On a beau ne plus fréquenter les bancs de l'école depuis quelques temps, il y a toujours comme un parfum de rentrée des classes quand
Jazz à la Villette pointe le bout de son nez : les concerts quittent les esplanades en plein air pour reprendre le chemin des salles, et on reprend par les bases autour de quelques valeurs sûres (grosses subventions aidant). L'idée originale cette année consiste à avoir monté la programmation autour de trois artistes phares, en leur donnant la possibilité de se produire avec différentes formations et d'inviter des musiciens qui leur sont proches. Pour ma part, j'ai axé mon choix de concerts autour de la présence multiple de Steve Coleman, même si je ne louperai pas la venue de dernière minute d'Herbie Hancock mardi pour un duo avec Wayne Shorter.
Ce premier week-end a donc été l'occasion de voir à deux reprises l'altiste chicagoan, pour deux duos très différents. Vendredi soir, d'abord, au Point Ephémère avec la DJette haïtienne Val Inc ; ce dimanche après-midi, ensuite, dans l'amphithéâtre de la Cité de la Musique pour un duo de saxes avec le ténor de Ravi Coltrane. Toujours vu jusque là - et de nombreuses fois - dans des groupes fournis, j'étais très curieux d'entendre Coleman dans ce genre de formules orchestrales resserrées, d'autant plus que son récent Invisible Paths : First Scattering, un solo publié chez Tzadik (eh oui), a tourné quasiment en boucle tout le mois d'août chez moi. Si la science inégalée des rythmes est sans doute ce qui saute le plus naturellement aux oreilles dans la musique de Coleman, j'ai toujours eu un faible pour la manière dont il faisait sonner les cuivres, et plus particulièrement son propre instrument. Il y a une qualité du son et une précision des timbres qui donne à son chant un aspect particulièrement tranchant de par sa netteté.
Cette volonté d'expérimenter des formats instrumentaux différents de ses habitudes avait connu une première étape cette année, en janvier, avec une résidence d'un mois au Stone new-yorkais (propriété de Zorn, un rapprochement décidément fécond). Sa présence sur plus d'une semaine à Paris en est comme le prolongement.
Le concert de vendredi a commencé par une introduction de Val Inc, seule aux platines. Parmi les rythmes électroniques et les scratches, une voix issue d'un des vinyles posés sur les platines expliquait les caractéristiques des rites vaudous. Val Inc définit sa musique comme de l'afro-electronica. Les samples de percussions traditionnelles se mêlent ainsi aux bruitages permis par la technologie moderne. Au bout d'une dizaine de minutes, Steve Coleman rejoint la scène pour une entrée en matière progressive. Quelques phrases au déroulé mélodieux assez lent entament cet étrange rituel afro-cosmique. Puis, peu à peu, on sent que la musique se met en place, qu'elle se construit en direct, qu'elle est pensée en des termes architecturaux complexes pour pouvoir s'appuyer sur des bases solides, et enfin un dialogue ouvert et riche se met en place. On sait que la construction est essentielle chez Coleman, mais on a là l'occasion de l'entendre se mettre en place devant nous, sans avoir droit d'entrée de jeu au produit fini. Le phrasé se fait plus souple, plus rapide aussi, au fur et à mesure. Les effets de transe finaux ne sont que l'aboutissement d'une démarche méticuleusement menée à bien, qui ne cherche pas la démonstration rythmique immédiate. Il y a comme une dimension de rituel dans la musique proposée par les deux artistes. Steve Coleman se fond autant dans les beats proposés par Val Inc que la DJette ne fait évoluer son discours en fonction des développements de celui du saxophoniste. Le résultat est prenant, envoûtant parfois, et propose quelque chose d'assez différent des habituelles rencontres entre jazz et machines, par un côté très organique maintenu au cœur même de la technologie.
Le duo avec Ravi Coltrane a fait entendre un Coleman assez différent, plus proche parfois, notamment en début de concert, d'un discours de musique contemporaine (comme un demi-quatuor) que du jazz. Ravi Coltrane, outre son statut de fils de Dieu qui l'aura au final plus desservi qu'autre chose, est un ténor paradoxal. J'ai toujours trouvé que son jeu manquait singulièrement de consistance pour qu'il puisse mener tout un groupe, mais ai parallèlement toujours été enthousiasmé par l'aspect purement rythmique de son jeu, qui touche souvent juste. C'est sans doute ce qu'apprécie Coleman chez lui. Ainsi, les deux saxophonistes ont pu s'amuser à intervertir constamment les rôles, à se compléter rythmiquement, pour que l'absence de tout autre instrument devienne une force qui permette de resserrer l'écoute sur les complémentarités de timbres de l'alto et du ténor. Une lame tranchante, souple, vive et fine d'un côté ; un bourdonnement épais, lancinant et obsédant de l'autre. Au cours du concert, l'abstraction du début s'est peu à peu atténuée pour déboucher sur des constructions s'appuyant plus ouvertement sur le groove si cher au chicagoan. Le dernier rappel, organisé autour de furtives bribes de Round Midnight fut un exemple particulièrement intense du travail autour de la tradition, de sa reconstruction (bien plus que de sa déconstruction), qui irrigue toute l'œuvre de Coleman. Le dénuement du duo en offrait une écoute particulièrement instructive.
Ces deux duos, et le récent disque en solo, apporte une lumière inédite, même si déjà perceptibe de-ci de-là au cours de précédents concerts, sur la conception du saxophone par Coleman qui débouchera, espérons le, sur un grand moment ce lundi soir avec le Aquarius Ingress qui doit réunir deux ténors, deux altos et deux clarinettes (dont Tony Malaby, Chris Speed, Miguel Zenon...). Ma curiosité attend ce moment avec impatience depuis plusieurs semaines.