Pour sa 30e édition, le festival lisboète
Jazz em Agosto abrité par la fondation Gulbenkian a réuni une programmation de haut vol : Anthony Braxton, Rob Mazurek, Mary Halvorson, Peter Evans, Mats Gustafsson pour ne citer que les têtes d'affiche des cinq dernières soirées. Et pour commencer, trois soirées menées par John Zorn. De quoi changer quelque peu ses habitudes, et prendre la direction du Sud plutôt que de l'Est du continent pour cet été.
Calouste Gulbenkian, né à Istanbul en 1869, fut un des fondateurs de Shell Petroleum ce qui lui permit d'amasser une belle fortune et de se constituer une riche collection d’œuvres d'art. S'il passa l'essentiel de sa vie entre Londres et Paris, il tomba sous le charme de Lisbonne au point de décider d'y passer ses dernières années et d'y créer une fondation. Celle-ci abrite aujourd'hui l'un des plus beaux musées de la capitale portugaise, où est exposée la collection de son fondateur. On remarque particulièrement une très belle collection d'art islamique (de Turquie et d'Iran principalement), un goût prononcé pour le XVIIIe siècle français (mobilier, tableaux, sculptures, tapisseries) et deux Rembrandt qui valent le déplacement à eux seuls. Pour le reste, la collection s'étend de l’Égypte antique à l'Impressionnisme et est d'une richesse stupéfiante. Pour la petite histoire, Gulbenkian racheta en fait une partie des collections de l'Ermitage quand la jeune URSS décida de vendre certaines œuvres du musée pétersbourgeois pour renflouer les caisses de l’État.
La fondation ne se contente cependant pas d'exposer les richesses accumulées par son fondateur et accueille également un centre d'art contemporain et propose une programmation culturelle toute l'année qui en fait l'une des principales institutions du Portugal en la matière. Et depuis trente ans, donc, propose tous les étés un festival de jazz qui fait la part belle aux franges les plus aventureuses de celui-ci. Si d'habitude les concerts ont lieu dans l'auditorium de la fondation, cette année - pour cause de travaux de rénovation - les concerts migrent à l'extérieur dans le cadre des beaux jardins qui entourent les musées. Seul inconvénient, l'aéroport de Lisbonne n'est qu'à 5 kilomètres et la fondation est dans l'axe de la piste d'atterrissage. A intervalle régulier, les avions survolent donc l’amphithéâtre moderne et, quand la musique ne rugit pas à plein volume, prennent facilement le dessus.
Le festival s'ouvre donc avec trois soirées dédiées à John Zorn. En cette année qui marque ses soixante ans, le saxophoniste new-yorkais propose un peu partout des "marathons" où se succèdent différentes formations au service de sa musique. Il est ainsi déjà passé par Moers (Allemagne), Victoriaville (Québec), Londres, Rotterdam, Gand, Varsovie et San Sebastian (Espagne), et passera à la rentrée à Paris dans le cadre de Jazz à la Villette. Le format proposé à Lisbonne est différent. Pas de grand zapping à travers l’œuvre zornienne, mais trois soirées avec les mêmes musiciens pour explorer autant la plasticité de l'orchestre que celle du compositeur. Trois "vrais" concerts donc, et non une succession de miniatures, ce qui permet d'installer la musique dans la durée pour en explorer les coins et recoins.
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Mosteiro de São Vicente de Fora, colline de l'Alfama |
La première soirée est consacrée à The Dreamers, soit Marc Ribot à la guitare, Jamie Saft au piano et claviers électriques, Kenny Wollesen au vibraphone, Trevor Dunn à la basse électrique, Joey Baron à la batterie et Cyro Baptista aux percussions. John Zorn n'intervient que comme chef d'orchestre malgré l'insistance d'une spectatrice à ce qu'il s'empare de son saxophone (il faudra attendre les deux autres soirées). J'avais vu le groupe en
concert en 2008 lors du Domaine Privé que la Cité de la Musique avait consacré à Zorn. Ce répertoire était alors tout récent. Cinq ans et quelques disques plus tard, on est en territoire connu. Le caractère
easy listening du répertoire n'est plus une nouveauté tant Zorn en a fait l'un de ses principaux axes de travail récents. Du coup, sur ces mélodies faciles à suivre, à la lisibilité évidente, on remarque d'autant plus les arêtes saillantes, inhabituelles, que Zorn met en avant dans l'instant, dans un processus perpétuel de construction / déconstruction de son propre répertoire. Ce qui frappe - autant visuellement que sonorement - c'est en effet la façon dont Zorn "joue" autant que les autres musiciens bien qu'il n'utilise pas d'instrument. Si ces conduites d'orchestre semblent parfois un peu superflues avec certains groupe (on pense au Masada String Trio par exemple), elles prennent tout leur sens avec The Dreamers.
Ce soir, John Zorn a donc décidé d'appuyer sur les angles, de rendre le son plus aiguisé, volontiers tranchant, en renforçant les brisures rythmiques au sein de mélodies qui perdent leur caractère "aimable" d'origine. Au-delà des références exotica / surf / western habituelles, on entend surtout un son lourd, très rock, avec des échos de funk et de blues électrique très marqués. Certains morceaux sont du coup très ramassés, comme si le temps se contractait, et la densité qui résulte de cette compression fait penser au travail de César. Zorn cherche-t-il à envoyer un message d'alerte aux avions qui tentent de rivaliser en terme de décibels ?
Ces morceaux en fusion alternent avec d'autres, où plus de temps est laissé aux solistes pour s'exprimer. A ce petit jeu, il m'a semblé que Jamie Saft était particulièrement mis en avant par Zorn. Que ce soit dans d'intenses dérives funk aux claviers électriques, marquées par un son volontiers sale, comme empreint de la chaleur tropicale du delta du Mississippi, ou dans de délicats passages masadiens au piano (sur deux morceaux). Zorn prend aussi un malin plaisir à laisser beaucoup de place à la rythmique infernale du trio Wollesen - Baron - Baptista, et à jouer au chat et à la souris avec eux dans son exercice favori de l'improvisation stop-and-go. Du coup, Marc Ribot semble un peu en retrait par rapport à son rôle habituel de soliste privilégié, même si on note quelques belles envolées au son très 60s. Il est intéressant de remarquer que Zorn dirige tout le monde sauf Trevor Dunn. Le bassiste est là pour assurer l'ancrage rythmique autour duquel tout s'organise - et se désorganise - en cellules autonomes assemblées au gré des envies de Zorn.
Un des nombreux plaisirs offerts par ce concert est le jeu de Zorn autour des codas des morceaux. A plusieurs reprises il propose en effet des fins inattendues - éloignées de celle gravées sur disques en tout cas - loin de la logique vers laquelle les mélodies semblaient devoir aboutir : explosion soudaine, maintien d'un niveau sonore égal, decrescendo très lent, différentes options sont possibles et utilisées, toujours avec un fort parfum de surprise.
Dernier des plaisirs - et non des moindres - offerts, un hallucinant exercice de dynamitage en règle de l'orchestre sur le deuxième morceau du rappel. La mélodie disparaît et tout l'orchestre réagit au doigt et à l’œil aux indications soudaines de Zorn, dans un exercice qui tire l'ensemble vers les collages abruptes de Naked City. Les blocs orchestraux semblent se briser les uns contre les autres sous la direction chirurgicale de Zorn, provocant une impression de "chaos organisé" particulièrement jouissive. Tout autant que l'est le retour comme par magie de la mélodie sous les décombres encore chaud de l'orchestre, dans une soudaineté aussi inattendue que les brisures rythmiques précédentes. Ce soir, Zorn ne joue pas de saxophone, il joue de l'orchestre !