Le noir. Total. Puis, une lumière ouatée, d'aube naissante. Deux silhouettes se détachent sur un sol immaculé. Elles contemplent un fjord. Peter et son frère viennent d'y accoster. Ils rêvent d'y construire, à partir de rien, une ville nouvelle. Peter, à qui tout a toujours réussi, veut se mettre en danger, connaître ne serait-ce que la possibilité de l'échec. Les gestes sont lents. Les déplacements comme entravés par de lourdes semelles de plomb. La langue se déploie dans le temps. Devient arythmique. Les personnages sont-ils bien réels ? Ne sommes-nous pas plutôt projetés dans une autre dimension, peuplée d'avatars virtuels, à l'espace et au temps encore mal définis ?
La pièce d'Arne Lygre, jeune auteur norvégien né en 1968, présentée actuellement aux Ateliers Berthier dans le cadre du Festival d'Automne, joue constamment de la confusion entre le réel et le virtuel, l'apparence et le concret. Avec, en son centre, un personnage principal qui semble réunir ces deux contraires : l'argent. Homme sans but est une pièce sur le pouvoir (corrupteur ?) de l'argent, le pouvoir d'achat. Peter, milliardaire ayant fait fortune dans on ne sait quel virtual business, achète tout. Il arnaque d'abord le propriétaire des terrains longeant le fjord pour y construire sa ville. Il reconstitue, ensuite, grâce à son argent, une vie sociale et familiale pleine d'apparences et de faux-semblants qui se délitera après sa mort, gangrénée par le cancer de l'héritage.
La mise en scène de Claude Régy dilate le temps. Le silence y est roi. L'économie (polysémie lourde de sens) est au cœur de sa vision de l'œuvre de Lygre. Les gestes et les mots sont précis. Chirurgicaux. Violents parfois. Comme invisibles le plus souvent. La pièce est portée par la présence électrisante de Jean-Quentin Chatelain, dans le rôle de Peter. L'acteur suisse, que j'avais pu voir récemment dans l'adaptation scénique du Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas d'Imre Kertész, y joue à merveille de son timbre de voix si particulier. Traînant. Magnétique. Il porte les deux premiers tiers de la pièce. Le dernier tiers, après sa mort, souffre de son absence.
Une atmosphère étrange émane finalement de cette pièce. Les personnages oscillent entre le je et le il. Tout y est lent. La lumière semble simultanément crue et ouatée. Les sons, évanescents et stridents. La vie ressemble à la mort. La mort ne ressemble pas à la vie. La langue est simple, économe. Elle crée l'âpreté. Lygre fait sentir le vide comme la langue de Hamsun fait sentir, physiquement, la faim. La force de cette œuvre n'est pas immédiate. Elle laisse le spectateur en suspens, dans une impression mitigée. Elle demande l'effet du temps. Mais elle marque. D'une manière indélébile.