Le dernier concert parisien chroniqué en ces pages date de février 2015 et avait pour cadre le festival Sons d'hiver. Quoi de plus naturel que de reprendre donc là où en était resté, après quelques six années passées à Prague, pour lancer cette nouvelle année de concerts franciliens. Chronique de la première des deux soirées auxquelles j'ai assisté dans cette édition du festival itinérant du Val-de-Marne et qui en résume bien tout l'intérêt.
C'est la première fois que je vois Marilyn Mazur sur scène malgré sa présence depuis plus de quarante ans dans les parages des musiques auxquelles je prête volontiers une oreille. Pour l'occasion la percussionniste danoise s'est entourée d'un groupe purement féminin et scandinave (Danemark, Suède, Norvège) qu'elle a nommé Shamania. Le nom du groupe résume bien l'ambition : des rythmes aux origines diverses et pas toujours spécifiquement localisables au service de la danse, du groove et de la spiritualité. A ses côtés, alignées sur la droite de la scène, on trouve Lis Wessberg au trombone, Lotte Anker aux saxophones ténor et soprano, Hildegunn Oiseth à la trompette, Sissel Vera Pettersen au sax alto et au chant et Josefine Cronholm au chant. De l'autre côté de la scène, Makiko Hirabayashi au piano, Lisbeth Diers aux congas et Ida Duelund à la basse complètent la section rythmique emmenée par Marilyn Mazur à la batterie et aux très diverses percussions. Pour accentuer l'importance du ryhtme dans ce rituel chamanique, elles interviennent toutes à diverses percussions et poussent de la voix au cours du concert. La science percussive de la leadeuse est donc particulièrement bien servie par cette assemblée et les tourneries proposées ont un indéniable pouvoir d'entrain. Les solos des différents cuivres ajoutent une connection au spiritual jazz où élans free et attention au groove cohabitent avec plaisir. On se laisse ainsi facilement emporté par la puissance de l'ensemble. S'il fallait apporté une nuance, ce serait le caractère parfois un peu trop court des morceaux qui ne laisse justement pas toujours l'opportunité d'atteindre l'abandon de soi complet à la musique - objectif chamanique s'il en est - et frustre un peu l'auditeur. Mais c'est le revers de la médaille d'une musique et d'une prestation excellentes : on en veut plus !
Un sax hero et une section rythmique qu'on ne présente plus, la seconde partie de la soirée maintient haut le niveau d'exigence musicale. Malgré la centralité de Joe Lovano dans le monde du jazz contemporain depuis quatre décénies, c'est bien la présence de Greg Cohen à la contrebasse et de Joey Baron à la batterie qui m'a fortement motivé à prendre une place pour ce concert : la moitié de Masada au service d'une autre musique, ça éveille la curiosité. Le format sax ténor, contrebasse, batterie évoque forcément Sonny Rollins. On n'est donc pas spécialement surpris quand Lovano annonce que le premier titre qu'ils ont joué s'intitule Sonny 2020 et a été composé pour célébrer les 90 ans du sax colossus. Ils enchaînent alors avec une autre composition-hommage, cette fois-ci en l'honneur de Charlie Haden. Lovano puise les morceaux du programme dans sa très riche discographie. Suit ainsi Golden Horn, composée à Istanbul et interprétée à l'époque par le Transtlantik Quartet d'Henri Texier (avec Steve Swallow et Aldo Romano) et qu'on trouve sur Izlaz (Label Bleu, 1988). Le morceau suivant, dont je n'ai pas retenu le nom, provient lui d'un disque de 1992 gravé avec Michel Petrucciani, Dave Holland et Ed Blackwell, From The Soul (Blue Note). Vient ensuite une interprétation d'un standard de Rodgers & Hart, It's easy to remember, que Coltrane avait enregistré (parmi beaucoup d'autres) en son temps. Au-delà du name dropping impréssionnant que le repertoire choisi permet, c'est à une exploration au long cours des différentes facettes de sa carrière que Lovano nous convie ainsi, merveilleusement servie par ses comparses du soir. Joey Baron, notamment, émerveille à chacun de ses solos - il se passe toujours quelque chose d'hors norme dès que le format lui permet de s'épancher au-delà du support rythmique nécessaire. Pas de morceau de Masada au répertoire (ça aurait pu, Lovano ayant enregistré un opus du Book of Angels avec Dave Douglas, Uri Caine et justement Greg Cohen et Joey Baron), mais de l'excellente musique qui nous accompagne encore pendant l'heure et quart nécessaire au retour chez soi (c'est beau mais c'est loin comme disait l'autre).