Sur la scène plongée dans le noir, Guillaume Perret s'avance seul, une simple source de lumière venant du pavillon de son saxophone pour tout point de repère. A l'aide d'une batterie de pédales d'effet et de samplers, il construit progressivement un tourbillon de sons à partir de son seul instrument. Une ligne de basse, des cliquetis pour servir de soutient percussif, un millefeuille mélodique qui crée une atmosphère dense. Il sonne comme dix et pourtant pour ce premier morceau ses complices attendent en coulisse. Le public manifeste avec bruit son enthousiasme, et ça va durer tout le concert. A juste titre.
Rejoint par Cyril Moulas à la guitare, Linley Marthe à la basse et Yoann Serra à la batterie, le saxophoniste savoyard nous emmène dans son univers où se mêlent jazz, rock, électro, ambient, funk, dub et pop. Un grand fourre-tout ? Plutôt une boîte à outils, dont le groupe se serre pour créer une atmosphère changeante, volontiers orageuse, faite de sourds grondements et de soudains éclairs. A chaque morceau son univers, souvent puissant, parfois lancinant, toujours prenant. L'aspect visuel est très travaillé, avec un jeu de lumières qui joue sur les contrastes, avec toujours cette iode qui éclaire de l'intérieur son instrument et dont l'intensité varie en fonction du son. S'il vient du jazz, Guillaume Perret emprunte les codes du concert pop-rock pour une fusion personnelle très réussie. Ses lignes mélodiques nous emportent loin, évoquant des parfums d'orient (un morceau aux teintes masadiennes - on sait qu'il avait été question qu'il enregistre un volume du Book of Angels avant que le projet n'avorte) ou le tezeta, ce blues des hauts plateaux éthiopiens. De la formation originelle d'Electric Epic, seul Yoann Serra accompagne toujours le leader. Mais les nouveaux venus se fondent avec délice dans l'univers électrique de Perret. Il n'y a qu'à entendre ce solo dévastateur de Liley Marthe vers la fin du concert, pour comprendre la communion d'esprit qui anime ces musiciens. Plus qu'une succession de morceaux, Guillaume Perret arrive ainsi à créer une sorte de puissant continuum qui prend sa vraie dimension dans la durée, convoquant la transe grâce à une science évidente des rythmes répétitifs - entre source ancestrale et développements technologiques contemporains.
Je ne sais dans quelle mesure le public praguois connaissait le saxophoniste avant le concert (la belle salle art déco était quand même bien remplie), mais il a indéniablement su le conquérir vues les réactions particulièrement enthousiastes qu'il a suscité tout au long. Et ce n'est évidemment pas moi qui me plaindrais que la scène jazz hexagonale arrive à exporter (avec l'appui de l'Institut Français local) ses jeunes talents de la sorte.
dimanche 27 novembre 2016
samedi 26 novembre 2016
Wim Vandekeybus - In Spite of Wishing and Wanting @ Divadlo Archa, vendredi 25 novembre 2016
Le chorégraphe flamand sait créer des images fortes. Cette reprise d'une pièce de 1999 (sur une musique de David Byrne), et même "re-création" est-il précisé dans le programme (je ne saurais toutefois dire s'il y a eu des changements significatifs au-delà des danseurs), illustre parfaitement la force visuelle dont est capable Win Vandekeybus. Sa pièce mêle des moments de danse à couper le souffle, des passages théâtraux complètement loufoques et la projection de deux courts métrages inspirés de nouvelles de Julio Cortazar qui font écho à ce qui se déroule sur scène. Avec un casting uniquement masculin (onze danseurs plus une courte apparition du chorégraphe à la fin), Vandekeybus développe un propos où s'entremêlent rêves éveillés, somnambulisme torturé, caprices enfantins, réveil en sursaut et mimétisme animalier. Lors de la première scène, les danseurs trottent ainsi sur le plateau, semblables à des chevaux alors que l'un d'entre eux essaie de les dresser cravache à la main. Vers la fin, c'est un incroyable vol en groupe d'hommes-oiseaux qui impressionne autant par la puissance athlétique qu'il dégage que par la fragile poésie qu'il évoque. Entre les deux, ils voudront tour à tour être ou avoir une éponge, un chameau, une panthère noire ou un singe. Expression d'un désir primal de retour à l'état de nature ou amusement enfantin face à d'autres formes de vie, le propos est suffisamment ouvert pour que chacun puisse l'interpréter à son gré.
La construction du spectacle n'est pas là pour expliciter un quelconque "message" qu'il faudrait absolument transmettre au spectateur. On est plutôt face à un jeu de correspondances, d'images en miroir qui créent autant de connexion visuelles qu'elles déroutent celui qui y cherche une "explication". Les deux projections d'un film, tourné en italien et aux forts relents felliniens, permettent ainsi de retrouver des éléments de décor aperçus sur scène auparavant tout en ajoutant une dimension fantastique au récit, entre vendeur de cris et tête décapitée qui continue à parler après avoir prononcé ses derniers mots. Italien, anglais, français, les danseurs racontent leurs souhaits et leurs volontés dans un tourbillon de langues qui résonne avec la confrontation des corps. Semblant parfois inspirée par des mouvements d'art martiaux - magnifiques passages où les danseurs portent juste une longue jupe et s'empoignent, où ils se jettent tourbillonnant dans les bras de deux autres - on retrouve la dimension très athlétique de la danse de Vandekeybus. Cela n'empêche pas des moments de grande poésie comme lorsque la lumière s'éteint et que les danseurs se passent de main en main des petites ampoules qui éclairent juste furtivement une partie de leurs mouvements. Sans doute le plus beau moment du spectacle.
Le sommeil est très présent tout au long de la pièce. Les danseurs dorment, debout ou allongés, se réveillent brusquement pris de peur, tremblent ou crient, se rassurent ou au contraire s'inquiètent les uns les autres. Il y a comme une ambiance de dortoir parfois, où l'irrationalité de l'esprit de groupe semble dominer les individus. Ainsi, l'un d'entre eux explique qu'il ne dort pas pour éviter de rêver. L'impossibilité de maîtriser ses désirs, l'attirance pour l'animalité, la confrontation verbale qui devient physique entrent en résonance avec des dysfonctionnements sans doute éternels de toute société humaine. Mais il ne s'agit pas ici de juger, plutôt de transfigurer par la grâce du mouvement. Ce que le chorégraphe réussit parfaitement, laissant des images très fortes dans la tête du spectateur.
La construction du spectacle n'est pas là pour expliciter un quelconque "message" qu'il faudrait absolument transmettre au spectateur. On est plutôt face à un jeu de correspondances, d'images en miroir qui créent autant de connexion visuelles qu'elles déroutent celui qui y cherche une "explication". Les deux projections d'un film, tourné en italien et aux forts relents felliniens, permettent ainsi de retrouver des éléments de décor aperçus sur scène auparavant tout en ajoutant une dimension fantastique au récit, entre vendeur de cris et tête décapitée qui continue à parler après avoir prononcé ses derniers mots. Italien, anglais, français, les danseurs racontent leurs souhaits et leurs volontés dans un tourbillon de langues qui résonne avec la confrontation des corps. Semblant parfois inspirée par des mouvements d'art martiaux - magnifiques passages où les danseurs portent juste une longue jupe et s'empoignent, où ils se jettent tourbillonnant dans les bras de deux autres - on retrouve la dimension très athlétique de la danse de Vandekeybus. Cela n'empêche pas des moments de grande poésie comme lorsque la lumière s'éteint et que les danseurs se passent de main en main des petites ampoules qui éclairent juste furtivement une partie de leurs mouvements. Sans doute le plus beau moment du spectacle.
Le sommeil est très présent tout au long de la pièce. Les danseurs dorment, debout ou allongés, se réveillent brusquement pris de peur, tremblent ou crient, se rassurent ou au contraire s'inquiètent les uns les autres. Il y a comme une ambiance de dortoir parfois, où l'irrationalité de l'esprit de groupe semble dominer les individus. Ainsi, l'un d'entre eux explique qu'il ne dort pas pour éviter de rêver. L'impossibilité de maîtriser ses désirs, l'attirance pour l'animalité, la confrontation verbale qui devient physique entrent en résonance avec des dysfonctionnements sans doute éternels de toute société humaine. Mais il ne s'agit pas ici de juger, plutôt de transfigurer par la grâce du mouvement. Ce que le chorégraphe réussit parfaitement, laissant des images très fortes dans la tête du spectateur.
mardi 8 novembre 2016
Omer Avital Quintet @ Divadlo U Hasičů, lundi 7 novembre 2016
Du contrebassiste israélien Omer Avital, je connaissais un disque, son premier, enregistré il y a déjà quinze ans sur Fresh Sound New Talent (Think With Your Heart, 2001). Il se distinguait de la masse des productions du label espagnol, spécialisé dans la documentation de jeunes musiciens new-yorkais, autant par la qualité orchestrale du large ensemble réuni par le contrebassiste (neuf musiciens) que par son attachement aux mélodies du vaste monde. Et pourtant, malgré cette réussite inaugurale, je n'avais pas vraiment suivi les productions d'Omer Avital depuis. Son passage par le "théâtre des pompiers" de Prague était donc l'occasion de voir ce que donne sa musique aujourd'hui.
Il se présente à la tête d'un quintet à deux saxophones, tenus par Alexander Levin (tenor) et Asaf Yuria (tenor et soprano). La musique du groupe est un mélange de jazz post-coltranien, volontiers soulful et spirituel, comme une descendance croisée d'Horace Silver et de Pharoah Sanders, et de rythmes issus de différentes traditions extra-occidentales. Au fil du concert on a ainsi l'impression de se trouver successivement en Afrique du Sud, au Maroc ou au Proche-Orient, mais toujours avec un liant explicitement jazz, nourri de la fréquentation des clubs new-yorkais. C'est une musique qui prend tout son sens en concert tellement elle est faite pour entraîner le corps autant que l'esprit. Omer Avital danse d'ailleurs littéralement avec sa contrebasse-partenaire. Et les deux saxophonistes lui emboitent le pas en entremêlant leurs discours, jouant des possibilités du canon quand ils sont tous les deux au tenor, ou appuyant sur les contrastes quand soprano et tenor se répondent.
Si les musiciens prennent quelques solos, c'est surtout par le son d'ensemble particulièrement lyrique qu'il dégage dans les passages a tutti que le groupe brille. Le pianiste Eden Ladin est discret mais efficace, gorgeant ses interventions aussi bien au piano qu'au rhodes d'un esprit soul hérité des grandes heures du hard bop, avec quelques effets romantiques de-ci de-là. L'ensemble sonne ainsi comme un syncrétisme musical assez typique de la scène jazz israélienne, très attaché à la mélodie, au lyrisme et aux réalités rythmiques diverses d'une société diasporique ; tout en maintenant un lien évident avec le présent du jazz new-yorkais. Et, par dessus tout, leur musique communique une joie simple mais persistante, ce qui n'est pas si aisé à procurer.
Il se présente à la tête d'un quintet à deux saxophones, tenus par Alexander Levin (tenor) et Asaf Yuria (tenor et soprano). La musique du groupe est un mélange de jazz post-coltranien, volontiers soulful et spirituel, comme une descendance croisée d'Horace Silver et de Pharoah Sanders, et de rythmes issus de différentes traditions extra-occidentales. Au fil du concert on a ainsi l'impression de se trouver successivement en Afrique du Sud, au Maroc ou au Proche-Orient, mais toujours avec un liant explicitement jazz, nourri de la fréquentation des clubs new-yorkais. C'est une musique qui prend tout son sens en concert tellement elle est faite pour entraîner le corps autant que l'esprit. Omer Avital danse d'ailleurs littéralement avec sa contrebasse-partenaire. Et les deux saxophonistes lui emboitent le pas en entremêlant leurs discours, jouant des possibilités du canon quand ils sont tous les deux au tenor, ou appuyant sur les contrastes quand soprano et tenor se répondent.
Si les musiciens prennent quelques solos, c'est surtout par le son d'ensemble particulièrement lyrique qu'il dégage dans les passages a tutti que le groupe brille. Le pianiste Eden Ladin est discret mais efficace, gorgeant ses interventions aussi bien au piano qu'au rhodes d'un esprit soul hérité des grandes heures du hard bop, avec quelques effets romantiques de-ci de-là. L'ensemble sonne ainsi comme un syncrétisme musical assez typique de la scène jazz israélienne, très attaché à la mélodie, au lyrisme et aux réalités rythmiques diverses d'une société diasporique ; tout en maintenant un lien évident avec le présent du jazz new-yorkais. Et, par dessus tout, leur musique communique une joie simple mais persistante, ce qui n'est pas si aisé à procurer.
lundi 7 novembre 2016
John Zorn's Bagatelles @ Porgy & Bess, samedi 5 novembre 2016
Quelques semaines après avoir découvert les Bagatelles de John Zorn lors du concert de Brian Marsella, Trevor Dunn et Tyshawn Sorey au Stone, le passage du saxophoniste et de quelques uns des musiciens qui gravitent autour de lui par l'élégant club viennois - archi-comble pour l'occasion - me donnait l'opportunité de mieux cerner ce nouveau corpus de près de 300 compositions. Cinq formations - dont trois parmi mes préférées de l'univers zornien - se sont ainsi succédées sur la scène du Porgy & Bess, chacune jouant une demie-heure, soit entre trois et six Bagatelles, selon les développements qu'elles y apportaient.
Masada Quartet
La soirée démarre très fort, avec LE quartet qui donc, pour l'occasion, ne joue pas du Masada. Même si ce n'est pas une première puisque le groupe avait à l'origine été assemblé par Zorn pour enregistrer une musique de film à l'été 1993, dans une veine proche d'Ascenseur pour l'échafaud qui n'avait rien à voir avec ce qui allait suivre, c'est quand même une vraie curiosité d'entendre le quartet sur un autre répertoire. On retrouve bien entendu la qualité dans l'interplay développée par ces musiciens depuis plus de vingt ans, une section rythmique capable de chanter la mélodie comme personne, des soufflants époustouflants de précision dans leurs effets et quelques marques de fabrique propre à l'écriture de Zorn, mais ce qui ressort avant tout c'est la grande fraîcheur de la musique. Comme la sensation de découvrir quelque chose de vraiment nouveau par un des groupes qu'on a le plus écouté... génial ! Le premier morceau commence sur les chapeaux de roue, très dynamique, avec un Dave Douglas tranchant, rutilant, qui répond du tac-o-tac aux attaques acides de l'alto de Zorn. Cette première approche confirme l'impression laissée par le concert du Stone d'une musique extrêmement virtuose, nourrie de jazz - peut-être plus que jamais chez Zorn - qui illustre tout ce qui relie le quartet aux expérimentations de la free music des 60s. Le deuxième morceau est au contraire l'occasion d'infirmer un aspect que laissait envisager le concert du Stone : non, toutes les Bagatelles ne font pas appel à un rythme enlevé. C'est au contraire une superbe ballade, qui fait une large place à la science des couleurs dont est capable Joey Baron à la batterie, qui se développe. Du coup, pour que personne ne soit en reste, c'est un Greg Cohen en majesté qui prend un long solo lors du troisième et ultime morceau, faisant chanter sa contrebasse comme seul peut-être Charlie Haden en était capable. Le fantôme d'Ornette flotte plus que jamais dans l'air, et cette prestation s'apparente ainsi à une déclaration d'amour aux grandes heures du jazz libre.
Gyan Riley & Julian Lage
Changement radical d'ambiance, avec un délicat duo de guitares acoustiques pour enchaîner. Je ne connaissais de Gyan Riley (fils de Terry) qu'un disque au croisement des genres sur lequel il dialogue avec Iva Bittova et Evan Ziporyn. Quant à Julian Lage, si son nom ne m'est pas inconnu, je n'avais jusque là jamais eu l'occasion de l'écouter. C'est donc vierge de quasiment toute référence que j'attendais leur dialogue. Et, plus qu'un dialogue, c'est quasiment un discours amoureux que leur musique évoque. Il y a, tout d'abord, leur joie de jouer évidente et communicative : regards attentifs, sourires échangés face à la surprise glissée par l'autre, corps qui ondulent autour de l'instrument (surtout chez Julian Lage, particulièrement expressif). Et puis cette impression de phrases qui se répondent, s'emmêlent, s'interrompent pour laisser la parole à l'autre, pour ne plus finalement ne faire qu'une. Leur prestation apporte un regard très différent sur ces Bagatelles. Même si on reconnaît l'écriture de Zorn, ils l'emmènent vers un élégant mélange de musique contemporaine, de jazz et de folklore imaginaire qui dégage beaucoup de fraîcheur. Excellente idée de leur confier ces compositions. Et un contrepoint bienvenu, pour changer de décor, après l'excellence du quartet.
Nova Express Quartet
Je notais lors du concert au Stone que ce qui se rapprochait le plus des Bagatelles dans l'oeuvre de Zorn jusqu'ici était sans doute ce qu'il avait écrit pour le Nova Express Quartet, soit John Medeski au piano, Kenny Wollesen au vibraphone, Trevor Dunn à la basse et Joey Baron à la batterie. Ce n'est donc pas une surprise que cela fonctionne très très bien avec ce groupe. Peut-être le sommet d'une soirée pourtant riche d'un bout à l'autre. Le premier morceau développe une sorte de space jazz onirique, entre Sun Ra et MJQ, coloré et voyageur. Kenny Wollesen brille particulièrement, rendant léger et virevoltant son vibraphone. Après une ballade délicate, le troisième morceau est l'occasion d'une démonstration de groove avec un John Medeski digne des plus belles heures de MMW, hommage évident au soul jazz de la fin des 60s documenté par de nombreux disques Blue Note. Et que dire de Joey Baron sur le même morceau, funky en diable. Sur le morceau suivant, Medeski a des accents churchy, et confirme que les Bagatelles sont avant tout une déclaration d'amour à l'histoire du jazz. La musique de ce groupe est du genre à faire rugir de plaisir tellement elle est contagieuse, généreuse et dynamique. Grand moment.
Sylvie Courvoisier & Mark Feldman
Ce qui suit, dans un genre radicalement différent, n'est pas en reste cependant. On retrouve avec plaisir le duo piano-violon qui avait fait des merveilles sur le répertoire de Masada (mon volume préféré du Book of Angels). Comme pour le Masada Quartet en ouverture de concert, je fais face à une formation que j'ai beaucoup écoutée, et pourtant ils arrivent à ne sonner ni comme quand ils jouent leurs propres compositions, ni comme sur celles du Book of Angels. Sylvie Courvoisier joue presque uniquement des touches du piano (pas, ou peu, préparé). Mark Feldman musarde dans des ambiances qui ne ressemblent pas à ces habituelles escapades. Peut-être moins de mélancolie. La musique surgit là aussi assez joyeuse, voire rieuse par moment. Comme pour le duo de guitares un peu plus tôt, on est face à une délicate conversation amoureuse, vive et joueuse. Un régal.
Trigger
La dernière formation au programme est un jeune power trio comme Zorn les affectionne. Will Greene (g), Simon Hanes (b) et Aaron Edgcomb (dms) sont des nouveaux venus dans la galaxie zornienne (ils ont la vingtaine), mais bizarrement ce sont sans doute eux qui présentent la musique la plus référencée, la moins surprenante de la soirée. Ils jouent vite et fort, et du coup ça ressemble beaucoup à d'autres power groups jouant du Zorn. On perçoit moins la nouveauté sous leurs coups de boutoir, certes efficaces, mais attendus. Alors, si on se laisse prendre à hocher la tête en rythme, si on se régale des dérapages contrôlés propres au breaks zorniens, on se dit que finalement c'est quand elle surgit au sein de formations déjà très écoutées que la fraîcheur des Bagatelles prend tout son sens.
Craig Taborn
En guise de rappel, un invité surprise (pas annoncé au programme) se joint à la fête. Le pianiste joue deux Bagatelles, tout d'abord une ballade en apesanteur, délicate et brumeuse, proche de l'esthétique de son disque en solo chez ECM paru il y a quelques années. Superbe rencontre de deux univers singuliers au coeur du jazz créatif d'aujourd'hui. Puis un morceau aux angles plus abrupts, construction cubiste qui accentue les changements de dynamique. Point d'orgue et point final d'une superbe soirée, dans le contexte intime d'un club (certes de belle dimension, mais qui permet une réelle proximité avec les musiciens), dont le souvenir nous accompagnera à n'en pas douter longtemps.
Masada Quartet
La soirée démarre très fort, avec LE quartet qui donc, pour l'occasion, ne joue pas du Masada. Même si ce n'est pas une première puisque le groupe avait à l'origine été assemblé par Zorn pour enregistrer une musique de film à l'été 1993, dans une veine proche d'Ascenseur pour l'échafaud qui n'avait rien à voir avec ce qui allait suivre, c'est quand même une vraie curiosité d'entendre le quartet sur un autre répertoire. On retrouve bien entendu la qualité dans l'interplay développée par ces musiciens depuis plus de vingt ans, une section rythmique capable de chanter la mélodie comme personne, des soufflants époustouflants de précision dans leurs effets et quelques marques de fabrique propre à l'écriture de Zorn, mais ce qui ressort avant tout c'est la grande fraîcheur de la musique. Comme la sensation de découvrir quelque chose de vraiment nouveau par un des groupes qu'on a le plus écouté... génial ! Le premier morceau commence sur les chapeaux de roue, très dynamique, avec un Dave Douglas tranchant, rutilant, qui répond du tac-o-tac aux attaques acides de l'alto de Zorn. Cette première approche confirme l'impression laissée par le concert du Stone d'une musique extrêmement virtuose, nourrie de jazz - peut-être plus que jamais chez Zorn - qui illustre tout ce qui relie le quartet aux expérimentations de la free music des 60s. Le deuxième morceau est au contraire l'occasion d'infirmer un aspect que laissait envisager le concert du Stone : non, toutes les Bagatelles ne font pas appel à un rythme enlevé. C'est au contraire une superbe ballade, qui fait une large place à la science des couleurs dont est capable Joey Baron à la batterie, qui se développe. Du coup, pour que personne ne soit en reste, c'est un Greg Cohen en majesté qui prend un long solo lors du troisième et ultime morceau, faisant chanter sa contrebasse comme seul peut-être Charlie Haden en était capable. Le fantôme d'Ornette flotte plus que jamais dans l'air, et cette prestation s'apparente ainsi à une déclaration d'amour aux grandes heures du jazz libre.
Gyan Riley & Julian Lage
Changement radical d'ambiance, avec un délicat duo de guitares acoustiques pour enchaîner. Je ne connaissais de Gyan Riley (fils de Terry) qu'un disque au croisement des genres sur lequel il dialogue avec Iva Bittova et Evan Ziporyn. Quant à Julian Lage, si son nom ne m'est pas inconnu, je n'avais jusque là jamais eu l'occasion de l'écouter. C'est donc vierge de quasiment toute référence que j'attendais leur dialogue. Et, plus qu'un dialogue, c'est quasiment un discours amoureux que leur musique évoque. Il y a, tout d'abord, leur joie de jouer évidente et communicative : regards attentifs, sourires échangés face à la surprise glissée par l'autre, corps qui ondulent autour de l'instrument (surtout chez Julian Lage, particulièrement expressif). Et puis cette impression de phrases qui se répondent, s'emmêlent, s'interrompent pour laisser la parole à l'autre, pour ne plus finalement ne faire qu'une. Leur prestation apporte un regard très différent sur ces Bagatelles. Même si on reconnaît l'écriture de Zorn, ils l'emmènent vers un élégant mélange de musique contemporaine, de jazz et de folklore imaginaire qui dégage beaucoup de fraîcheur. Excellente idée de leur confier ces compositions. Et un contrepoint bienvenu, pour changer de décor, après l'excellence du quartet.
Nova Express Quartet
Je notais lors du concert au Stone que ce qui se rapprochait le plus des Bagatelles dans l'oeuvre de Zorn jusqu'ici était sans doute ce qu'il avait écrit pour le Nova Express Quartet, soit John Medeski au piano, Kenny Wollesen au vibraphone, Trevor Dunn à la basse et Joey Baron à la batterie. Ce n'est donc pas une surprise que cela fonctionne très très bien avec ce groupe. Peut-être le sommet d'une soirée pourtant riche d'un bout à l'autre. Le premier morceau développe une sorte de space jazz onirique, entre Sun Ra et MJQ, coloré et voyageur. Kenny Wollesen brille particulièrement, rendant léger et virevoltant son vibraphone. Après une ballade délicate, le troisième morceau est l'occasion d'une démonstration de groove avec un John Medeski digne des plus belles heures de MMW, hommage évident au soul jazz de la fin des 60s documenté par de nombreux disques Blue Note. Et que dire de Joey Baron sur le même morceau, funky en diable. Sur le morceau suivant, Medeski a des accents churchy, et confirme que les Bagatelles sont avant tout une déclaration d'amour à l'histoire du jazz. La musique de ce groupe est du genre à faire rugir de plaisir tellement elle est contagieuse, généreuse et dynamique. Grand moment.
Sylvie Courvoisier & Mark Feldman
Ce qui suit, dans un genre radicalement différent, n'est pas en reste cependant. On retrouve avec plaisir le duo piano-violon qui avait fait des merveilles sur le répertoire de Masada (mon volume préféré du Book of Angels). Comme pour le Masada Quartet en ouverture de concert, je fais face à une formation que j'ai beaucoup écoutée, et pourtant ils arrivent à ne sonner ni comme quand ils jouent leurs propres compositions, ni comme sur celles du Book of Angels. Sylvie Courvoisier joue presque uniquement des touches du piano (pas, ou peu, préparé). Mark Feldman musarde dans des ambiances qui ne ressemblent pas à ces habituelles escapades. Peut-être moins de mélancolie. La musique surgit là aussi assez joyeuse, voire rieuse par moment. Comme pour le duo de guitares un peu plus tôt, on est face à une délicate conversation amoureuse, vive et joueuse. Un régal.
Trigger
La dernière formation au programme est un jeune power trio comme Zorn les affectionne. Will Greene (g), Simon Hanes (b) et Aaron Edgcomb (dms) sont des nouveaux venus dans la galaxie zornienne (ils ont la vingtaine), mais bizarrement ce sont sans doute eux qui présentent la musique la plus référencée, la moins surprenante de la soirée. Ils jouent vite et fort, et du coup ça ressemble beaucoup à d'autres power groups jouant du Zorn. On perçoit moins la nouveauté sous leurs coups de boutoir, certes efficaces, mais attendus. Alors, si on se laisse prendre à hocher la tête en rythme, si on se régale des dérapages contrôlés propres au breaks zorniens, on se dit que finalement c'est quand elle surgit au sein de formations déjà très écoutées que la fraîcheur des Bagatelles prend tout son sens.
Craig Taborn
En guise de rappel, un invité surprise (pas annoncé au programme) se joint à la fête. Le pianiste joue deux Bagatelles, tout d'abord une ballade en apesanteur, délicate et brumeuse, proche de l'esthétique de son disque en solo chez ECM paru il y a quelques années. Superbe rencontre de deux univers singuliers au coeur du jazz créatif d'aujourd'hui. Puis un morceau aux angles plus abrupts, construction cubiste qui accentue les changements de dynamique. Point d'orgue et point final d'une superbe soirée, dans le contexte intime d'un club (certes de belle dimension, mais qui permet une réelle proximité avec les musiciens), dont le souvenir nous accompagnera à n'en pas douter longtemps.
samedi 15 octobre 2016
Tom Harrell @ Village Vanguard, jeudi 13 octobre 2016
Après le concert de Brian Marsella au Stone, je file au Village Vanguard pour le deuxième set du quintet à deux trompettes de Tom Harrell. J'avoue ne pas vraiment connaître la musique de ce dernier, mais les sidemen annoncés ont suscité ma curiosité : on trouve ainsi comme deuxième trompettiste Dave Douglas, mais aussi Charles Altura à la guitare, Ugonna Okegwo à la contrebasse et E.J. Strickland à la batterie. Un quintet à deux trompettes, la formule est originale, et l'on se demande un peu comment ils vont se partager la tâche. Et bien en explorant des registres différents. À Tom Harrell les sonorités les plus douces, un registre plus aigu, plus nocturne. À Dave Douglas les solos solaires, volontiers rutilants et les sons plus graves. Ils alternent les solos, réduisant les expositions en commun du thème au strict minimum.
Le concert commence par des morceaux à l'esprit très cool, marqués par une rythmique qui tire vers la bossa nova. C'est easy listening dans le bon sens du terme, agréable à l'oreille sans pour autant se laisser gagner par la facilité. La musique brille ainsi par la place qu'elle laisse aux solistes. Les deux trompettistes d'abord, puis Charles Altura ensuite, et enfin l'un des deux piliers de la section rythmique en alternance selon les morceaux. Les solos sont relativement courts, ce qui donne une belle dynamique aux morceaux grâce aux passages de relais fréquents entre les membres de l'orchestre.
La seconde moitié du concert est marquée par des rythmes plus urbains et actuels. Sur deux d'entre eux, par exemple, E.J. Strickland emprunte clairement aux boucles du hip hop, mais en gardant toujours un son cool. Le changement d'ambiance rythmique n'entraîne pas de changement au niveau des solos et de la ligne mélodique en revanche. Et ça fonctionne également très bien ainsi. Classique dans sa formule (thème - solos - thème), accessible par sa clarté mélodique, cette musique est servie par d'excellents interprètes, avec un petit plus pour le batteur, irréprochable de bout en bout, et au jeu le plus varié des cinq ce soir-là.
vendredi 14 octobre 2016
Brian Marsella, Trevor Dunn, Tyshawn Sorey @ The Stone, jeudi 13 octobre 2016
Encore un passage par le Stone ! Cette fois-ci pour écouter Brian Marsella interpréter quelques "Bagatelles" de John Zorn au sein d'un classique trio piano, contrebasse, batterie. Les "Bagatelles" sont un recueil de 300 compositions écrites par Zorn début 2015. A la manière de sa démarche avec le "Book of Angels", second songbook de Masada, il confie à différents ensembles le soin de les faire vivre sur scène. Mais à la différence de Masada, aucun enregistrement n'est prévu, il s'agit d'une musique destinée uniquement au concert.
C'est ma première confrontation avec ce nouveau corpus zornien. Et donc, à quoi ça ressemble ? Comme pour les compositions de Masada, les "Bagatelles" tiennent sur cinq portées maximum si j'en crois les partitions posées sur le piano de Marsella. Il s'agit de pièces relativement courtes, donc, qui laissent beaucoup d'espace à l'improvisation. On y retrouve en effet cette obsession permanente de Zorn : comment composer à partir du geste improvisé, sans en perdre la fraîcheur ? Cela pourrait s'apparenter à des compositions de Masada sans l'utilisation de la gamme hébraïque et avec un attachement beaucoup moins grand à l'aspect mélodique. L'écriture semble ainsi mettre l'accent sur des éléments plus directement issus du langage jazz, avec des gimmicks propres à Zorn, comme cet art incessant des breaks abrupts et du zapping. Les morceaux agencent ainsi des courtes phrases bien distinctes qui s'entrechoquent constamment avant que la structure d'ensemble de la pièce n'émerge. Si on reconnaît le trait zornien, ça ne ressemble en fait pas vraiment à d'autres de ses travaux. Le plus proche est peut-être ce qu'il a écrit pour le Nova Express Quartet.
Brian Marsella, Trevor Dunn et Tyshawn Sorey prennent la plupart des morceaux uptempo. Je ne sais pas si c'est une caractéristique générale des "Bagatelles" ou si c'est le fruit de leur sélection. Du coup, la virtuosité est ce qui ressort le plus. Ça va vite, très vite, avec des virages à angle très serré qui donnent le tournis à l'auditeur. Tyshawn Sorey est particulièrement impressionnant dans cette alliage de puissance et de musicalité qu'il dégage, semblant toujours en parfaite maîtrise des effets qu'il produit même dans des passages au rythme particulièrement enlevé. Brian Marsella, plutôt entendu sur des claviers électriques jusque là, s'amuse sur le grand piano à coup de grappes d'accords dissonants qui évoquent des sortes d'études ligetiennes désorganisées. Toute la magie de l'écriture de Zorn est de réussir à laisser émerger une sorte de chaos apparent au sein des morceaux, tout en maintenant clairement une direction pour ne pas se perdre dans d'interminables divagations. Et ça marche très bien.
C'est ma première confrontation avec ce nouveau corpus zornien. Et donc, à quoi ça ressemble ? Comme pour les compositions de Masada, les "Bagatelles" tiennent sur cinq portées maximum si j'en crois les partitions posées sur le piano de Marsella. Il s'agit de pièces relativement courtes, donc, qui laissent beaucoup d'espace à l'improvisation. On y retrouve en effet cette obsession permanente de Zorn : comment composer à partir du geste improvisé, sans en perdre la fraîcheur ? Cela pourrait s'apparenter à des compositions de Masada sans l'utilisation de la gamme hébraïque et avec un attachement beaucoup moins grand à l'aspect mélodique. L'écriture semble ainsi mettre l'accent sur des éléments plus directement issus du langage jazz, avec des gimmicks propres à Zorn, comme cet art incessant des breaks abrupts et du zapping. Les morceaux agencent ainsi des courtes phrases bien distinctes qui s'entrechoquent constamment avant que la structure d'ensemble de la pièce n'émerge. Si on reconnaît le trait zornien, ça ne ressemble en fait pas vraiment à d'autres de ses travaux. Le plus proche est peut-être ce qu'il a écrit pour le Nova Express Quartet.
Brian Marsella, Trevor Dunn et Tyshawn Sorey prennent la plupart des morceaux uptempo. Je ne sais pas si c'est une caractéristique générale des "Bagatelles" ou si c'est le fruit de leur sélection. Du coup, la virtuosité est ce qui ressort le plus. Ça va vite, très vite, avec des virages à angle très serré qui donnent le tournis à l'auditeur. Tyshawn Sorey est particulièrement impressionnant dans cette alliage de puissance et de musicalité qu'il dégage, semblant toujours en parfaite maîtrise des effets qu'il produit même dans des passages au rythme particulièrement enlevé. Brian Marsella, plutôt entendu sur des claviers électriques jusque là, s'amuse sur le grand piano à coup de grappes d'accords dissonants qui évoquent des sortes d'études ligetiennes désorganisées. Toute la magie de l'écriture de Zorn est de réussir à laisser émerger une sorte de chaos apparent au sein des morceaux, tout en maintenant clairement une direction pour ne pas se perdre dans d'interminables divagations. Et ça marche très bien.
jeudi 13 octobre 2016
Crazidelphia @ The Stone, mercredi 12 octobre 2016
Retour au Stone. David Krakauer a laissé la place à Brian Marsella pour cette semaine. Le claviériste, surtout entendu au sein du Banquet of the Spirits de Cyro Baptista jusque là, propose dix ensembles différents toute la semaine. J'opte pour un rassemblement de Philadelphiens de toutes générations qui promet quelques délires free-cosmiques : Marshall Allen, vétéran de l'Arkhestra de Sun Ra (92 ans tout de même) est en effet de la partie au sax alto. Tout comme Elliott Levin au sax tenor et Dave Hotep à la guitare, autres noms liés aux explorations interstellaires. Le groupe est complété par Josh Lawrence, parfait look de hipster, à la trompette, Matt Hollenberg (du trio Simulacrum) à la guitare, Tom Spiker à la basse et G. Calvin Weston (Prime Time, Lounge Lizards...) à la batterie.
A huit, ils occupent plus de la moitié de l'espace pour le moins confiné du Stone. Il faut dire que Brian Marsella est entouré par toutes sortes de claviers (rhodes, orgue hammond, clavinet, synthé) et qu'il y a en plus trois Japonais qui filment le tout. Bref, il y a presque autant de monde sur scène que parmi les spectateurs !
Côté musique, c'est l'alliance parfaite d'une lourde rythmique funk et de solos free furieux des saxophonistes, Brian Marsella faisant le lien en alternant phrases répétitives obsédantes et accords plaqués au hasard. Il se dégage une ambiance de jam session avec le leader qui fait des grands signes pas toujours bien compris quand il estime que tel ou tel doit intervenir. Malgré l'aspect un peu fourre-tout de la musique, ça fonctionne plutôt bien et on se laisse prendre facilement au jeu à hocher la tête en rythme. Parmi les compositions, il y en a une qui permet à Marsella de raconter une anecdote amusante : intitulé "Les Arcs", elle fait référence à la station de ski française où il s'est retrouvé engagé dans un quintet de jazz pendant quinze jours par un hôtel pour servir d'orchestre de bar en 2001... sauf que c'était en plein été... sans aucun client et avec alcool à volonté... ce qui a permis quelques expérimentations bien loin de ce qui est attendu d'une musique d'ambiance ! Les chemins de la créativité empruntent des voies insoupçonnées.
A huit, ils occupent plus de la moitié de l'espace pour le moins confiné du Stone. Il faut dire que Brian Marsella est entouré par toutes sortes de claviers (rhodes, orgue hammond, clavinet, synthé) et qu'il y a en plus trois Japonais qui filment le tout. Bref, il y a presque autant de monde sur scène que parmi les spectateurs !
Côté musique, c'est l'alliance parfaite d'une lourde rythmique funk et de solos free furieux des saxophonistes, Brian Marsella faisant le lien en alternant phrases répétitives obsédantes et accords plaqués au hasard. Il se dégage une ambiance de jam session avec le leader qui fait des grands signes pas toujours bien compris quand il estime que tel ou tel doit intervenir. Malgré l'aspect un peu fourre-tout de la musique, ça fonctionne plutôt bien et on se laisse prendre facilement au jeu à hocher la tête en rythme. Parmi les compositions, il y en a une qui permet à Marsella de raconter une anecdote amusante : intitulé "Les Arcs", elle fait référence à la station de ski française où il s'est retrouvé engagé dans un quintet de jazz pendant quinze jours par un hôtel pour servir d'orchestre de bar en 2001... sauf que c'était en plein été... sans aucun client et avec alcool à volonté... ce qui a permis quelques expérimentations bien loin de ce qui est attendu d'une musique d'ambiance ! Les chemins de la créativité empruntent des voies insoupçonnées.
Bill Frisell @ Blue Note, mardi 11 octobre 2016
Bill Frisell est en résidence pendant deux semaines au Blue Note en ce mois d'octobre. L'occasion pour lui d'y présenter ses deux plus récents projets. Et pour cette deuxième semaine, les musiques de film sont à l'honneur. Entouré de Thomas Morgan à la contrebasse, Rudy Royston à la batterie et Petra Haden au chant, le guitariste revisite quelques thèmes célèbres associés au septième art. Il y a à la fois des chansons ("The Windmills Of Your Mind" de Michel Legrand, "Lush Life" de Billy Strayhorn, "When You Wish Upon A Star" extrait du Pinocchio de Disney) et des airs purement instrumentaux ("Once Upon A Time In The West" d'Ennio Morricone ou "Psycho" de Bernard Herrmann). Sur ces derniers, Petra Haden fredonne l'air, intervient comme un instrument complémentaire, et ce sont les passages que je préfère. Non que sa voix soit désagréable quand elle chante plus classiquement des chansons, mais le format de celles-ci et la nécessité de se tenir au texte laissent moins de place à l'imagination des musiciens.
Très référencée, la musique jouée ce soir-là semble ainsi parfois un peu prisonnière de notre mémoire collective. Même sans être un grand cinéphile, il est impossible de ne pas connaître les airs interprétés. Et c'est d'autant plus vrai quand des paroles viennent se glisser dans l'intervalle entre l'auditeur et les musiciens. Petra Haden, fille de Charlie, les interprète sans affect, d'une voix claire, peu travaillée mais très pure, plus proche de la tradition folk que des canons du jazz. C'est joli, mais l'émotion a du mal à percer. Bill Frisell égrène des chapelets de notes déliées, qui là aussi font plus écho à l'americana des grands espaces qu'aux blue notes des clubs new-yorkais. Le temps semble se dilater, l'espace s'étire et parfois l'attention retombe un peu. Il faut les quelques rares solos du contrebassiste et du batteur, sur les morceaux purement instrumentaux, pour glisser quelques frissons hors champ dans ces thèmes archi-connus. Ainsi Rudy Royston dynamise de fort belle manière "Once Upon A Time In The West", rendant un peu de la tension et du caractère inquiétant liés au film, en s'éloignant d'une relecture trop littérale de la partition de Morricone. Thomas Morgan lui rend la pareille en instillant quelques doses de suspense hitchcockien dans son solo sur le thème de "Psycho". Ils laissent ainsi entrevoir un potentiel intéressant - assez évident vus les musiciens réunis - mais qui n'aura été malheureusement qu'effleuré.
Très référencée, la musique jouée ce soir-là semble ainsi parfois un peu prisonnière de notre mémoire collective. Même sans être un grand cinéphile, il est impossible de ne pas connaître les airs interprétés. Et c'est d'autant plus vrai quand des paroles viennent se glisser dans l'intervalle entre l'auditeur et les musiciens. Petra Haden, fille de Charlie, les interprète sans affect, d'une voix claire, peu travaillée mais très pure, plus proche de la tradition folk que des canons du jazz. C'est joli, mais l'émotion a du mal à percer. Bill Frisell égrène des chapelets de notes déliées, qui là aussi font plus écho à l'americana des grands espaces qu'aux blue notes des clubs new-yorkais. Le temps semble se dilater, l'espace s'étire et parfois l'attention retombe un peu. Il faut les quelques rares solos du contrebassiste et du batteur, sur les morceaux purement instrumentaux, pour glisser quelques frissons hors champ dans ces thèmes archi-connus. Ainsi Rudy Royston dynamise de fort belle manière "Once Upon A Time In The West", rendant un peu de la tension et du caractère inquiétant liés au film, en s'éloignant d'une relecture trop littérale de la partition de Morricone. Thomas Morgan lui rend la pareille en instillant quelques doses de suspense hitchcockien dans son solo sur le thème de "Psycho". Ils laissent ainsi entrevoir un potentiel intéressant - assez évident vus les musiciens réunis - mais qui n'aura été malheureusement qu'effleuré.
mardi 11 octobre 2016
Mingus Big Band @ Jazz Standard, lundi 10 octobre 2016
Le lundi, de nombreux clubs new-yorkais font relâche. D'autres honorent la tradition du big band à l'aide d'orchestre en résidence. Parmi ceux-ci, je choisis le Jazz Standard qui accueille depuis des années ses "Mingus Monday" sous le patronage bienveillant de Sue Mingus (présente dans la salle). Le Mingus Big Band est l'une des trois incarnations d'un ensemble à géométrie variable mais qui emploie les mêmes musiciens pour honorer la mémoire et les compositions du grand Charles (les deux autres étant le Mingus Dynasty et le Mingus Orchestra). La formation Big Band est évidemment la plus cuivrée, employant cinq saxophonistes, trois trombonistes, trois trompettistes et une section rythmique piano, contrebasse, batterie. Et c'est peu de dire que ça groove ! Mais pas que. Le concert de ce lundi soir (deuxième set) est ainsi l'occasion de démontrer la plasticité et la diversité du répertoire mingusien.
En 1h20 de concert et cinq morceaux, s'il y a bien trois pièces qui collent à l'esthétique attendue d'un Big Band rutilant, il y a surtout deux morceaux de bravoure un peu hors cadre. Tout d'abord un extrait d'"Epitaph", composition au long cours (plus de deux heures dans son entièreté) écrite au début des années soixante dans une optique third stream. Pour l'occasion deux des saxophonistes se saisissent de flûtes et un des trombonistes empoigne un tuba. Le rythme régulier est bien présent, comme un attachement à la tradition du jazz, mais les développements mélodiques et harmoniques empruntent plus à la tradition classique européenne du début du XXe siècle. Contrairement aux autres morceaux, pas de solos ici, mais des voix qui s'entremêlent, se superposent, se rejoignent puis s'éloignent dans un grand raffinement, avec un attachement particulier à l'agencement des timbres. Une vraie merveille.
L'autre grand moment, c'est le dernier morceau de la soirée. Un des musiciens annonce qu'ils vont jouer un extrait d'une longue composition, mais les autres protestent et insistent pour la jouer en entier. Il s'agit de "Cumbia and Jazz Fusion", composition tardive de Mingus (1977), l'une des dernières qu'il enregistra. Un grand voyage d'une demi-heure, des rythmes syncopés de la jungle colombienne fantasmée aux rues de New York, où se mêlent les langages sud et nord américains. On sent une joie de jouer évidente de la part des musiciens, très communicative. La salle réagit avec enthousiasme à la succession de solos flamboyants. La tradition du Big Band est encore bien vivante avec une telle machine à groover.
En 1h20 de concert et cinq morceaux, s'il y a bien trois pièces qui collent à l'esthétique attendue d'un Big Band rutilant, il y a surtout deux morceaux de bravoure un peu hors cadre. Tout d'abord un extrait d'"Epitaph", composition au long cours (plus de deux heures dans son entièreté) écrite au début des années soixante dans une optique third stream. Pour l'occasion deux des saxophonistes se saisissent de flûtes et un des trombonistes empoigne un tuba. Le rythme régulier est bien présent, comme un attachement à la tradition du jazz, mais les développements mélodiques et harmoniques empruntent plus à la tradition classique européenne du début du XXe siècle. Contrairement aux autres morceaux, pas de solos ici, mais des voix qui s'entremêlent, se superposent, se rejoignent puis s'éloignent dans un grand raffinement, avec un attachement particulier à l'agencement des timbres. Une vraie merveille.
L'autre grand moment, c'est le dernier morceau de la soirée. Un des musiciens annonce qu'ils vont jouer un extrait d'une longue composition, mais les autres protestent et insistent pour la jouer en entier. Il s'agit de "Cumbia and Jazz Fusion", composition tardive de Mingus (1977), l'une des dernières qu'il enregistra. Un grand voyage d'une demi-heure, des rythmes syncopés de la jungle colombienne fantasmée aux rues de New York, où se mêlent les langages sud et nord américains. On sent une joie de jouer évidente de la part des musiciens, très communicative. La salle réagit avec enthousiasme à la succession de solos flamboyants. La tradition du Big Band est encore bien vivante avec une telle machine à groover.
David Krakauer Acoustic Klezmer Quartet @ The Stone, dimanche 9 octobre 2016
Ce dimanche soir, David Krakauer clôture une semaine de résidence au Stone, le club de John Zorn. Le clarinettiste a ainsi proposé chaque soir une formule instrumentale différente. Pour cette dernière il propose un groupe tout acoustique, débarrassé des samplers et guitares électriques qui l'accompagnent le plus souvent. Il s'entoure de quelques fidèles pour revisiter son répertoire : Will Holshouser à l'accordéon, Jerome Harris à la guitare basse acoustique et Michael Sarin à la batterie. Si le répertoire ne propose aucune surprise, mélange de traditionnels klezmer et de compositions personnelles bien documentées sur disque, l'intérêt du concert est de pouvoir l'écouter dans ce contexte plus dépouillé qu'à l'accoutumée, dans l'intimité d'une petite salle, au plus près du son des instruments.
C'est bien la qualité du son de la clarinette qui frappe avant tout. Toujours superbement maîtrisé, dans les lentes montées en puissance comme dans les danses paroxystiques qui sont la marque de fabrique de David Krakauer. On entend le souffle résonner sur la paroi de l'instrument, et c'est une expérience assez inédite, loin de ce qu'on a déjà pu entendre de lui lors de concerts en Europe, dans des salles plus grandes et entouré d'une instrumentation plus électrique. Les moments les plus calmes, quand il prend le temps d'installer un climat sur la longueur sont particulièrement émouvants. Ainsi ce "Moldovian voyage" particulièrement poignant, long crescendo tout en retenu avant le déchaînement final.
Entre les morceaux, Krakauer aime raconter des anecdotes sur leur origine. On voyage ainsi des confins du Yiddishland au Lower East Side (où se trouve le Stone). On sent toute la passion de la transmission qui anime le clarinettiste. Il ne fait pas que jouer une musique qui lui plaît, il cherche à transmettre une culture, un héritage qui a faillit être définitivement interrompu. Cette formule instrumentale ramassée y parvient peut-être encore mieux que les expériences plus crossover qui l'ont popularisé. Il n'abandonne rien de ses ambitions modernisatrices, mais il transmet plus directement l'émotion. Grand concert, une musique généreuse.
C'est bien la qualité du son de la clarinette qui frappe avant tout. Toujours superbement maîtrisé, dans les lentes montées en puissance comme dans les danses paroxystiques qui sont la marque de fabrique de David Krakauer. On entend le souffle résonner sur la paroi de l'instrument, et c'est une expérience assez inédite, loin de ce qu'on a déjà pu entendre de lui lors de concerts en Europe, dans des salles plus grandes et entouré d'une instrumentation plus électrique. Les moments les plus calmes, quand il prend le temps d'installer un climat sur la longueur sont particulièrement émouvants. Ainsi ce "Moldovian voyage" particulièrement poignant, long crescendo tout en retenu avant le déchaînement final.
Entre les morceaux, Krakauer aime raconter des anecdotes sur leur origine. On voyage ainsi des confins du Yiddishland au Lower East Side (où se trouve le Stone). On sent toute la passion de la transmission qui anime le clarinettiste. Il ne fait pas que jouer une musique qui lui plaît, il cherche à transmettre une culture, un héritage qui a faillit être définitivement interrompu. Cette formule instrumentale ramassée y parvient peut-être encore mieux que les expériences plus crossover qui l'ont popularisé. Il n'abandonne rien de ses ambitions modernisatrices, mais il transmet plus directement l'émotion. Grand concert, une musique généreuse.
John Zorn & Milford Graves @ Village Vanguard, dimanche 9 octobre 2016
En ce dimanche après-midi, John Zorn inaugure une résidence mensuelle au Village Vanguard. L'occasion pour moi de le voir dans un contexte assez différent des précédents concerts auxquels j'ai pu assister : dans l'intimité d'un club (123 personnes maximum indique un panneau sur le mur à côté du bar), loin des grandes salles européennes (théâtre antique de Vienne, Auditori de Barcelone, Fondation Gulbekian à Lisbonne, Théâtre du Châtelet, Cité de la Musique, Salle Pleyel et Grande Halle de la Villette à Paris). L'occasion également d'entendre le saxophoniste et l'improvisateur, non le compositeur et catalyseur d'énergies. L'occasion, enfin, de se rappeler tout ce qu'il doit à la tradition du jazz, même si sa musique ne s'y est jamais résumée.
A ses côtés, un batteur historique du free jazz et de ses marges, accueilli sur Tzadik il y a quelques années pour deux disques en solo. La batterie de Milford Graves a la particularité d'intégrer des percussions des traditions africaines et afro-caraïbéennes, non pas comme un complément à côté, mais en son sein, parmi les toms plus traditionnels de la batterie jazz. Du coup, il donne des couleurs très particulières à son jeu, entre free jazz, rituel afro-cubain et fantôme du bop.
Le concert s'organise autour d'une série d'échange en duos (des morceaux relativement ramassés, loin des improvisations au long cours qu'on pourrait attendre) et de quelques solos de chacun (deux pour le batteur, un pour le saxophoniste). Cela démarre comme on pourrait s'y attendre, avec un discours très dense, Zorn partant d'emblée de jeu en respiration circulaire. Pourtant, il ne faudrait pas penser que tout n'est qu'urgence et vivacité dans cette musique. La mélodie s'invite souvent, héritée du hard bop ou aux relents masadiens. Les couleurs afro-caraïbes de la batterie de Milford Graves accentuent l'aspect voyageur du concert, notamment lors de son premier solo où il psalmodie en même temps quelques mots aux consonances africaines. On croirait assister à un rituel santeria. En une heure, les deux musiciens parcourt ainsi l'héritage commun du free jazz tout en y injectant chacun leurs particularités. On ne voit pas le temps passer, et à la fin on aurait bien aimé un peu de rab !
A ses côtés, un batteur historique du free jazz et de ses marges, accueilli sur Tzadik il y a quelques années pour deux disques en solo. La batterie de Milford Graves a la particularité d'intégrer des percussions des traditions africaines et afro-caraïbéennes, non pas comme un complément à côté, mais en son sein, parmi les toms plus traditionnels de la batterie jazz. Du coup, il donne des couleurs très particulières à son jeu, entre free jazz, rituel afro-cubain et fantôme du bop.
Le concert s'organise autour d'une série d'échange en duos (des morceaux relativement ramassés, loin des improvisations au long cours qu'on pourrait attendre) et de quelques solos de chacun (deux pour le batteur, un pour le saxophoniste). Cela démarre comme on pourrait s'y attendre, avec un discours très dense, Zorn partant d'emblée de jeu en respiration circulaire. Pourtant, il ne faudrait pas penser que tout n'est qu'urgence et vivacité dans cette musique. La mélodie s'invite souvent, héritée du hard bop ou aux relents masadiens. Les couleurs afro-caraïbes de la batterie de Milford Graves accentuent l'aspect voyageur du concert, notamment lors de son premier solo où il psalmodie en même temps quelques mots aux consonances africaines. On croirait assister à un rituel santeria. En une heure, les deux musiciens parcourt ainsi l'héritage commun du free jazz tout en y injectant chacun leurs particularités. On ne voit pas le temps passer, et à la fin on aurait bien aimé un peu de rab !
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