samedi 18 novembre 2006
Susanna & the Magical Orchestra / In The Country / Supersilent @ La Dynamo, lundi 13 novembre 2006
La soirée a commencé par le concert de Susanna & the Magical Orchestra. Comme le nom du groupe l'indique, la chanteuse se nomme Susanna Karolina Wallumrød. Comme le nom l'indique un peu moins, il s'agit en fait d'un duo entre cette chanteuse et le pianiste Morten Qvenild (qui joue plus souvent des claviers électriques que du grand piano). Entre pop, folk et electronica minimaliste, c'est le genre de musique branchouille qui se mue dans une esthétique bohème-chic qui plait à Libé et aux Inrocks. En ce qui me concerne, je trouve qu'elle accumule plutôt les clichés d'une certaine esthétique scandinave trop lancinante qui se complait dans l'immobilisme et les ambiances "paysagesques". D'après ce que j'ai pu en lire, le groupe reprend essentiellement des morceaux de pop mais, ma culture en la matière étant proche de zéro, je n'ai reconnu qu'une seule chanson, le Hallelujah de Leonard Cohen. C'est vrai que ça ne devait pas m'aider à apprécier le concert ! La voix de la sirène rousse, avec quelques intonations qui font penser à Björk sans les effets extravagants, est loin d'être désagréable, mais le jeu de son complice sombre bien souvent dans une platitude désolante à coup de nappes d'orgue et de suspension de la dernière note trop souvent entendues. Bref, je suis loin de partager l'enthousiasme d'une certaine presse à leur sujet.
La deuxième partie de la soirée était l'occasion de découvrir le trio piano-basse-batterie In The Country, avec le batteur Pål Hausken, le contrebassiste Roger Arntzen et... encore le pianiste Morten Qvenild, malheureusement. On restait alors dans des ambiances évanescentes, à la construction trop explicite, autour de lents crescendos se voulant cinématographiques. Une sorte de sous-E.S.T., qui n'en aurait retenu que la formule, sans le sens de la surprise ni l'amplitude du jeu de Svensson au piano. Au secours !
La soirée allait-elle être sauvée par Supersilent, groupe étendard de Rune Grammofon, et la présence en son sein d'Arve Henriksen ? En partie, oui, heureusement. Même si je continue de préférer le trompettiste dans ses projets solitaires, la musique proposée par Supersilent avait heureusement une autre gueule que celle de ses deux prédécesseurs sur scène. Outre Henriksen à la trompette (mais aussi à la batterie), le groupe est composé de Ståle Storløkken aux claviers, de Jarle Vespestad à la batterie et de Helge Sten aux "audio virus". Le groupe joue sur les contrastes entre les influences zen d'Arve Henriksen à la trompette (Jon Hassell et les musiques japonaises traditionnelles en tête) et une esthétique bruitiste où jeux de batteries et éléments électroniques tissent un fatras touffu aux rythmes peu habituels. A travers trois longues suites aux climats changeants, les quatre musiciens de Supersilent ont réussi à démontrer de manière convaincante que la Scandinavie musicale ne se résumait heureusement pas à ses clichés post-Garbarek électro-folk.
samedi 4 novembre 2006
Mohammad Jimmy Mohammad / The Ex @ Point Ephémère, mercredi 1er novembre 2006
Je n'ai pas grand chose à ajouter sur la première partie par rapport à mon compte-rendu d'il y a quelques mois. Ce n'est pas le genre de musique qui évolue d'un concert à l'autre, mais il n'empêche que c'est vraiment fantastique - notamment par cette alliance de dépouillement instrumental et de force hypnotique des rythmes déployés. Juste accompagné par un joueur de krar (lyre traditionnelle éthiopienne) et un percussionniste à la tête de tambours rudimentaires, le chanteur aveugle déploie des merveilles de groove lancinant à l'aide de sa voix de miel. Comme la dernière fois, le public qui dans sa majorité ne semblait pas connaître ces musiciens auparavant a été fasciné et s'est laissé entraîner sur les terres de cette musique traditionnelle de la corne de l'Afrique, assez éloignée en apparence des fulgurances punk de The Ex.
La seconde partie était elle en revanche assez différente du concert d'avril. Sans invité, recentrés sur les quatre membres permanents du groupe, The Ex ont proposé un concert dans une pure veine punk-rock. De l'énergie brute, sauvage, aiguisée par les riffs de guitare entêtants, mais nuancée - différence notoire par rapport aux canons du genre - par le drumming fort varié et chaloupé de Katherina à la batterie. Connaissant plus The Ex par leurs multiples collaborations avec des instrumentistes adeptes des musiques improvisées que par leur propre carrière, j'étais un peu en territoire inconnu, au milieu d'un public beaucoup plus rock que ceux auxquels je me joins d'ordinaire. Néanmoins, le contraste de la brutalité et de la recherche mélodique toujours sous-jacente propose une certaine définition de la beauté à laquelle je ne suis pas insensible.
dimanche 15 octobre 2006
Reggie Washington, Jozef Dumoulin, Skoota Warner @ Le Tryptique, samedi 14 octobre 2006
Le premier morceau m'a un peu fait craindre que le son typique de Washington ne laisse pas assez de place à l'art du hors cadre du claviériste belge : ambiance funk au rythme très droit, avec un Skoota Warner dont on sent qu'il vient du rock. Ca tourne rond, de manière trop parfaite. Mais, dès le deuxième morceau, mes doutes s'envolent. Jozef Dumoulin fait irruption dans le groove à la tête de sons de cloches métalliques permis par son Fender Rhodes trafiqué et déconstruit en direct les rythmes proposés par ses deux complices. Le contraste entre les bruitages soniques du claviériste et le rythme lourd et entêtant du couple basse-batterie permet l'élaboration d'une musique ambitieuse, qui n'oulie ni le plaisir du groove régulier ni celui des breaks inattendus.
Même s'il était sans doute moins libre - car devant jouer dans un cadre plus strict - qu'en août dernier, Jozef Dumoulin a quand même pu confirmer son talent loin des habitudes sur le rhodes. Il en tire des sons qui peuvent tour à tour servir de perturbateur au discours principal ou au contraire prendre la place centrale, avec alors la régularité du groove comme élément contrastant d'ordre secondaire. C'est dans cette inversion des rôles que le trio est le plus convaincant, car le plus original. Reggie Washington, dans ce cadre, sort parfois de sa pure obsession groovante pour lui aussi désorganiser son discours et manier l'art du break. Seul Skoota Warner reste alors dans son rôle traditionnel, pour relancer sans cesse la machine et permettre au groupe de retomber sur ses pattes après ses dérives inattendues.
Le répertoire était essentiellement signé Reggie Washington, avec toutefois une incursion chez Wayne Shorter et une autre chez Gainsbourg, avec une reprise du Requiem pour un con pour conclure le concert. Une jolie reprise qui commence sur le rythme électro-funk de la seconde version de la chanson (celle de 1991 - la première date de 1968) pour aller vers des variations moins sages sur les lignes mélodique comme rythmique.
dimanche 1 octobre 2006
Jean-Rémy Guédon & Ensemble Archimusic - Sade Songs @ Espace Culturel André Malraux, Le Kremlin-Bicêtre, samedi 30 septembre 2006
La musique et le texte sont déjà d'une extrême richesse. Il y avait un risque évident à vouloir en "rajouter" une couche avec une mise en scène théâtrale. Pourtant, l'écueil est largement évité par une approche assez légère de ladite mise en scène. L'aspect visuel est même un prolongement idéal du texte et de la musique, qui en renforce le sens et la déraison.
Le décor dû à l'illustrateur Stéphane Blanquet, qui signait déjà les dessins sur la pochette du disque, est un théâtre d'ombres chinoises avec des arbres étranges dont les branches se terminent par des têtes, des jambes, des mains ou des sexes. Des bêtes plus ou moins informes, curieux oiseaux-insectes, se baladent dans ce décor. Au milieu de cette inquiétante forêt, Elise Caron, divine marquise surmontée d'une imposante perruque à mi-chemin des Lumières et de Tim Burton, se meut en s'adonnant à quelques plaisirs plus ou moins explicites - tout en chantant les textes du Marquis de Sade. Les musiciens de l'ensemble Archimusic sont disposés des deux côtés de la scène : le quatuor à vent classique à gauche, et le quartet de jazz à droite. Ils sont eux aussi intégrés au décor par de singuliers accoutrements ornés de becs effrayants.
La mise en scène souligne parfois le propos du marquis, mais le plus souvent joue à partir du texte pour dévoiler comme de petites histoires parallèles, pas trop élaborées pour ne pas gêner l'attention portée à la prose de Sade. C'est assez astucieux de la part du metteur en scène Jean Lambert-Wild, qui a trouvé le moyen de rester au service de la musique et de ne pas monter un "théâtre musical" où seul le premier terme compterait.
Les textes sont essentiellement extraits des oeuvres philosophiques de Sade, avec à trois reprises une sorte d'entracte tiré des supplices, pendant lequel Elise Caron se retrouve dans un lit - lieu de plaisir ou de mort ? Par rapport au disque, il y a quelques textes en plus et l'ordre en est un peu chamboulé pour des questions de mise en scène. Quant à la musique, elle est comme toujours avec Jean-Rémy Guédon d'une grande beauté, alliant à merveille les timbres des vents classiques et un aspect cabaret jazz un poil weimarien, tout en accordant quelques espaces à l'improvisation dans cette trame très écrite. En bref, un très joli spectacle qui sera désormais donné à la comédie de Caen en... 2008 (eh oui, il ne fallait pas louper cette apparition francilienne) !
samedi 30 septembre 2006
Yaron Herman Trio @ La Fontaine, vendredi 29 septembre 2006
Le piano droit avait été décollé du mur auquel il fait d'ordinaire face, ce qui permettait une meilleure résonnance qu'à l'accoutumée. Disposés en triangle, les trois musiciens pouvaient ainsi se voir sans avoir à tourner la tête dans tous les sens. Le jeu de Yaron Herman est en perpétuelle évolution, absorbant les influences pour les recracher avec une élégance du toucher qui n'a que peu d'équivalents. Hier soir, il y a eu des phrases influencées par le piano stride, des délicatesses "jarrettiennes", un jeu de percussion sur le cadre du piano, un doux passage à la flûte de roseau, des élans romantiques au chant contagieux, tout cela dans le plus pur "style Yaron Herman", c'est à dire avec une maîtrise de la tension permise par sa science exacerbée du rubato. Le deuxième morceau, qui commençait par le passage à la flûte, était particulièrement délicieux, pareil au déroulement cinématographique d'un calme paysage matinal. A la batterie Fabrice Moreau, avec son jeu "percussif", apportait des sons originaux, parfois un peu métalliques, qui prolongeaient à merveille la dimension rythmique du jeu du pianiste.
Cette tristement joyeuse cérémonie d'adieu à un lieu qui l'aura vu éclater au grand jour s'est achevée par un fort joli moment. Le trio a en effet été rejoint par Alexandra Grimal au sax ténor pour un morceau à la sensibilité exacerbée. Ces deux grands absorbeurs de styles, à la palette expressive très large, ont proposé une musique brûlante, tout en dérapages contrôlés, engagée mais toujours musicale. Une collaboration qui leur donnera peut-être des idées pour la suite...
dimanche 24 septembre 2006
Sébastien Texier Trio @ La Fontaine, samedi 23 septembre 2006
Il y a d'abord Sean Carpio, batteur irlandais que je découvrais pour l'occasion, qui frappe avec enthousiasme, entre rythmiques carrées puissantes et chaloupements d'inspiration africaine. Quand il se lance dans des solos, l'espace de la Fontaine semble trop exigu pour contenir l'ensemble de son discours. Mais il fait tout cela avec une joie non feinte qui empêche la puissance de se transformer en assommoir. Il y a ensuite Sébastien Texier, émancipé de "ses" pères (Henri, bien entendu, mais aussi Louis Sclavis), c'est à dire qu'il prolonge leur discours tout en le dépassant et le déplaçant. S'il a conservé la colère en chantant de son père, ses morceaux semblent laisser plus de place à l'incontrôlé, au jaillissement spontané hors trame préétablie. Et si son discours sur les instruments emprunte aux voix tracées par Sclavis, il se situe peut-être dans une démarche plus explicitement ancrée dans la tradition jazz que son aîné, pas totalement étrangère à une certaine esthétique Mingus/Dolphy. Il y a enfin Claude Tchamitchian, contrebassiste majuscule, qui transporte à chacune de ses interventions. La profondeur de son chant et l'ampleur de son expression n'ont que peu d'équivalents dans le monde du jazz. En pizzicato ou à l'archet, il emmène le groupe dans un ailleurs où tout semble plus grand, plus libre, meilleur. Musique utopique ? Il y a de cela, sans doute. Mais alors avec un solide ancrage terrestre. Plutôt une musique-passage entre deux mondes, avec trois formidables guides.
Populaires et savantes à la fois (Bartok / Janacek / Martinu) @ Radio France, samedi 23 septembre 2006
Le concert a débuté par des oeuvres de Bela Bartok : une alternance de pièces issues des 44 duos pour deux violons et des choeurs à voix égales. Svetlin Roussev et David Grimal interprétaient essentiellement les extraits directement adapatés des traditions paysannes hongroises, avec juste une incursion dans le folklore ruthène. Ces pièces courtes servaient de ponctuation à celles interprétées par la Maîtrise de Radio France, dirigée par Toni Ramon, qui font entendre un Bartok espiègle, dont le discours est au centre d'un triangle marqué par le folklore, les chansons enfantines, et sa propre modernité. A suivi une interprétation des Contrastes par Svetlin Roussev (vl), Nicolas Baldeyrou (cl) et Philippe Cassard (p). J'aime bien cette oeuvre pour son aspect folklorique complètement assimilé à l'écriture bartokienne. Il ne s'agit pas ici de transcription, ni de sauvegarde musicologique, mais d'une adaptation joyeuse et libre de quelques formes dépréciées par le mouvement national hongrois du début du XXe siècle (dont Bartok lui-même quelques décénies auparavant) pour leur caractère faussement magyar, tel le verbunkos urbain et tzigane qualifié "d'hongrois" par les compositeurs du XIXe siècle, mais assez éloigné des traditions paysannes magyares. Les Contrastes, écrits en 1938, témoignent également d'une petite influence du jazz sur Bartok - l'oeuvre avait d'ailleurs été commandée au compositeur par Benny Goodman. Pas étonnant qu'elle me plaise.
Déplacement un peu plus au Nord ensuite avec des oeuvres de Leos Janacek. Tout d'abord ses Rikalda, pour voix d'enfants, clarinette et piano. La musique de Janacek transpire dans quasiment toute son oeuvre des accents particuliers de la langue tchèque. Cette pièce n'y fait pas exception, avec des mots plus utilisés pour leurs sonorités que pour leurs sens (les traductions fournies dans le programme montrent le caractère parfois proche du non-sens, très enfantin, des paroles). La musique est très fraîche, pétillante, même si pas exempte d'une grande complexité rythmique. C'est en tout cas l'un des plus beaux moments du concert. Les trois chants de Hradcany, pour choeur, flûte (Martine Laederach) et harpe (Iris Torossian) sur des poèmes de Frantisek Serafinsky Prochazka, sont un bel hommage du compositeur morave à la capitale de la Bohème, et à son quartier pittoresque de la colline du château. La ruelle d'or, la fontaine des pleurs et le belvédère servent de prétexte à une évocation nostalgique de la Prague d'avant-guerre.
Le concert s'achevait sur deux oeuvres de Bohuslav Martinu, la sonatine pour deux violons et piano et les chants de Petric pour voix d'enfants, violon et piano. La première est une oeuvre de 1930, alors que Martinu n'avait pas encore réellement forgé son style propre. On y trouve de multiples influences, néo-baroques et modernes (Stravinsky, le ragtime), qui en font une oeuvre plaisante mais sans réelle profondeur. Les chants de Petric sont a contrario une oeuvre tardive (1955), sur des poèmes populaires moraves, qui témoignent de l'évolution de Martinu vers une réappropriation des traditions tchèques et françaises et d'un goût similaire à Janacek pour les sonorités du tchèque - une langue qui, sous des aspects percussifs claquants, apparaît en fait très liquide, capable d'une grande douceur ; le contraste des deux fait évidemment le bonheur des musiciens. Comme pour les Rikalda, le plaisir se situe avant tout dans les sonorités, le sens n'étant pas vraiment déterminant.
vendredi 22 septembre 2006
Orchestre de Paris @ Salle Pleyel, jeudi 21 septembre 2006
Le concert d'hier soir, consacré à la musique française du XXe siècle, devait être dirigé par Armin Jordan, mais le chef suisse a eu la mauvaise idée de mourir cette semaine. Il était remplacé par Frédéric Chaslin.
Quelques mots sur la salle, évidemment, pour commencer. Si l'esthétique d'ensemble est un peu trop clinique à mon goût, l'acoustique est elle au rendez-vous. Je ne peux pas vraiment comparer avec Pleyel ancienne formule, n'y étant jamais allé (ou alors je ne m'en souviens pas), mais ça change de Mogador la saison dernière ! J'étais en plus placé au troisième rang de l'orchestre, plein centre, juste derrière le chef. De quoi en prendre plein la vue et les oreilles lors du concerto de Dutilleux, en captant la moindre respiration du soliste, Xavier Phillips au violoncelle.
La soirée a commencé par le Prélude à l'après-midi d'un faune de Debussy, pièce inaugurale du XXe siècle en musique, écrite en 1894. Tout a déjà été dit sur cette oeuvre : la rupture qu'elle représente dans l'histoire de la musique, l'influence du jeu sur les sonorités du poème de Mallarmé, les échos des gamelans balinais entendus par Debussy lors de l'Exposition universelle de 1889, la définition d'un langage impressionniste basé sur le son, la couleur, le timbre plus que sur un thème ou une mélodie, etc. L'interprétation de l'orchestre, couplée à l'acoustique de la salle et à mon placement dans celle-ci, m'en font savourer les moindres détails.
La pièce suivante reste dans le domaine de la transcription musicale d'impressions provoquées par la poésie avec Tout un monde lointain, concerto pour violoncelle d'Henri Dutilleux composé en 1970 et inspiré de sa lecture de Baudelaire. L'Orchestre de Paris rend cette année hommage au compositeur, qui fête ses 90 ans, à travers une série de concerts. Celui-ci était le premier. J'aime beaucoup cette oeuvre de Dutilleux. Le langage du violoncelliste y est extrêmement riche, employant une gamme de techniques et d'émotions particulièrement étendue. Le fait de n'être qu'à un ou deux mètres de Xavier Phillips permettait là aussi d'en saisir avec gourmandise le plus possible. Dans cette oeuvre, l'orchestre joue un rôle de prolongement du discours du soliste plus que d'accompagnement ou de dialogue. Au centre de tout cela, Xavier Phillips semble comme pris par des forces qui le dépassent, tourmenté, balloté, emporté. Il résiste, domine un instant la tempête, souffle puissamment, avant d'être à nouveau pris dans la mouvance instable de l'orchestre, entre faux calmes et déchaînements percussifs. En bis, Xavier Phillips reprend une autre oeuvre de Dutilleux, la deuxième des Trois strophes sur le nom de Sacher.
Après l'entracte, retour à Debussy avec les Six épigraphes antiques. Cette oeuvre, écrite par Debussy pour piano à quatre mains en 1914, a été orchestrée après sa mort par Ernest Ansermet. On y retrouve tout ce qui fait le charme des oeuvres tardives de Debussy : une écriture dépouillée, réduite à l'essentiel, qui fait la part belle aux dissonances et à un ton naturaliste. L'orchestre enchaîne avec la Rapsodie espagnole de Ravel, une des premières oeuvres importantes du compositeur, écrite en 1907. La pièce porte bien son titre car les références espagnoles sont nombreuses : ainsi la Malaguena du deuxième mouvement fait-elle entendre castagnettes et trompettes comme dans une danse de rue andalouse, quand la Feria finale est véritablement synonyme de fête joyeuse et bruyante, avec un orchestre au maximum de sa puissance sonore. Le proche exotisme que représentait l'Espagne pour les compositeurs français du début du XXe siècle me fait alors un peu penser au Tijuana de Charles Mingus.
mardi 19 septembre 2006
Sophie Agnel, Daunik Lazro, Olivier Benoit @ Radio France, lundi 18 septembre 2006
J'étais hier soir à la Maison de la Radio pour l'enregistrement de l'émission de France Musique A l'improviste du 27 septembre prochain (l'émission a été reculée d'une heure cette saison, passant du mardi 23h au mercredi 0h - ce n'est pas le genre de musique que l'on diffuse à une heure de grande écoute !). Anne Montaron recevait la pianiste Sophie Agnel, le saxophoniste Daunik Lazro et le guitariste Olivier Benoit. La réunion de ce trio était une première, comme c'est souvent le cas pour l'émission.
Lazro, vu au sein du New Lousadzak de Claude Tchamitchian à Banlieues Bleues un peu plus tôt cette année, était hier soir au baryton. A sa droite, Sophie Agnel était à la tête de tout un attirail d'objets destiné à préparer son piano, tandis que que sur sa gauche Olivier Benoit se tenait avec sa guitare électrique. Le travail sur le son et ses textures était essentiel dans la démarche des trois musiciens hier. Daunik Lazro a commencé par tenir de longues notes comme s'il cherchait à définir le cadre dans lequel allait évoluer le trio. Peu à peu il a "démusicalisé" son jeu, en hoquetant dans son sax et en jouant sur le souffle plus que sur le son, afin d'entrer en interaction avec les bruits émis par ses camarades d'un soir. Sophie Agnel joue elle plus souvent debout qu'assise, et plus souvent dans les cordes que sur le clavier, dont elle ne se sert que d'une main en appui à ce qu'elle trafique dans les cordes. Elle peut frapper les cordes avec une mailloche à la manière d'un cymbalum ou frotter celles-ci pour produire des sons étouffés. Elle peut aussi les pincer à la manière d'une harpe, ou modifier leur sonorité en plaçant des boules, des gobelets en plastique et d'autres objets insolites entre et dessus. Sa recherche se concentre ainsi plus sur l'harmonie des bruits en réponse aux sonorités du saxophone et de la guitare que sur un véritable discours pianistique. La dimension visuelle de son travail est d'ailleurs essentielle pour comprendre sa démarche à mon avis (même si en l'occurrence il s'agit d'un enregistrement radio). Olivier Benoit est lui dans une démarche essentiellement percussive, marquant à l'aide de sa guitare des rythmes plus réguliers que ses deux complices. Mais lui aussi joue de son instrument de manière peu orthodoxe, frottant les cordes, percutant le manche, utilisant des objets métalliques pour modifier le son, etc.
L'interaction entre les trois musiciens est réelle, et tient en haleine au cours de deux longues suites d'une petite demi-heure chacune, complétées par une pièce plus courte en bonus à la fin. La deuxième pièce était sans doute la plus abstraite, avec Daunik Lazro qui a commencé par ne jouer que de l'embouchure de son sax, puis de son sax sans le bec. La démarche évoquait un pointillisme minimaliste qui se fondait parfaitement dans l'approche bruitiste de Sophie Agnel. La douceur qui se dégageait de la musique du trio faisait qu'on était assez loin du malaise parfois recherché dans ce genre de musique. C'était à mon sens essentiellement dû à la poésie du jeu de la pianiste qui, mine de rien, renouvelait constamment son discours sans jamais tomber dans la facilité d'une musique agressive et violente. Il est évidemment beaucoup plus difficile de "charmer" l'auditeur que de le choquer avec une telle esthétique. Et pourtant elle y arrivait comme si elle reprenait un standard ! Étant donné que je connaissais un peu mieux ses deux co-improvisateurs (avec même une admiration de longue date pour Daunik Lazro), Sophie Agnel a ainsi été pour moi la révélation de ce concert. Et comme je pense que c'est une musique qui nécessite vraiment la vision et le direct, il sera intéressant d'aller la voir dans d'autres contextes à l'avenir.
lundi 18 septembre 2006
Alexandra Grimal Quartet @ La Fontaine, vendredi 15 septembre 2006
La soirée s'est déroulée en deux sets, marquant comme une progression vers l'abstraction et le jeu plus libre. Le premier set a ainsi commencé par un standard bop joué quasiment straight, alors que le second s'est achevé sur une compo free de Dré Pallemaerts. Entre les deux, la liberté prise par rapport aux canons esthétiques établis s'est faite de plus en plus ressentir, par légères touches successives. C'est d'abord Nelson Veras, pas son jeu qui allie science de la brisure mélodique et amour du silence et de la respiration, qui, dans ses solos, a mené le groupe un peu hors des sentiers battus. Pendant une bonne partie du premier set, il semblait d'ailleurs dans la position du soliste privilégié, alors qu'Alexandra intervenait moins, se contentant de reprendre le thème en introduction et conclusion des morceaux.
Si le premier set était dominé par les standards du jazz moderne, le second faisait lui la part belle aux compositions. Sur ce terrain de jeu, l'intervention des différents musiciens était plus égalitaire, avec des solos des rythmiciens et une conduite plus affirmée d'Alexandra. C'est la deuxième fois que je la vois avec Nelson Veras et je dois dire que j'aime vraiment bien cette association. Ils semblent en effet tous les deux partager une même philosophie du jeu, au-delà de leurs styles respectifs : attachement à la respiration, à une sensibilité alliant amour de la tradition et bousculement de celle-ci, ou encore au souci de ne pas trop en faire.
vendredi 15 septembre 2006
Fastival Grands Formats @ Trabendo, jeudi 14 septembre 2006
Le concert a commencé par la prestation de Diagonal du pianiste Jean-Christophe Cholet. Ce groupe, formé à partir de l'ex-Odéjy (Orchestre Départemental de Jazz de l'Yonne), se compose de dix musiciens, dont une bonne moitié m'était connue avant le concert : Nicolas Mahieux à la contrebasse, Christophe Lavergne à la batterie, Vincent Mascart aux saxes ténor et soprano, Geoffroy de Masure au trombone ou encore David Venitucci à l'accordéon. Le groupe était complété par deux trompettistes, un saxophoniste alto et Arnaud Boukhitine, de l'EIC, aux tuba et trombone. Depuis sa création, cet orchestre se penche sur les musiques traditionnelles européennes et leurs interactions avec le jazz. Après avoir exploré les musiques des Alpes avec Mathias Rüegg (du VAO), puis celles des îles britanniques, Diagonal se penche désormais sur celles d'Europe de l'Est - avant de proposer une création à partir de musiques françaises l'année prochaine. Le répertoire évite pas mal des clichés du genre en ne se voulant pas purement "festif". On entend à la fois des échos des fanfares cuivrées de Guca et des rythmes plutôt d'inspiration bulgare, mais aussi des arrangements plus mélancoliques moins géographiquement marqués. Le groupe sonne plutôt bien, avec un trio rythmique Cholet / Mahieux / Lavergne qui fait des étincelles et des solistes cuivrés qui font étalage de leur talent. On regrette néanmoins parfois que tout cela n'aille pas encore plus loin dans l'engagement explosif, parce qu'on sent que le potentiel est là. Le temps serré du concert (trois groupes) obligeait sans doute parfois à la retenue. Chipotage d'enfant gâté, parce que dans l'ensemble j'ai plutôt bien aimé ce que proposait le groupe.
Le deuxième groupe à monter sur scène était Le Grand Rateau du pianiste Jérôme Rateau. Là aussi les têtes connues côtoyaient celles qui l'étaient moins. On retrouve ainsi dans ce groupe Stéphane Kerecki à la contrebasse, Thomas Grimmonprez à la batterie, Thomas de Pourquery au sax alto, Yoann Loustalot à la trompette ou encore la formidable Jeanne Added au chant. Une guitare, un sax ténor, une trompette, un trombone et un tuba complétaient la formation. Le style de ce groupe est assez difficilement définissable. Moderne, cohérent, mais ne se rapprochant pas vraiment de choses entendues par ailleurs. Dans l'ensemble, il y a de bonnes idées, une conduite assurée de la part de Jérôme Rateau, mais parfois un peu de mollesse et de manque de consistance à la vue du cv des musiciens participants. On touche sans doute là du doigt toutes les difficultés qu'il y a à monter et faire tourner un grand orchestre : difficile d'avoir de longues périodes ensemble pour que la sauce prenne à tous les coups. La relecture d'Over the rainbow, servie par une Jeanne Added à fond dedans, perdait ainsi un peu de son intérêt par le contraste saisissant entre l'engagement de la chanteuse et l'absence de décolage de la part de l'orchestre à ses côtés.
La troisième et dernière formation de la soirée à se proposer à nos oreilles était le Paris Jazz Big Band, co-dirigé par le saxophoniste Pierre Bertrand et le trompettiste Nicolas Folmer. Là, pas vraiment de problème de consistance ni d'agrégation collective. On sent la machine très pro, qui tourne bien, avec un gros son digne de la tradition américaine des big bands swing. Le répertoire est nettement moins "hors cadre" que les deux précédents groupes, le plaisir vient donc d'ailleurs : de la maîtrise du "gros son" collectif (dix-sept musiciens tout de même), de l'explosivité de certains solistes (Sylvain Boeuf au sax ou Jean-Pierre Como au piano par exemple) et du déroulement sans à-coups de la musique jouée. Si ce n'est a priori pas trop le genre de jazz qui m'attire, en concert et pendant quarante-cinq minutes, ça reste tout à fait plaisant.
vendredi 8 septembre 2006
William Parker - The Inside Songs of Curtis Mayfield @ Cabaret Sauvage, jeudi 7 septembre 2006
Dans le cadre du festival Jazz à la Villette, William Parker donnait hier soir à entendre son projet autour de la musique du fameux soulman au Cabaret Sauvage. Son groupe avait des intérêts multiples : la présence, (presque) toujours enthousiasmante, de LA paire rythmique William Parker / Hamid Drake, celle de la chanteuse soul Leena Conquest qu'on a déjà pu apprécier avec le contrebassiste sur le bel album Raining on the Moon (Thirsty Ear, 2002), l'évènement de la venue d'Amiri Baraka ou encore celle, moins médiatique mais tout aussi importante pour moi, du pianiste Dave Burrell. Je ne savais à vrai dire pas trop ce qu'il était devenu depuis ses enregistrements, notamment avec Shepp, des années 60-70, et c'était une excellente surprise de pouvoir entendre son jeu à mi-chemin du free et des musiques racines de l'expression afro-américaine en concert. A côté de ces éminentes figures, le groupe était complété par Lewis Barnes à la trompette et Darryl Foster aux saxophones ténor et soprano.
Le nom du projet est assez explicite : en revisitant quelques chansons de Curtis Mayfield, et en les agrémentant de développements inédits, William Parker et son groupe cherchent à en extraire la substantifique moelle, politique et poétique. La présence d'Amiri Baraka, qui intercale ses textes dans les chansons du soulman, relie cette ambition à une tradition littéraire qui marie pamphlet et poésie. Son réquisitoire puissant contre les exactions des conservateurs au cours de l'histoire américaine, soutenu pendant une bonne dizaine de minutes par une rythmique entêtante, trouvait ainsi plus sa force dans la beauté de la langue, dans son rythme, que dans le fond en lui-même, sur lequel on pourrait discuter et nuancer pendant des heures. Mais c'est là la force du pamphlet sur l'argumentation laborieuse. Amiri Baraka est assez étonnant à voir en chair et en os d'ailleurs. D'allure chétive, voûté et plus tout jeune, il semble se redresser à l'aide de sa voix assurée, avec toujours une sorte de sourire ironique en coin. Ses mots claquent avec une violence non dissimulée et une puissance déclamatoire qui contraste avec son apparence physique.
J'aime particulièrement l'association de William Parker et Hamid Drake quand ils regardent vers leurs racines. Ces héros de la free music en tirent toujours un magnifique prétexte où se conjuguent élans libertaires et attachement au groove. Ils ont hier soir fait, à plusieurs reprises, étalement de leur talent en la matière. Un passage, notamment, trouvait quasiment des accents de beats de house music. Mais, du côté des instrumentistes, c'est surtout le jeu de Dave Burrell - et particulièrement son très beau solo en début de concert - qui a retenu mon attention. Élément sans doute le plus free du groupe hier soir, il développait des successions d'accords blues et soul qui s'enchaînaient dans un fracas percussif très expressif, à l'instar de ce qu'il faisait sur l'indépassable Blasé de Shepp à la fin des années 60.
Le répertoire choisi pour l'occasion reprenait des chansons parmi les plus connues de Curtis Mayfield : Pusherman, Move On Up, People Get Ready, Give Me Your Love... Pas vraiment de surprise de ce côté là. L'originalité tenait plus à l'interprétation, dont la partie la plus fidèle à l'originale était confiée aux cuivres, avec parfois Leena Conquest en support vocal - mais qui souvent suggérait plus qu'elle ne chantait réellement les paroles. C'était d'ailleurs assez amusant d'écouter le contraste entre la voix chaude et grave de la chanteuse et celle particulièrement aigüe qui a fait la réputation de Mayfield. Comme un inversement des rôles autour d'une confusion des genres. L'interpénétration des paroles de Curtis Mayfield et des textes d'Amiri Baraka permettait finalement de sortir du simple hommage en rendant véritablement présent le message, si ce n'est l'âme, du soulman. Belle réussite.
mardi 5 septembre 2006
Tony Malaby, Marc Ducret, Daniel Humair @ Sunside, lundi 4 septembre 2006
Grand moment hier soir au Sunside pour le concert de ce trio américano-franco-suisse inédit. S'ils avaient tous déjà joué ensemble deux par deux dans différents groupes, cette réunion à trois était une première. Sans longue préparation à l'avance ni même véritable répétition, Tony Malaby n'étant à Paris que pour deux jours, ces trois experts ès son nous ont offert une leçon d'improvisation créative comme on en entend rarement.
Bien sûr, un trio sax-guitare-batterie avec Marc Ducret fait penser à Big Satan. Pourtant, si nous sommes dans des univers voisins, il n'y a pas identité d'approche ni de son de la part de ces deux trios. L'écriture est une donnée centrale de Big Satan, alors qu'hier les musiciens proposaient leurs recherches en direct. On les sentait constamment à l'affut du moment où ça allait décoller. Et quand c'était le cas, ça l'était vraiment et ils ne lâchaient alors plus leur inspiration autant collective qu'individuelle. Les moments de relâche furent donc rares. En deux sets composés de longues coulées incandescentes, alternant les phases de tension et de répit, le trio semblait sculpter son œuvre sous nos yeux. Humair, puissant sans jamais être violent. Ducret, percussif et heurté avec toujours une sorte d'énergie retenue. Malaby, extatique et véhément avec ce qu'il faut de mélodies enfantines. Ils semblaient tous se situer dans le registre d'une force contrôlée, ne cédant pas aux facilités du jeu totalement explosé.
Ce qui ne trompait pas c'était l'attitude physique des musiciens, qu'ils jouent où qu'ils laissent leurs camarades s'exprimer. Les yeux de Tony Malaby ont bien failli sortir plus d'une fois de leurs orbites. Daniel Humair, les yeux constamment mi-clos, avait des allures de gros chat ronronnant de plaisir en faisant gronder ses toms. Quant à Marc Ducret, son corps élastique se faisait constamment l'écho des soubresauts de sa guitare.
L'étendue de la palette sonore de Malaby au ténor a encore fait des merveilles, de puissantes poussées aux confins des textures d'un baryton à d'aiguisées saillies proches des sonorités d'un soprano. Il a un engagement de tous les instants, qu'il cherche à exploser le mur du son autorisé par un saxophone ou qu'il brise ses excursions free par des cellules mélodiques toutes simples. Même quand il se recule pour laisser Ducret et Humair dialoguer, il semble entièrement pris dans la musique - et participer à l'élaboration de celle-ci.
La complémentarité rythmique entre les deux Européens est elle aussi un élément à noter. On savait Ducret fin rythmicien, il l'a démontré dans une ampleur hors du commun hier soir. Difficile, au final, d'imaginer musique improvisée plus riche, plus belle et plus maîtrisée que celle qu'on a eu la chance d'entendre avec ce trio.
lundi 4 septembre 2006
Steve Coleman & Five Elements @ Cité de la Musique, samedi 2 septembre 2006
Encore une prestation de Steve Coleman qui va faire débat. Comme à peu près tous ses concerts et disques ces dernières années. Il est même fort probable que ceux qui appréciaient l'altiste pour son côté funk/groove ne se retrouvent pas dans la nouvelle direction prise par le chicagoan. Les derniers concerts de Coleman auxquels j'avais assisté m'avaient d'ailleurs, moi aussi, laissé un peu sceptique parfois. Mais cette fois-ci, je me retrouve du côté des convaincus par ce concert à la Cité de la Musique samedi soir, dans le cadre de Jazz à la Villette.
En sortant de la salle, j'ai eu le sentiment d'avoir retrouvé les Five Elements, après quelques années de recherches pas toujours abouties. Le tournant entamé avec Lucidarium (Label Bleu, 2004) semble enfin avoir débouché sur quelque chose de cohérent. Ambiance apaisée, au déroulement lent, où voient le jour des solos de cuivre tranchants comme l'acier, teintés de bleu électrique, sur un tapis rythmique qui joue à l'économie, avec les incantations vocales de Jen Shyu délivrées avec parcimonie. Renouvelant toujours ses sidemen, Coleman semble désormais avoir trouvé la formule juste avec Jonathan Finlayson à la trompette, Tim Albright au trombone, Jen Shyu au chant, Thomas Morgan à la contrebasse et le petit dernier Justin Brown à la batterie. De jeunes musiciens qui lui permettent de renouveler son discours sous une forme peut-être plus "musique contemporaine", mais aussi plus directement ancré dans le langage jazz traditionnel, qui met en relief d'une nouvelle manière ses solos qui transpirent l'héritage bop.
Le concert s'est déroulé comme une grande suite, sans véritable pause entre les morceaux. La première moitié du concert s'apparentait à une sorte de requiem, au déroulement lent et majestueux, pareil à une "explosante fixe" chère aux surréalistes. Coleman mettait en place progressivement sa musique, dans un souci de construction spirituelle évident. L'alternance des formats - à six, en trio, en duo - et les changements de rythmiques - souvent impaires - permettaient de marquer les étapes de cette progression. On retrouvait ainsi les soucis de forme développés par Coleman depuis ses contacts avec l'Ircam. Jen Shyu, dans ses interventions, semblait réciter des prières dans une langue non-articulée, avec une maîtrise de ses effets vocaux plus assurée qu'auparavant.
Par changements de direction successifs, marqués de manière brutale, comme une scansion claire dans la musique, Coleman a progressivement emmené le groupe vers un bouillonnement plus marqué par le groove et l'expressivité des solistes, mais sans que cela ne s'apparente réellement à son discours habituel. Le batteur, par sa légèreté, tranchait singulièrement avec les précédents occupants de ce poste parmi les Five Elements. Là où un Tyshawn Sorey écrasait tout sur son passage de sa frappe surpuissante, Justin Brown développe une approche plus percussive de l'instrument, avec un jeu plus varié, assez peu marqué par le funk. La présence d'une contrebasse, si elle a été amorcée il y a déjà quelques années, trouve enfin, dans ce contexte, toute la place qu'elle mérite, ne cherchant pas à reproduire un groove de basse électrique et n'apparaissant plus comme un élément intrus dans le magma développé.
Ce nouvel écrin met particulièrement en avant la beauté du son de Coleman à l'alto. Moins d'effets pyrotechniques, des interventions solitaires souvent ramassées dans la durée, mais avec un timbre parkérien qui déchire, comme un éclair, la nuit bleue-noire à laquelle s'apparente sa musique. J'ai particulièrement apprécié les passages en trio avec juste la section rythmique. Coleman semblait, à travers eux, insisté sur ce qui le rattache à la tradition jazz classique, loin des fusions en tous genres qui font bien souvent l'actualité de cette musique.
Après cette longue suite qu'on ne saurait qualifier d'introductive, les Five Elements ont enchaîné sur un morceau aux allures de jazz funerals néo-orléanais. On y retrouvait une sorte de candeur de marching band, où alternaient joie insouciante et tristesse mélancolique. C'était pour le moins déconcertant d'entendre Coleman dans ce contexte - une musique qui évoquait presque les fanfares de cirque par moment - mais tout à fait en cohérence avec ce concert qui semblait avoir choisi la thématique de la vie et de la mort, du rapport à la tradition, à sa transmission, et à son présent. Le groupe s'est même payé le luxe d'un rappel - ce que ne fait pas toujours Coleman - aux accents plus habituels. Signe qu'il était sans doute dans un bon jour.
"Là, tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté." Qui l'eût cru de la part de Steve Coleman ? Si on retrouvait son souci de la forme et de la construction de la musique, le saxophoniste semblait apaisé. Il dégageait une grande sérénité - sûr de la direction dans laquelle il emmenait ses fidèles Five Elements, un groupe qui fête cette année ses vingt ans tout de même.
jeudi 31 août 2006
Ornette Coleman Quartet @ Cité de la Musique, mercredi 30 août 2006
Ornette ! Un prénom étrange et pourtant si familier. Ornette ! Une interjection joyeuse empreinte d'insouciance. Ornette ! Un son d'alto si particulier au service de comptines mélancoliques douces-amères. Ornette, qui se produisait hier soir en quartette sur la scène de la Cité de la Musique en ouverture du festival Jazz à la Villette.
J'avais déjà pu assister à un concert de l'altiste chapeauté au Châtelet il y a deux ans. Il s'y était produit accompagné par deux contrebasses (Tony Falanga et Greg Cohen) et par la batterie de son fil Denardo. La formation était sensiblement la même hier soir, avec juste la basse électrique d'Al McDowell qui remplaçait la contrebasse de Greg Cohen. Au Carnegie Hall, en juin dernier, il s'était même produit avec ses trois bassistes (cf. ici pour un compte-rendu et là pour des extraits mp3).
Si McDowell a participé à l'aventure du Prime Time, le registre du concert d'hier n'était pas dans la veine funk développée par le groupe. Sa présence était d'ailleurs assez discrète, et son jeu s'apparentait plus souvent à celui d'une guitare aux accents bossa (enfin, une bossa un peu étrange, fantomatique, "à la Ornette") qu'aux ronronnement d'une basse électrique. Falanga avait, lui, une sonorité plus présente. Il alternait les morceaux en pizzicato et ceux à l'archet. Il y a deux ans, il intervenait essentiellement à l'archet, alors que la part plus rythmique était assurée par Greg Cohen. Cette évolution montre bien que cette nouvelle mouture du quartette n'est pas un simple décalque de l'ancienne. Et rend d'autant plus intéressante la version en quintette à trois basses. A l'archet, Falanga emprunte plus au répertoire classique (comme en a témoigné sa longue citation du prélude de la première suite pour violoncelle de Bach en introduction d'un morceau) qu'à celui des contrebassistes free qui aiment aussi à se réapproprier l'outil. Ses variations sur l'instrument sont d'une très belle complémentarité avec le jeu d'Ornette au saxophone. La beauté vénéneuse de l'altiste tranche avec délice sur le son rond et enveloppant du contrebassiste.
A la batterie, Denardo Coleman n'a pas fait évoluer son jeu en apparence toujours aussi peu maîtrisé. Mais c'est, évidemment, ce qui plait à son leader de père. Très présent sur les cymbales, on a le sentiment que tout au long du concert un fin vacarme, pas spécialement bruyant mais toujours bien audible, perturbe les mélodies si douces, si simples, si joyeusement tristes d'Ornette. On est loin d'un jeu de batterie orthodoxe qui marquerait le rythme de manière assurée. On a plutôt affaire à une sorte de tapis mouvant, pas bien régulier, qui n'en rend que plus attentive l'écoute du saxophone.
Depuis bientôt cinquante ans, les mélodies d'Ornette ont toujours la même saveur. Qu'elles aient été composées pour le quartette du tournant des années 50/60, pour le Prime Time électrique des années 70/80 ou pour l'actuelle formation, on a le sentiment qu'elles sont interchangeables, à raconter toujours, peu ou prou, la même histoire : celle d'un être solitaire, mélancolique, qui trouve quand même la joie de vivre dans sa vie en apparence banale. Cette impression est évidemment obtenue, en plus du caractère de comptine des mélodies, par le son de l'alto d'Ornette. Un mélange d'acidité tranchante et de douceur langoureuse. Une manière de ne pas jouer technique, de jouer faux, mais pourtant si juste dans l'expression des sentiments.
Hier soir, je n'ai reconnu que les deux derniers morceaux : Song X et Lonely Woman en rappel. Pour le reste, il semblait qu'il s'agissait essentiellement de nouvelles compositions qui seront peut-être présentes sur son disque à paraître prochainement, Sound Grammar. En soi, Lonely Woman est déjà un thème magnifique - l'essence du jazz selon Ornette - devenu un véritable standard du jazz contemporain, mais quand en plus il est joué par l'altiste lui-même, il y a ce je ne sais quoi en plus qui le rend absolument magique. Une fragile beauté qui semble caractériser la musique d'Ornette.
Si j'avais - un peu - préféré son concert au Châtelet il y a deux ans, sa prestation d'hier soir, toujours aussi courte (1h20 grand maximum), était quand même un délicieux moment qui venait rappeler pourquoi j'aime toujours autant écouter ses disques. J'y trouve toujours un petit quelque chose qui me parle directement, sans besoin d'intellectualiser, et qui ne sonne décidément pas comme les autres.
dimanche 27 août 2006
Zakarya / Quatuor d'Est en Ouest / Daniel Mille / Hradčany feat. Bijan Cheminari @ Parc de la Villette & Cabaret Sauvage, samedi 26 août 2006
J'avais déjà vu Zakarya à Vienne en 2003, en after du concert de l'Electric Masada. Ce groupe strasbourgeois est en fait le seul groupe français signé par John Zorn pour la série Radical Jewish Culture de Tzadik. Mené par l'accordéoniste Yves Weyh, Zakarya ressemble de prime abord à un groupe de rock avec guitare et basse électriques et batterie. Leur musique utilise la puissance du rock pour densifier le propos post-klezmer. Selon les morceaux, on est plus ou moins éloigné de la tradition. Au moment où le concert commence, les spectateurs les plus proches de la scène reculent d'ailleurs de quelques bons mètres, surpris par la lourdeur des attaques de la basse. A la guitare, Alexandre Wimmer ne se contente pas de riffs rock, mais utilise aussi des effets électroniques pour perturber quelque peu le déroulement des morceaux. Les dissonances et explosions bruitistes effraient une partie du public, mais ceux qui restent (nombreux quand même) se laissent emporter par ce mélange convaincant de mélodies yiddish et de rythmes lourds entre groove lancinant et éclairs rock. Ils jouent essentiellement des morceaux issus de leur nouvel album (à paraître), mais aussi quelques pièces plus anciennes comme le délicieux clin d'oeil Colère ("Zorn" auf Deutsch) basé sur une mélodie de Masada (Tzofeh).
Après cette mise en bouche dans le parc, direction la belle salle du Cabaret Sauvage. Avant que la soirée ne commence réellement, un accordéoniste se ballade parmi le public en reprenant quelques "tubes" de la chanson française. J'écoute d'une oreille distraite. A 21h, l'écoute se fait plus attentive quand le Quatuor d'Est en Ouest - une création - qui réunit l'accordéon de Pasacal Contet, le sheng (orgue à bouche en français) de Wu Wei, les flûtes et clarinettes exotiques de Carol Robinson et l'ordinateur de Tom Mays, entre en scène. Le concert est constitué d'une longue suite aux confins de la musique contemporaine électro-acoustique et des traditions extrême-orientales. Le programme indique que les musiciens suivent la route de la Soie, depuis la Chine jusqu'à l'Europe. Accompagnés d'une belle mise en scène - mouvante - et en lumières, ils sont particulièrement convaincants. Les sonorités explorées, entre la douceur du souffle de Wu Wei et les effets illbient de Tom Mays, sont souvent surprenantes, avec un véritable discours évolutif au cours du concert. Le sheng est en fait considéré comme l'ancêtre de l'accordéon - et c'est vrai que les sonorités des deux instruments sont étrangement proches - avec le souffle humain qui remplace celui du soufflet. Carol Robinson, en changeant régulièrement d'instruments (de flûtes orientales à la plus traditionnelle clarinette basse), semble tenir le fil d'Ariane du voyage, mais les changements de rythmes de ses collègues masculins - avec un Wu Wei qui évolue d'une approche très zen à une énergie corporelle quasi rock - ne sont pas en reste. Le résultat est en tout cas splendide pour ce qui restera comme le sommet de la soirée.
Après cela, Daniel Mille présentait un nouveau trio - une autre création - avec le saxophoniste Eric Séva (baryton, soprano et sopranino) et le violoncelliste Eric Longworth. C'est joli. Un peu trop ornemental à mon goût néanmoins. Pas vraiment de surprise dans cette musique qui semble couler naturellement, sans aspérité, pour faire entendre de belles mélodies. Quand le matériau devient connu (Oblivion de Piazzola par exemple), on se rend quand même compte qu'il manque quelque chose à cette musique - de l'énergie, de l'investissement, de la passion. Si la complémentarité entre l'accordéon et le violoncelle est belle à entendre, le saxophone reste assez discret - notamment quand Eric Séva empoigne le baryton. On se prend à imaginer ce que serait cette musique avec un Christophe Monniot à la place ! De plus, Daniel Mille, équipé d'un micro-bouche, a la fâcheuse habitude de s'accompagner par des miaulements aigus assez désagréables à mon oreille. Bref, on l'aura compris, je n'ai pas été convaincu par cette partie du concert.
La soirée s'achevait avec le trio Hradčany augmenté du percussionniste d'origine iranienne Bijan Chemirani. Comme leur nom l'indique (il désigne la colline du château de Prague en tchèque), ils puisent leur inspiration du côté des musiques populaires de l'Est européen, un peu plus au Sud que la République Tchèque ceci dit : Roumanie, Bulgarie, Turquie, Serbie sont les principaux territoires explorés. Composés de musiciens plus ou moins directement issues de la nébuleuse du Hask - Serge Adam à la trompette, Philippe Bota aux saxes et flûtes et David Venitucci à l'accordéon - c'est assez surprenant de les voir s'aventurer sur ces terres musicales. Mais le résultat est délicieux. Leur disque paru chez Quoi de neuf docteur (le label de Serge Adam) en 2003 fait partie de ces disques apparemment mineurs, qui ne font pas les gros titres de la presse spécialisée ou non, mais que j'aime écouter régulièrement. L'association avec le plus jeune du clan Chemirani (un nom qui compte dans la tradition percussive iranienne) est une riche idée. Dès ses premières frappes, il en impose par sa classe naturelle, la souplesse de ses doigts - plus pianistique que percussive - et son sens du rythme, léger et dansant. Au zarb et au bendir, il prolonge la musique du trio vers l'Orient - les traditions perses et turques ayant de nombreuses bases communes. Le concert souffre un peu des conditions avec un public plus préoccupé par l'heure du dernier métro - et qui quitte peu à peu la salle - et des organisateurs pressés d'en finir. L'ambiance n'est pas très chaleureuse, alors que la musique l'appelle. Cela gâche un peu la fête, mais ne m'empêche pas complètement d'apprécier les sonorités rauques des cuivres, la douceur du ney et l'abstraction de l'accordéon qui permet au groupe de se distinguer des traditionnels clichés de la musique de l'Est vu de l'Ouest.
lundi 21 août 2006
Kris Davis & Peter Herbert @ Les 7 Lézards, samedi 19 août 2006
Le concert s'est déroulé en deux sets avec trois morceaux chacun, répartis équitablement entre pièces totalement improvisées (deux lors du premier set, une lors du second), compositions de Kris Davis (une dans chaque set) et reprise de Footprints de Wayne Shorter (en ouverture du second set). Dans les pièces improvisées, Peter Herbert mène le discours. Il est le plus intéressant, le plus varié dans sa technique comme dans ses sonorités. C'est lui qui maintient le suspens et la surprise sur ce qui va suivre, quand la pianiste a parfois un peu de mal à sortir de phrases qui semblent toutes faites. On sent qu'elle cherche à développer un discours en cohérence avec son partenaire d'un soir. S'il y a quelques beaux passages, quand elle prend le temps de dérouler sa musique en de longues phrases au développement lent, la plupart du temps elle se perd un peu dans des séquences saccadées dont l'originalité n'est pas la caractéristique première. Peter Herbert, lui, use de tous les possibles offerts par son instrument : en pizzicato ou à l'archet, bien entendu, mais également en tapotant ou en frottant le bois de sa contrebasse, ou en distordant les cordes à l'aide de bâtonnets ou de pinces à linge. Dans sa démarche, il m'évoque souvent Joëlle Léandre.
Lors des morceaux plus structurés - ses propres compositions ou celle de Shorter - Kris Davis semble plus à l'aise, plus libre - paradoxalement - de développer un jeu original. L'aide d'une rythmique préétablie lui permet de jouer autour, dans des phrases aux accents monkiens sur 35 cents (au cours du premier set) ou au déroulement plus contemporain ailleurs. Le contrebassiste reste dans la même optique que lors des pièces improvisées, apportant une dimension un peu hors cadre à la musique jouée qui offre un intéressant contrepoint au jeu de la pianiste. Dans ce cadre, on sent plus d'interaction entre les deux musiciens, comme si les repères offerts par la musique leur permettaient d'être plus à l'écoute l'un de l'autre, leur ôtant la préoccupation du "quoi dire ?" solitaire.
Emmanuel Dongala - A Love Supreme @ Le Tarmac, vendredi 18 août 2006
Le metteur en scène, Luc Clémentin, a eu la bonne idée de transformer la salle du Tarmac en un club de jazz, avec tables, chaises et bar face à un trio composé de Sébastien Jarrousse aux saxes, Jean-Daniel Botta à la contrebasse et Olivier Robin à la batterie. Le public, nombreux, participe ainsi à l'ambiance de la pièce. Derrière le bar, Adama Adepoju dit le texte qui s'apparente plus à un dialogue avec les souvenirs de la musique de Coltrane qu'à un monologue. La langue est belle. Simple, directe, sans fioriture, mais néanmoins soutenue. On sent et entend le plaisir qu'a l'acteur à faire claquer les mots d'Emmanuel Dongala. Rien que pour ça, la pièce mérite le détour. Mais, comme en plus il y a une évocation juste et sensible de la musique de celui qui, tout au long de la pièce, n'est désigné qu'à travers ses initiales ô combien lourdes de sens, JC, la représentation nous fait le plaisir d'ajouter le fond à la forme.
A la lecture des critiques dans la presse, j'avais eu un peu peur. Non qu'elles aient été mauvaises, bien au contraire, mais la plupart insistaient sur la dimension politique de la musique de Coltrane. J'avais craint qu'un lourd contresens affadisse le propos. Mais, il n'en est rien. L'erreur vient de la presse et non de l'auteur. Si le narrateur est un militant politique - jeune africain émigré aux Etats-Unis qui se passionne pour le Black Power - il prend bien soin d'indiquer, quand il en arrive à parler politique à la fin de la pièce, le caractère un peu vain de sa récupération de la musique du Trane. Il est étrange que les commentateurs aient retenu ce passage, pas bien long, plutôt que l'évocation pleine de passion de la recherche musicale de JC - que la narrateur raconte en se remémorant ses rencontres avec le saxophoniste - ou l'émotion que procure la nouvelle de la mort de JC sur la narrateur et ses amis. C'est en effet dans ces passages que le texte d'Emmanuel Dongala est profondément juste et témoigne d'un véritable amour de la musique et de la personne de Coltrane. La rencontre du narrateur et de sa petite amie sur fond d'In A Sentimental Mood, les sifflets face aux trop longs solos de JC lors d'un concert au début des années 60, le choc de la première écoute d'A Love Supreme dans un club new-yorkais, la prière d'Alabama - la seule pièce explicitement "politique" de toute l'oeuvre de JC - en mémoire de quatre petites filles noires assassinées à Birmingham, ou encore la stupeur de la terrible nouvelle en ce chaud mois de juillet 67, tout sonne particulièrement juste dans la bouche d'Adama Adepoju.
Le trio qui accompagne le comédien joue de nombreux thèmes de Coltrane tout au long de la pièce. Parfois en développant les morceaux, à d'autres moments en n'en citant qu'un passage. Parfois en surimpression aux paroles d'Adama Adepoju, à d'autres moments dans un contexte de concert. Mention spéciale à Olivier Robin qui fait entendre un bel écho aux orages superbes d'Elvin Jones. L'espace laissé aux mots au milieu de la musique - et non l'inverse, riche idée - a le charme de l'irrégularité, ce qui rend le déroulé de l'heure que dure la pièce particulièrement naturel.
dimanche 13 août 2006
Steve Potts @ Les 7 Lézards, jeudi 10 août 2006
Pour l'occasion, Steve Potts se produisait en quintet "de luxe" accompagné par Sophia Domancich au piano, Michel Edelin à la flûte, Bruno Rousselet à la contrebasse et Simon Goubert à la batterie. Une belle affiche qui rend d'autant plus incompréhensible le faible nombre de spectateurs présents ce soir-là : treize pour le premier set et... quatre pour le second (il est vrai après le dernier métro).
Malgré cette désolante absence de foule, les musiciens n'ont visiblement pas caché leur plaisir de jouer ensemble, sur un répertoire varié, allant d'ambiances caraïbes à des marches militaires, d'envolées lyriques de Steve Potts à l'alto et au soprano à d'appaisants solos de flûte de Michel Edelin, de séries d'accords spirituels de Sophia Domancich au piano à une explosion de rythmes divers offerte par Simon Goubert.
Les influences de Steve Potts sont variées, comme en témoigne le nombre de terrains musicaux explorés lors du concert, mais on ne peut s'empêcher de penser à son frère d'armes pendant de si nombreuses années, surtout quand il s'empare du soprano, le regretté Steve Lacy. Eric Dolphy, de l'alto du leader à la flûte d'Edelin, pointe aussi régulièrement le bout de son nez.
La présence précieuse du couple Domancich-Goubert apporte une belle ampleur dans l'expression musicale du groupe. Aussi à l'aise dans le répertoire "classique" du jazz que dans les explorations hors cadre, ils maintiennent constamment le groupe dans ce bel équilibre instable entre charme des repères et beauté de l'inattendu.
Ils méritent plus qu'une dizaine de spectateurs... alors guetter leurs prochaines dates !
lundi 31 juillet 2006
Belmondo & Yusef Lateef / Ahmad Jamal Trio @ Parc Floral, samedi 29 juillet 2006
En deuxième partie, Ahmad Jamal se produisait à la tête de son trio au long cours composé de James Cammack à la contrebasse et Idriss Muhammad à la batterie. Musique somme toute assez peu référencée, très personnelle, au déroulement mélodique faussement hachée, soutenu par un groove constant de la main gauche en harmonie parfaite avec les lignes de basse (jusque dans les nombreux silences). Jamal s'arrête régulièrement, reprend sans crier gare, se lève, jette en vrac quelques idées sur le piano, et pourtant le fil musical n'est en rien décousu. Les silences qu'il s'impose entrent pleinement dans la composition de sa musique. Les passages en trio, en duo, en solo alternent sans aucun systématisme, juste selon le goût de l'instant. Idriss Muhammad donne parfois une couleur africaine à ses interventions qui rend la sonorité d'ensemble particulièrement chaleureuse. Le style Jamal au piano est unique, mais nullement uniforme. Les explosions rythmiques délicieusement balancées succèdent aux fines mélodies égrénées avec délicatesse, la complexité harmonique laisse place à des accords naïfs, signes de ponctuation d'un langage très imagé. Plaisir et vivacité sont les maîtres mots de ce concert qui conclut agréablement une saison jazz au Parc Floral, que je n'aurai fréquenté que modérément cette année.
lundi 24 juillet 2006
Bojan Z Trio / Kenny Garrett @ Parc Floral, dimanche 23 juillet 2006
La seconde partie était assurée par Kenny Garrett, qui fait partie de toute une génération et un style de musiciens américains apparus dans les années 80 que je connais mal et qui ne m'a jamais vraiment emballé pour ce que j'ai pu en entendre. Confirmation, malheureusement, avec ce concert. Si on excepte une belle suite en trois mouvements autour de thèmes folkloriques japonais et coréens jouée au soprano avec juste l'accompagnement de Benito Gonzalez au piano, le concert ne fut pas bien passionnant. La sonorisation n'aidait pas, il faut dire, avec une contrebasse et une grosse caisse qui occupaient tout l'espace sonique, à un point proche de la saturation parfois, le tout agrémenté de quelques vilains larsen. Bizarrement, ça n'a pas semblé gêner les ingénieurs du son ni les musiciens. Au-delà de la musique, ce qu'il y a d'assez insupportable à mon goût, en plus, c'est le côté show ultra-calibré, où on commande au public de taper dans ses mains, où on le fait chanter, se lever, sans aucune spontanéité. Impression de gâchis, au final, pour un musicien qui pourrait exploiter autrement son potentiel.
Sonny Fortune & Rashied Ali @ Sunside, mardi 18 juillet 2006
mercredi 19 juillet 2006
Carla Bley Big Band @ New Morning, lundi 17 juillet 2006
Dans ce big band avec lequel elle oeuvre depuis déjà quelques années, on retrouve quelques noms connus, à commencer par la rythmique assurée par Steve Swallow à la basse et Billy Drummond à la batterie. Les saxophonistes Andy Sheppard, Wolfgang Puschnig et Julian Argüelles ou le tromboniste Gary Valente - particulièrement mis en avant - étaient aussi de la partie, tout comme Karen Mantler, la propre fille de Carla Bley (même coiffure !), à l'orgue. L'ensemble de dix-sept musiciens (cinq saxophones, cinq trombones, quatre trompettes) s'aventurait sur un répertoire assez vaste, des compositions de la pianiste à quelques standards, anciens (My Funny Valentine de Rodgers & Hart) comme modernes (Goodbye Pork Pie Hat de Mingus). Le somment émotionnel et musical du concert fut sans doute atteint en début de deuxième set quand l'orchestre a repris, en le dédiant à la mémoire de Paul Haines, le thème d'ouverture d'Escalator Over The Hill, la grande oeuvre de Carla Bley, et assurément l'un des sommets d'un siècle de jazz. C'est sans doute là que se cristallise le mieux les diverses influences qui font le "style Carla Bley" : big band swing classique, standards de Broadway, free jazz lyrique, Kurt Weill, cabaret... Un pur moment de bonheur au coeur d'un grand concert.
lundi 17 juillet 2006
Charles Lloyd, Zakir Hussain, Eric Harland @ Parc Floral, samedi 15 juillet 2006
mardi 11 juillet 2006
Robert Glasper Trio @ Sunside, mardi 11 juillet 2006
dimanche 2 juillet 2006
Alexandra Grimal, Nelson Veras, Joao Lobo @ La Fontaine, jeudi 29 juin 2006
dimanche 25 juin 2006
Jean-Philippe Viret Trio / Avishai Cohen Trio @ Parc Floral, samedi 24 juin 2006
Premiers à monter sur scène, Jean-Philippe Viret (cb), Edouard Ferlet (p) et Antoine Banville (dms) produisent une musique très "européenne" où le langage jazz s'abreuvent de références à la composition classique. Le concert s'est ainsi ouvert sur un solo de Jean-Philippe Viret à l'archet, où l'on entendait comme des échos de musique baroque. Le jeu d'Edouard Ferlet au piano tire lui plutôt du côté de la musique romantique, avec des envolées lyriques qui évoquent la description d'un fleuve impétueux - une approche sentimentale de la nature issue tout droit du XIXe siècle. Antoine Banville n'est pas dans la débauche d'énergie rythmique, mais adopte au contraire une approche très coloriste, qui ponctue plus que soutient le jeu de ses compères. Viret et Ferlet ont également une approche percussive de leurs instruments respectifs : le contrebassiste n'hésite pas à frapper le bois de son instrument pour ajouter des petites virgules à son phrasé délicieusement swinguant, quand le pianiste aime à percutter ses cordes avec les mains ou avec des mailloches, comme sur l'introduction d'un morceau fort justement intitulé Ping-Pong. Ce qu'il y a de particulièrement attachant avec ce trio, c'est qu'il a développé une véritable identité sonore, qu'on ne peut confondre avec un autre. Ce mélange de lyrisme mélodique et de formes rythmiques plus abstraites n'a pas vraiment d'équivalent. C'était la deuxième fois que je les voyais sur scène, trois ans après les avoir découverts au même endroit en première partie de Wayne Shorter. Une écoute enrichie entre temps par la découverte de leurs disques (au nombre de trois).
La deuxième partie était assurée par le contrebassiste israélien Avishai Cohen, à la tête d'un trio formé par le pianiste Sam Barsh et le batteur Mark Guiliana. Jusqu'à présent je n'avais pas vraiment pris le temps d'écouter ce que faisait cet Avishai Cohen-là (me concentrant plutôt sur son homonyme trompettiste) en raison de sa participation à différents groupe de Chick Corea (sur lequel je fais un blocage en raison de son prosélytisme scientologue). J'avais juste pris le temps d'écouter son plus récent opus, Continuo (Nocturne, 2006), quelques jours avant ce concert pour savoir un peu à quoi m'attendre. Sur scène, le trio fait preuve d'un sens du spectable indéniable, arrivant à entraîner un public nombreux dans sa musique à coups d'effets autant musicaux (le sens du groove du pianiste) qu'extra-musicaux (les déhanchements des musiciens, les mots sympathiques du leader entre les morceaux). Si ce trio partage avec celui de Viret le goût de la belle mélodie et du lyrisme pianistique, il se distingue par un sens du groove plus ancré dans la tradition américaine. Les compositions d'Avishai Cohen font ainsi le lien entre sa vie new-yorkaise et son origine israélienne : on y entend une énergie joyeuse au service de mélodies au parfum proche-oriental. La fougue de Sam Barsh, très à l'aise dans les montées en tension sinueuses mais inéluctables, fait beaucoup pour la succès du groupe - particulièrement applaudi hier. Sur la fin du concert Avishai Cohen a même réussi à faire chantonner une bonne partie du public à base de "lalala" sur un morceau intitulé Friday stuff, composé autour d'une chanson que chantait son grand-père le vendredi. Pour les deux rappels, le leader est passé à la basse électrique pour quelques dérives funk, dont un final en forme d'impro autour de Caravan et du thème de James Bond au cours duquel Sam Barsh était passé au mélodica et sautait dans tous les sens dans le public. Ils étaient là pour faire le show !
lundi 19 juin 2006
Ensemble Intercontemporain @ Centre Pompidou, samedi 17 juin 2006
Deuxième (et dernier) concert dans le cadre du festival Agora de l'Ircam pour moi cette année, après celui du Bit20 Ensemble à la Maison de la Radio la semaine précédente. Cette fois-ci trois œuvres étaient présentées dans la salle de concert du Centre Pompidou samedi soir. L'Ensemble Intecontemporain, fondé tout comme l'Ircam par Boulez dans les années 70, était dirigé par le chef norvégien Christian Eggen. Avant que le concert ne débute réellement, un speaker annonce que les musiciens vont jouer, en hommage à György Ligeti, sa deuxième bagatelle pour quintette à vents - et demande de ne pas l'applaudir en signe de recueillement à la fin. Très belle exécution de ladite œuvre, pleine d'émotion et pourtant toute en retenue.
Après cette introduction-hommage, Christian Eggen rejoint ses musiciens pour l'interprétation de Corrente du compositeur finlandais Magnus Lindberg. Comme son nom l'indique, celui-ci est membre de la communauté suédophone de Finlande et le programme nous indique d'ailleurs que cette œuvre, en date de 1992, est une commande de l'Association suédoise de la littérature en Finlande. Cette précision ne renseigne ceci-dit pas vraiment sur la musique jouée qui ne sonne pas particulièrement "nordique". La musique est très dynamique, marquée par un ostinato rythmique qui se ballade parmi les différents instruments de l'ensemble. C'est plutôt agréable à entendre et assez facile d'accès, même si peu marquant après coup. Une musique de l'instant plus que du souvenir.
La deuxième œuvre est due au compositeur français Franck Bedrossian. Il s'agit même de la création mondiale de Division, troisième volet d'un cycle d'œuvres "interrogeant le rapport du monde instrumental aux sons électroniques" d'après le programme. On est immédiatement jeté dans le grand bain avec une ouverture violente, au son électronique volontairement désagréable. Pendant toute la durée de la pièce, cet espèce d'illbient contemporain sera le point d'ancrage du discours de l'ensemble. Si c'est le dispositif électronique qui répond aux gestes des musiciens, on a parfois l'impression que ce sont en fait ces derniers qui cherchent à prolonger ou rebondir sur les bruits inquiétants émis par les machines. L'ensemble comprend trois solistes, qui interviennent sur des instruments au timbre grave : clarinette basse, trombone ténor-basse et contrebasse. Leur discours sur la texture du son, proche en cela d'un certain free jazz, renforce le caractère pesant de la musique. En l'écoutant j'imaginais une sorte de film catastrophe où roderait un lézard géant (type Godzilla), toujours invisible, au sein d'une mégalopole sombre, sous une pluie battante, l'orage grondant au loin, par une nuit de nouvelle lune où les mécanismes électriques trop bien huilés des humains connaîtraient quelques ratés. Tous les bruits évoqués par ces images - du sifflement menaçant de la bête au tonnerre lointain mais insistant - semblaient présents dans la musique. Si cette description vous paraît peu encourageante, détrompez-vous, j'ai vraiment apprécié l'œuvre que j'ai trouvée, pour le coup, particulièrement évocatrice !
Après l'entracte - où je m'aperçois que je suis assis juste deux rangs derrière Boulez - est donnée à entendre Öl de l'allemand Enno Poppe, une œuvre créée en 2004 à Darmstadt. Comme son titre l'indique ("huile"), la musique est visqueuse, faite de longues coulées mélodiques qui glissent les unes sur les autres. On a ainsi l'étrange impression que l'œuvre se termine cinq, dix, vingt fois, mais à chaque fois elle repart comme si à nouveau un peu de liquide mélodique sortait d'une improbable bouteille. Cette œuvre fait elle aussi partie d'un cycle, qui explore des textures (les deux premières pièces s'appelaient Holz et Knochen, "bois" et "os" en allemand). Je la trouve plus difficile d'accès que les deux premières, car peu de choses semblent se passer pendant les 35 minutes que durent quand même le morceau. Tout comme Bedrossian, Poppe est un jeune compositeur (ils ont tous les deux autour de 35 ans), et c'est intéressant d'entendre leurs recherches afin de prendre un peu le pouls de la jeune génération de compositeurs des deux côtés du Rhin. Le langage de Bedrossian m'était plus familier, car sans doute plus proche d'une certaine forme de bruitisme qu'on peut retrouver dans la free music ou l'illbient électronique (à la DJ Spooky moins le groove).
dimanche 18 juin 2006
Orchestre de Paris @ Théâtre du Châtelet, vendredi 16 juin 2006
Cinquième et dernier concert de mon abonnement à l'Orchestre de Paris pour cette saison (il est temps de réserver la prochaine) en forme de cerise sur le gâteau : Le Château de Barbe-Bleue dirigé par Boulez avec Jessye Norman dans le rôle de Judith, vendredi soir. Pour l'occasion, et en attendant la réouverture de Pleyel, l'orchestre avait délaissé l'acoustique moyenne de Mogador pour le cadre plus luxueux du Châtelet.
Avant l'opéra de Bartok, l'orchestre a proposé une interprétation intégrale du ballet de Maurice Ravel, Daphnis et Chloé, commandé au compositeur par Diaghilev pour ses Ballets Russes en 1909. L'orchestre était rejoint par le Chœur de l'Orchestre de Paris, placé en arrière-fond, ce qui donnait un nombre impressionnant de personnes sur scène. Mais, avec son autorité naturelle qui se perçoit par l'économie de gestes qu'il effectue pour diriger, Pierre Boulez n'a lui nullement été impressionné par la masse s'offrant à lui et en a au contraire tiré une splendeur magnifique. A tel point qu'il a réussi à me passionner pour une œuvre dont je n'étais a priori pas friand. Si l'attention n'est pas continue du fait de quelques longueurs, il y a toutefois un certain nombre de petits bijoux qui surgissent régulièrement de la partition, au ton très naturaliste : on entend littéralement l'eau qui coule, le vent qui souffle, les oiseaux qui piaillent, Daphnis et Chloé qui dansent dans un décor tiré tout droit de la peinture française du XVIIIe siècle. Le chœur sans parole évoque parfois une influence debussyenne qui ajoute à la beauté irisée des passages où il intervient. C'est avec ce genre d'œuvre qu'on se rend compte de la supériorité du concert sur le disque pour apprécier à sa juste valeur la musique composée. La vision apporte un plus indéniable dans l'attention portée à l'agencement harmonique de l'œuvre.
Après l'entracte, au cours duquel j'ai failli rentrer dans Jack Lang sans faire exprès, venait donc le chef-d'œuvre bartokien, l'une de mes pièces préférées du répertoire classique. Quelle musique ! Il y avait beau avoir la présence de Jessye Norman sur scène, la véritable star du concert c'était l'orchestre - et, indirectement, le compositeur - qui nous a gratifié d'une version en tous points magiques de l'œuvre du génial Magyar. La fin de l'opéra, à partir de l'ouverture de la cinquième porte, a notamment été à couper le souffle. Il faut dire que si au cours de l'œuvre de Ravel l'attention se relâche parfois un peu, il n'en est rien avec Bartok qui captive l'auditoire pendant toute l'heure que dure son drame. Avec une telle partition, il serait il est vrai dommage d'en manquer quelques miettes. La direction précise et sèche de Boulez rend toute sa force évocatrice à la musique de Bartok, changeante à chacune des sept portes, avec néanmoins le retour régulier de motifs et de techniques (la dissonance comme symbole du sang) qui donne son unité à l'œuvre - et qui figure l'inéluctabilité du récit. Du côté des chanteurs, je voyais pour la deuxième fois Peter Fried dans le rôle du Duc Barbe-Bleue après la version dirigée par Eötvös donnée il y a deux ans à la Cité de la Musique. Je le trouve convaincant dans ce rôle. Il faut dire, qu'étant Hongrois, cette langue n'a pas ce caractère étrange(r) pour lui, et qu'il peut ainsi nuancer son expression, du chant lyrique à la psalmodie quasi parlée. Son physique de roc et son visage dur collent en plus parfaitement avec l'image qu'on peut se faire du mystérieux duc. A ses côtés, Jessye Norman, dans une robe verte volumineuse et scintillante, incarne une Judith qui joue plus sur l'expressivité des sentiments et des manières d'être que sur la résonance du texte. Zvezdo a eu à ce sujet une belle image : "Jessye EST Judith. C'est l'histoire d'une diva qui s'invite chez un compositeur hongrois dont elle ne parle pas la langue, mais dont, avec toutes les ressources de la féminité, elle veut cerner le mystère !". J'ai par ailleurs trouvé excellente l'idée de souffler dans les trompettes sans émettre de note au moment de l'ouverture des portes, pour signifier l'entrée du vent dans le château. Ça ne m'avait pas marqué lors de la précédente version que j'avais vue de l'opéra, je ne sais donc pas si c'est une idée originale de Bartok ou si c'est propre à la vision de Boulez de l'œuvre.
L'opéra s'achève par le murmure du Duc, "éjjel... éjjel..." (obscurité... obscurité...) qui résonne pour moi comme le "ewig... ewig..." du Chant de la Terre mahlerien, moment d'émotion intense. Sans doute l'une des plus belles codas de tout le répertoire occidental.
samedi 17 juin 2006
Tony Malaby, Angelica Sanchez, Tom Rainey @ Duc des Lombards, mardi 13 juin 2006
Enfin ! Trois ans après l'avoir découvert un peu par hasard un soir au Sunside, Tony Malaby revenait donner de ses nouvelles comme leader dans la capitale, cette fois-ci au Duc des Lombards. Ça se passait mardi dernier, et j'y étais évidemment. Il y a trois ans, il s'était produit avec un trio sax-basse-batterie (Cameron Brown & Gerald Cleaver complétaient alors le casting). S'il était aussi en trio cette semaine, c'était accompagné par sa femme Angelica Sanchez au piano et par l'incontournable Tom Rainey à la batterie. Musique différente, jouant beaucoup plus sur le son et ses textures cette fois-ci, moins attachée au format thème-solo-thème, évoquant une poésie de la surprise.
Physiquement, il m'a semblé que le saxophoniste avait pris - encore - un peu de poids, ce qui en fait un colosse impressionnant par la taille et le volume. L'impression de puissance que son corps dégage se retrouve dans son jeu au ténor, à la palette très large. Il va quasiment de la texture du soprano à celle du baryton, en restant pourtant sur le seul ténor. Les cellules mélodiques sont assez courtes et s'enchevêtrent souvent dans son jeu, comme s'il jouait plusieurs morceaux en même temps. Son large champ d'expression le conduit de l'introspection quasi méditative aux limites de la transe, avec un engagement corporel de tous les instants. Son balancement rythme, étrange métronome, ses incantations, ce qui permet à Tom Rainey de proposer autre chose qu'un simple soutien rythmique. Sous ses coups et ses caresses, la batterie est un instrument très chantant, comme si c'était elle le véritable instrument leader d'un point de vue mélodique dans ce trio. En effet, au piano, Angelica Sanchez, propose un flux anguleux, rugueux, où les notes jouent sur la répétition et le décalage, comme pour introduire un peu de cette ugly beauty chère à Monk. On regrette d'autant plus les problèmes de réglages de la sonorisation qui écrasait bien souvent le jeu du piano dans les passages en trio, car c'est bien cet instrument qui apporte la plus grande part d'originalité et d'inouï à cet ensemble.
Malgré un public très peu nombreux (quel dommage !), les trois musiciens n'ont pas été avares dans leur musique et nous ont proposé trois sets à l'engagement constant. Le concert s'est achevé sur un blues délicieusement rentre-dedans et entêtant, comme pour souligner l'ancrage dans la tradition des formes libres qu'ils inventent. Tony Malaby est définitivement l'un de mes saxophonistes préférés du moment.