus der Berliner Festspiele, 21h00


Le duo entre le trompettiste vétéran (83 ans tout de même) et le claviériste utilise aussi des beats électroniques, mais là où le groupe précédent étouffait sous le « trop plein », Wadada Leo Smith et Vijay Iyer semblent avoir fait leur le principe « less is more » du célèbre architecte ayant laissé des traces majeures aussi bien à Berlin qu’à Chicago. Chicago dont est originaire le trompettiste, pilier de l’AACM depuis six décennies. La dernière fois que je l’avais vu sur scène c’était d’ailleurs pour une soirée qui célébrait les cinquante ans de l’association chicagoane au Théâtre du Châtelet (2015, avec également Roscoe Mitchell et Henry Threadgill au programme !). Pour l’occasion, l’écoute en concert permet de donner plus de « chair » à une musique un peu trop désincarnée sur disque (la faute sans doute à la production ECM trop léchée qui dessert ce genre de musique économe de ses effets). Le son si caractéristique de la trompette irisée de Wadada Leo Smith transperce l’obscurité dans des traits successifs qui évoque un art pictural de la retenue, entre Miro et Klee. Si la mélodie ne semble pas la préoccupation première du trompettiste, on le surprend néanmoins à plusieurs reprises développer de douces mélopées qui illuminent d’un bleu subtil l’obscurité quasi complète dans laquelle la salle est plongée (jeu minimaliste des lumières pour l’occasion). Iyer alterne entre grand piano et rhodes selon les morceaux, dans une approche climatique qui installe un environnement propice à faire ressortir le trait du trompettiste. Il ne cherche clairement pas à ce mettre en avant, ni même à dialoguer d’égal à égal, et semble tout dévouer au service de son illustre aîné. Et il a bien raison car cela fonctionne à merveille, que le climat soit à l’orage, sourd ou grondant, ou à l’averse printanière dans les aigus du piano. 


Tim Berne’s Capatosta @ Quasimodo, 22h30


Les concerts de la scène principale s’achèvent juste à temps pour rejoindre au pas de course le club Quasimodo, de l’autre côté du Ku’damm, haut lieu de la scène alternative berlinoise. Ambiance bien différente de l’officielle Festspiele, ici le public est debout et les conversations au bar ne s’arrêtent pas pendant que les musiciens jouent… ce dont Tim Berne se plaindra en demandant comment dit-on « shut the fuck up » en allemand. Je n’avais pas vu Berne en concert pendant dix ans… et voila que je le vois deux fois à dix jours d’intervalle ! Il est par conséquent tentant de s’adonner au jeu des comparaisons entre le concert parisien du début de leur tournée européenne et ce concert berlinois de fin de cycle. Ce qui me frappe le plus, c’est le jeu de Gregg Belisle-Chi qui semble moins sur la retenue qu’à Paris. Dès son premier solo sur le premier morceau du concert, il prend le discours à son compte avec véhémence, beaucoup plus « rock » que dans mon (frais) souvenir. Et cela sera une constante tout au long du concert. Est-ce dû au format resserré (un set au lieu de deux) ou à l’affirmation de son propre discours au bout d’une dizaine de soirs à jouer cette musique sur les routes du continent ? En tout cas, cela permet de ne pas faire de ce concert une simple « redite » (ce qui aurait déjà été très bien compte tenu de l’excellence de la musique). Tom Rainey est lui égal à lui-même, propulseur infatigable aux roulements entraînants, à tel point que je concentre mon écoute sur lui à bien des moments du concert. Fallait-il prendre des places pour le même groupe à quelques jours d’intervalle ? Avec Tim Berne, la réponse est nécessairement oui ! Un très grand oui !

dimanche 19 octobre 2025

Tim Berne's Capatosta @ Sunset, samedi 18 octobre 2025

Je n'avais pas vu Tim Berne en concert depuis tout juste dix ans. Une éternité ! La première fois, c'était il y a vingt ans, le jour même de mes vingt-cinq ans (un beau cadeau d'anniversaire) : un trio avec Craig Taborn et Tom Rainey, déjà au Sunset/Sunside. Les années suivantes, le rythme a été très régulier, toujours au même endroit, toujours avec Tom Rainey derrière les fûts : en 2006 avec Big Satan (Marc Ducret), en 2007 avec Paraphrase (Drew Gress), en 2008 avec Science Friction (Taborn et Ducret). Puis, alternativement au Triton et à la Dynamo ensuite : avec Snakeoil (Oscar Noriega, Matt Mitchell, Ches Smith, sans Rainey donc) en 2011 (La Dynamo) et 2012 (Le Triton, avec Ducret en invité) et au sein du Tower Bridge de Marc Ducret (avec à nouveau Rainey) en 2012 (Le Triton) et 2015 (La Dynamo). 

Pour ces retrouvailles après une décénie, Tim Berne mêle fidélité, puisqu'on retrouve l'incontournable Tom Rainey et à la batterie, et nouveauté, avec la présence du guitariste Gregg Belisle-Chi. Il s'agit de la première date de la première tournée européenne de ce nouveau groupe, nous informe le saxophoniste au cours du concert. S'il s'agit d'une découverte en live, j'ai déjà pu entendre le guitariste sur disque ces dernières années, puisqu'il a publié deux disques en solo où il interprète... des compositions de Tim Berne - Koi (Relative Pitch, 2021) et Slow Crawl (Intakt, 2025) - mais aussi un duo... avec Tim Berne, forcément - Mars (Intakt, 2022) - et plus récemment un disque du trio qui nous occupe ce soir - Yikes Too (Out Of Your Head, 2025). Bref, Gregg Belisle-Chi baigne dans la musique du saxophoniste depuis quelques années déjà et sa "nouveauté" est donc toute relative. 


La présence de Berne et Rainey et le format trio avec guitare évoque forcément Big Satan, pourtant j'ai trouvé la musique proposée fort différente - au-delà des caractéristiques timbernniennes évidentes qui parcourent toute l'oeuvre du saxophoniste. Tout d'abord, le format des morceaux est relativement ramassé, en tout cas comparé aux standards timberniens. Pas de longue suite labyrinthique où les différentes voix s'enchevêtrent dans une fusion magmatique. Plutôt un discours qui conserve une grande clarté, où la sonorité de chaque instrument est bien audible (bonne sonorisation des équipes du Sunset au passage), qui s'autorise plus de respiration qu'à l'accoutumée. Le jeu de Gregg Belisle-Chi diffère grandement de celui de Marc Ducret - ce qui en fait tout l'intérêt, il ne s'agit pas de reproduire ce qui a déjà été (très bien) fait. Il conserve toujours une forme de retenue, un jeu très délié, même dans les passages les plus paroxystiques. Tom Rainey, quant à lui, est peut-être moins polyrythmique que dans d'autres formats, mais il conserve cette capacité inégalée à propulser l'ensemble d'une manière à la fois chantante et aux couleurs contrastées. Après toutes ces années à jouer ensemble (50 000 dira-t-il au cours du concert), Tim Berne semble encore surpris quand il lâche à la fin d'un morceau : "Tom Rainey sounds so good!" plus pour lui-même qu'à destination du public. On ne peut qu'être d'accord avec lui. Le trait d'alto du leader conserve lui son caractère bleu nuit, acide et d'une densité incomparable. Chaque morceau est un concentré d'énergie, mais toujours avec cette lisibilité plus évidente que dans d'autres formats. 

La durée ramassée de chaque morceau permet d'en jouer six ou sept pour chacun des deux sets, et donc de varier les ambiances. Tim Berne parle un peu entre chaque morceau, dans des interventions pleines d'humour. Je ne l'avais pas connu aussi bavard dans le passé, mais cela renforce la proximité déjà forte avec le pubic dans une salle aux dimensions modestes. L'un des morceaux résulte de la juxtaposition de deux compositions de Julius Hemphill, mentor de Tim Berne dans ses jeunes années. Il rappelle alors comment Hemphill composait : assis sur son lit en regardant des matches de football américain et en couchant directement les notes sur la partition. Berne, qui habita un temps avec lui dans un loft brooklynien, lui demanda un jour s'il ne le dérangeait pas en répétant dans la salle d'à-côté et reçut pour seule réponse un flegmatique : "Don't talk to me" ! Visiblement, Tim Berne n'en prit pas ombrage puisqu'il honore encore régulièrement son alter-ego aujourd'hui. Et c'est tant mieux. A coup sûr, l'un des meilleurs concerts de l'année !

samedi 18 octobre 2025

Shara Nova & Orchestre National Avignon-Provence - The Blue Hour @ Cité de la Musique, vendredi 17 octobre 2025

Les cordes de l'Orchestre National Avignon-Provence, dirigées par Débora Waldman, accompagnaient hier soir la chanteuse américaine Shara Nova pour la création française de la pièce The Blue Hour. Celle-ci a fait l'objet d'un disque paru en 2022 chez New Amsterdam / Nonesuch, avec l'ensemble A Far Cry, que j'avais bien aimé. Il s'agit de la mise en musique de poèmes de Carolyn Forché, extraits de son recueil On Earth publié en 2001. Des textes qui relatent les pensées d'une personne qui passe de vie à trépas, selon le mythe qu'on voit redéfiler des moments de sa propre vie à cet instant précis. Il n'y a pas de trame narrative, plus une succession de pensées et d'images, avec une progression alphabétique - des mots commençant par une lettre commune (en anglais) servant de référence à tel ou tel passage. Le titre de l'oeuvre mise en musique diffère de celui du recueil de poèmes et fait explicitement référence à ce moment entre deux mondes, entre lumière et obscurité, entre le jour et la nuit. 

Shara Nova a composé elle-même une partie de la musique, mais quatre autres compositrices y ont également contribué : Rachel Grimes, Sarah Kirkland Snider, Angélica Negron et Caroline Shaw. Chaque poème - relativement court - est donc confié alternativement à l'une des compositrices. Je reconnais surtout les pièces composées par Caroline Shaw, la seule dont la musique me soit familière. On note des échos entre certaines compositions qui indiquent une compositrice commune, mais dans l'ensemble on est face à un ensemble cohérent, dont il n'est pas toujours évident de distinguer une singularité marquée. On est plus sur le mode de la variation que du patchwork. La musique s'inscrit dans une veine néoclassique plaisante à l'oreille, avec des inflexions presque pop parfois, des réminiscences de minimalisme américain ici ou là mais sans systématisme, et un sens des contrastes qui fait se succéder des grands aplats à l'unisson et des moments plus polyphoniques. 


Shara Nova, qui officie sous le pseudonyme My Brightest Diamond quand elle évolue dans le monde de la pop (j'avoue ne pas connaître), alterne les modes : récitatifs, arias quasi baroques (une citation de Bach au passage), chant pop. On est dans quelque chose de typiquement américain au-delà des genres, où musiques dites savantes et populaires se fondent. On n'est ainsi pas étonné de lire dans le programme de la soirée qu'elle chante aussi à Broadway (la comédie musicale Illinoise en l'occurence). Ni que l'enregistrement de The Blue Hour soit sorti sur Nonesuch, archétype du label américain où se rencontrent les différents genres musicaux mais souvent avec une esthétique un peu arty.

Le cycle complet - quarante poèmes - se déploie sur un peu plus d'une heure et quart et, face aux applaudissements insistants du public (malgré une salle pas complètement pleine, les siège à l'étage sur les côtés sont très clairesemés), les musiciens se plient à l'exercice du rappel avec une joie non dissimulée. On ne boude pas notre plaisir non plus devant ces quelques minutes additionnelles.