Dernier des trois concerts du festival Sons d'hiver pour lesquels j'ai pris des places cette année. La soirée commençait par la rencontre de deux slameurs américains, résidents parisiens. Juste accompagnés de leurs laptops, Saul Williams et Mike Ladd mettent le verbe en avant. Incandescent chez Saul Williams, plus ludique chez Mike Ladd. Leur rapport aux mots est suffisamment différent pour insuffler du rythme à la soirée, bien au-delà des beats électroniques minimalistes qui leur servent de support. Saul Williams semble habité quand il déclame ses vers, héritier mystique d'une tradition de preachers. On retrouve ainsi avec plaisir sur scène, dans un contexte musical plus dépouillé, le flow halluciné qui avait fait de son premier album, l'indispensable Amethyst Rockstar (Columbia, 2001), un des disques les plus originaux, et les plus convaincants, de l'histoire du hip hop. Mike Ladd, quant à lui, est à la fois plus proche de l'orthodoxie rap dans son flow et toujours avide de sons inusuels dans un contexte hip hop. On se souvient ainsi avec bonheur de ses disques aux côtés de Vijay Iyer, mêlant urgence du verbe et jazz urbain sous haute tension. Hier soir, l'approche était plus électro, sur fond de rythmes martiaux entêtants et de percussions digitales hypnotiques. Mais, comme toujours, très éloignée des formules toutes faites qui collent à l'esthétique hip hop. S'autorisant au passage une relecture du Requiem pour un con, de Gainsbourg, pour montrer leur attachement à leur patrie d'adoption, les deux slameurs ont finalement réussi à sortir la salle du confort douillet dans lequel les beaux fauteuils rouges la conduisaient quasi naturellement.
Il y a cinq ans, lors d'un précédent concert de Tortoise, j'expliquais pourquoi, décidément, je n'arrivais pas à entrer dans la musique des chicagoans. Pourquoi dès lors y retourner ? Pour deux raisons majeures. Tout d'abord, si l'évolution de mes choix esthétiques évoquée dans mon précédent billet m'éloigne un peu plus chaque jour du jazz hexagonal, elle me conduit parallèlement de plus en plus régulièrement vers les productions de la Windy City. L'autre raison en était le renfort de six jazzmen, promesse d'une ouverture de la musique de Tortoise vers des chemins moins balisés (ou en tout cas moins ouvertement rock).
Les onze musiciens réunis pour l'occasion forment un arc de cercle sur la scène de la MAC. Sur l'aile droite, les cinq de Tortoise : John Herndon à la batterie, Doug McCombs à la basse, Jeff Parker à la guitare et John McEntire et Dan Bitney aux machines et claviers. Sur l'aile gauche, les six invités. Trois renforts du Midwest : J.T. Bates à la batterie (Minneapolis), Jim Baker au piano et Nicole Mitchell à la flûte (Chicago). Et trois jeunes musiciens français : Julien Desprez à la guitare, Antonin-Tri Hoang au sax alto et à la clarinette basse, et Aymeric Avice à la trompette. La musique proposée conserve certaines caractéristiques propres à Tortoise, comme ces lignes de basse obsédantes, tirant vers le minimalisme répétitif, ou le phrasé très liquide de Jeff Parker à la guitare. La confrontation de deux batteries est aussi constitutive de l'identité des chicagoans, mais en confiant l'une des deux à un élément extérieur cette fois, ils évitent les rythmes trop carrés qui m'avaient déplu en 2008. Au contraire, cela permet de déployer un riche tapis rythmique, soyeux et délicat, sur lequel le petit groupe formé par les trois soufflants et Julien Desprez, rassemblé à l’extrémité gauche de l'arc de cercle, prend son envol vers de tendres territoires oniriques, évocateurs de vastes espaces majestueux. La présence des trois vents donne ainsi une belle ampleur à la musique de Tortoise, la conduisant hors des sentiers battus. Nicole Mitchell notamment, habituée de cette esthétique chicagoane décloisonnée, fait des merveilles, virevoltant avec légèreté au-dessus de la jungle rythmique déployée sous ses larges ailes. Aymeric Avice n'est pas en reste, néanmoins, prenant quelques beaux et puissants solos, dont un au début de la première suite à l'éclat particulièrement brillant. Mais c'est surtout la cohésion de ce groupe de quatre au sein de l'ensemble plus large qui marque les esprits. Un passage magnifique, alors que tous les autres se sont tus, illumine particulièrement le concert. Respiration des airs du grand large. Musique du cosmos et des rêves. Léger et profond, sur les chemins d'une musique de chambre sans mur ni plafond. Quand Tortoise nous propose cela, finalement, je n'ai aucun mal à adhérer pleinement à leur musique.
A voir ailleurs : les deux concerts, ainsi que ceux de la veille, sur Arte Live Web.
dimanche 24 février 2013
Hélène Labarrière Quartet / Kidd Jordan Quintet @ Hôtel de Ville de Saint-Mandé, mardi 19 février 2013
Je ne m'habituerai jamais à cette salle. Chaque année, le festival Sons d'hiver s'entête à programmer des affiches alléchantes dans la salle des fêtes de la mairie de Saint-Mandé. Dilemme renouvelé tous les ans : que privilégier ? l'envie de voir des musiciens rares sur les scènes d'Île-de-France ou la peur d'être une nouvelle fois trahi par l'acoustique peu propice de la salle ? Cette année j'ai cédé à la tentation pour aller écouter des musiciens auxquels le festival sait, avec bonheur, rester fidèle au fil des années. J'avais ainsi déjà pu voir le quartet d'Hélène Labarrière dans le cadre de Sons d'hiver en 2008, et Kidd Jordan en trio avec William Parker et Andrew Cyrille en 2004, puis en quartet avec Fred Anderson, William Parker et Hamid Drake en 2006.
Sont-ce les ors, colonnes corinthiennes et fresques néo-classiques de la mairie qui ont influé sur moi ? En tout cas, je suis resté de marbre durant la prestation d'Hélène Labarrière (cb) et de ses acolytes (Hasse Poulsen, guitare, François Corneloup, sax baryton, et Christophe Marguet, batterie). Comme si un mur de verre se dressait entre moi et la scène, m'empêchant d'accéder aux plaisirs de l'écoute. Sentiment particulièrement étrange quand on se souvient du plaisir pris cinq ans auparavant et de l'estime que l'on porte à ces musiciens. Mais, rien n'y fait, j'ai l'impression d'observer de jolis papillons pris au piège sur leur épingle, figés en plein vol, définitivement inanimés derrière leur vitre. J'en viens même à n'y entendre que des "formules" chères à un certain jazz français des années 90, ce qui accroît mon agacement : rythmes africanistes à la Texier, lyrisme inspiré des chants de lutte, ouverture vers les folklores d'ici (Bretagne) et d'ailleurs (Mali). Le sentiment d'avoir baigné trop longtemps dans cet univers m'assaille alors. Au-delà de la salle, serait-ce révélateur d'une évolution plus profonde de mes goûts ? Je notais dans mon bilan 2012 la faible place laissée au jazz européen, et encore plus français, dans ma sélection en comparaison de certains de mes camarades ou par rapport à mes choix passés. Ce concert semble me confirmer une bifurcation personnelle, qu'il faudra tenter de confirmer - ou d'infirmer - en d'autres lieux. Car il y aussi parfois tout simplement des soirs sans, même pour les spectateurs.
A l'entracte, j'appréhende du coup un peu la suite. L'alternative n'est pas réjouissante : soit la déception se poursuit et je repartirai avec le sentiment de m'être laissé avoir par la salle, soit la musique des vétérans du free US m'emporte et cela confirmera mon éloignement de l'esthétique développée par la scène française.
Le début n'est pas rassurant. Chacun semble jouer dans son coin, sans faire attention aux autres : Charles Gayle martèle son piano sans une once d'attachement à la moindre mélodie, J.D. Parran passe des flûtes au saxophone basse, puis à la clarinette basse, sans prendre le temps d'installer un discours continu, William Parker fait vrombir sa contrebasse sans installer de rythme et Hamid Drake dresse un tapis percussif sans assises régulières. Au centre, Kidd Jordan au ténor intervient peu, jetant nonchalamment quelques notes parcimonieuses dans la mêlée. Ça part dans tous les sens, et ça ne fait pas sens. Heureusement, progressivement, Kidd Jordan prend le discours à son compte, impose sa volonté à l'ensemble, et entame un crescendo spirituel avec son sax qui unifie la musique et lui donne une direction. Le dernier tiers de cette première suite prend alors des accents coltraniens et lance enfin le concert. La deuxième suite est lancée par un beau solo d'Hamid Drake, ce qui lui confère d'entrée de jeu une assise rythmique bien établie, à partir de laquelle les soufflants vont pouvoir développer un discours riche du souvenir des marching bands et du carnaval néo-orléanais (Jordan étant originaire de la Crescent City), dans une esthétique aylérienne, si ce n'est à la lettre, au moins par l'esprit. Pour cette seconde suite, Charles Gayle troque bien vite son piano pour son sax ténor, instrument sur lequel il est bien plus convaincant, ce qui donne la possibilité de belles joutes avec le leader. Après ces deux longues suites, c'est déjà l'heure des saluts, mais sur l'insistance du public Kidd Jordan, un peu étonné de l'accueil enthousiaste qui lui est réservé, revient et entame un hymne funky, issu tout droit du folklore louisianais autour de Mardi-Gras. Simplicité et intensité mêlées finissent d'emporter mon adhésion. La soirée ne sera donc pas un échec, mais je repars avec des questions plein la tête sur l'évolution de mes choix esthétiques.
A lire ailleurs : Robert Latxague.
Sont-ce les ors, colonnes corinthiennes et fresques néo-classiques de la mairie qui ont influé sur moi ? En tout cas, je suis resté de marbre durant la prestation d'Hélène Labarrière (cb) et de ses acolytes (Hasse Poulsen, guitare, François Corneloup, sax baryton, et Christophe Marguet, batterie). Comme si un mur de verre se dressait entre moi et la scène, m'empêchant d'accéder aux plaisirs de l'écoute. Sentiment particulièrement étrange quand on se souvient du plaisir pris cinq ans auparavant et de l'estime que l'on porte à ces musiciens. Mais, rien n'y fait, j'ai l'impression d'observer de jolis papillons pris au piège sur leur épingle, figés en plein vol, définitivement inanimés derrière leur vitre. J'en viens même à n'y entendre que des "formules" chères à un certain jazz français des années 90, ce qui accroît mon agacement : rythmes africanistes à la Texier, lyrisme inspiré des chants de lutte, ouverture vers les folklores d'ici (Bretagne) et d'ailleurs (Mali). Le sentiment d'avoir baigné trop longtemps dans cet univers m'assaille alors. Au-delà de la salle, serait-ce révélateur d'une évolution plus profonde de mes goûts ? Je notais dans mon bilan 2012 la faible place laissée au jazz européen, et encore plus français, dans ma sélection en comparaison de certains de mes camarades ou par rapport à mes choix passés. Ce concert semble me confirmer une bifurcation personnelle, qu'il faudra tenter de confirmer - ou d'infirmer - en d'autres lieux. Car il y aussi parfois tout simplement des soirs sans, même pour les spectateurs.
A l'entracte, j'appréhende du coup un peu la suite. L'alternative n'est pas réjouissante : soit la déception se poursuit et je repartirai avec le sentiment de m'être laissé avoir par la salle, soit la musique des vétérans du free US m'emporte et cela confirmera mon éloignement de l'esthétique développée par la scène française.
Le début n'est pas rassurant. Chacun semble jouer dans son coin, sans faire attention aux autres : Charles Gayle martèle son piano sans une once d'attachement à la moindre mélodie, J.D. Parran passe des flûtes au saxophone basse, puis à la clarinette basse, sans prendre le temps d'installer un discours continu, William Parker fait vrombir sa contrebasse sans installer de rythme et Hamid Drake dresse un tapis percussif sans assises régulières. Au centre, Kidd Jordan au ténor intervient peu, jetant nonchalamment quelques notes parcimonieuses dans la mêlée. Ça part dans tous les sens, et ça ne fait pas sens. Heureusement, progressivement, Kidd Jordan prend le discours à son compte, impose sa volonté à l'ensemble, et entame un crescendo spirituel avec son sax qui unifie la musique et lui donne une direction. Le dernier tiers de cette première suite prend alors des accents coltraniens et lance enfin le concert. La deuxième suite est lancée par un beau solo d'Hamid Drake, ce qui lui confère d'entrée de jeu une assise rythmique bien établie, à partir de laquelle les soufflants vont pouvoir développer un discours riche du souvenir des marching bands et du carnaval néo-orléanais (Jordan étant originaire de la Crescent City), dans une esthétique aylérienne, si ce n'est à la lettre, au moins par l'esprit. Pour cette seconde suite, Charles Gayle troque bien vite son piano pour son sax ténor, instrument sur lequel il est bien plus convaincant, ce qui donne la possibilité de belles joutes avec le leader. Après ces deux longues suites, c'est déjà l'heure des saluts, mais sur l'insistance du public Kidd Jordan, un peu étonné de l'accueil enthousiaste qui lui est réservé, revient et entame un hymne funky, issu tout droit du folklore louisianais autour de Mardi-Gras. Simplicité et intensité mêlées finissent d'emporter mon adhésion. La soirée ne sera donc pas un échec, mais je repars avec des questions plein la tête sur l'évolution de mes choix esthétiques.
A lire ailleurs : Robert Latxague.
mardi 19 février 2013
Living by Lanterns @ Musée du Quai Branly, samedi 16 février 2013
Le festival Sons d'hiver développe depuis un certain nombre d'années désormais une relation profonde et régulière avec la scène jazz de Chicago. D'abord sous la forme d'un lien affirmé avec les héritiers de l'AACM, puis de plus en plus au fil des éditions avec les représentants d'une scène rajeunie, marquée par le décloisonnement des genres, ou plutôt leur dépassement (post-free, post-rock, les étiquettes ne font heureusement plus sens).
De son côté, le Musée du Quai Branly déploie depuis trois saisons une série de concerts sous le vocable "Bleu indigo" qui a le bon goût de proposer une exploration particulièrement pertinente des ramifications contemporaines du jazz américain. On se souvient par exemple y avoir vu dans des projets rarement programmés ailleurs dans la région Tyshawn Sorey, John Hébert, Steve Lehman ou encore Rob Mazurek. De quoi satisfaire notre appétit toujours renouvelé de surprenantes découvertes soniques.
Alors quand Sons d'hiver et Bleu indigo s'associent pour présenter un concert, on y court. D'autant plus quand sont présentes au générique quelques unes des figures chicagoanes et new-yorkaises qu'on aime le plus à suivre à travers le dédale de leurs productions discographiques entremêlées, comme en témoigne le billet sur mes disques favoris de l'année écoulée.
Living by Lanterns pourraient n'être qu'un n-ième hommage à une glorieuse figure du passé, comme on en voit bien (trop) souvent à l'affiche des festivals de jazz un peu partout sur la planète. Le projet est en effet né d'une commande faite au batteur Mike Reed par l'Experimental Sound Studio de Chicago d'élaborer quelque chose à partir des 700 heures d'archives de Sun Ra qui reposaient en son sein. Après un premier refus, Mike Reed a eu l'idée de ne sélectionner au final qu'une seule heure, une session de travail de 1961 tout sauf aboutie entre Sun Ra (piano), John Gilmore (sax ténor) et Ronnie Boykins (contrebasse). A partir de ces bribes - quelques mesures de-ci de-là, un simple accord jeté au hasard - il a composé une suite en six mouvements avec l'aide du vibraphoniste Jason Adasiewicz. Et pour l'interpréter, bien loin du format orchestral réduit de la bande originale, il a fait appel à un ensemble de neuf musiciens croisant avec bonheur son propre quintet chicagoan, Loose Assembly, avec les représentants d'une génération new-yorkaise grandie aux côtés d'Anthony Braxton.
On retrouve ainsi sur la scène du Musée du Quai Branly, la contrebasse puissante de Joshua Abrams entourée par les deux batteries de Mike Reed et Tomas Fujiwara. A eux trois ils forment une rythmique extrêmement présente tout au long du concert, qui est essentielle à l'identité du groupe. Par la polyrythmie qu'elle permet autant que par la mise en avant constante du son rond et boisé de la contrebasse dans l'équilibre des forces en présence. Sur la droite de la scène Jason Adasiewicz fait sonner son vibraphone avec véhémence, oscillant entre sonorités oniriques - clin d’œil à l'outer space cher à Sun Ra - et chevauchées percussives devant autant au minimalisme reichien qu'à une certaine esthétique typiquement chicagoane qu'on peut retrouver chez Tortoise ou dans l'Exploding Star Orchestra de Rob Mazurek.
Sur le devant, trois soufflants jouent de tous les registres. Taylor Ho Bynum, au cornet, avance parfois derrière le son étouffé d'une sourdine, glissant quelques notes veloutées au sein de l'orage rythmique quasi permanent que nous serre la rythmique. A d'autres moments, il se fait beaucoup plus rutilant, décochant des flèches aiguës, rivalisant de vivacité avec les deux saxophones qui prennent place à ses côtés, Greg Ward à l'alto et Matt Bauder au ténor. Bop, swing, free, tout le langage du jazz est revisité dans d'intenses solos qui donnent une couleur rétro-futuriste à l'ensemble. Les frontières temporelles se brouillent, et on ne sait parfois plus trop si la musique jouée est celle de 1960, de 2010 ou de 2060.
Entre batteries et cuivres, au centre du dispositif, il y a les cordes, frottées, pincées, caressées par les deux filles de l'orchestre, Tomeka Reid au violoncelle et Mary Halvorson à la guitare. Est-ce volontaire ? dû à leur positionnement central ? en tout cas on a parfois du mal à distinguer leur voix singulière dans les passages a tutti. Entre l'avalanche percussive des batteries et du vibraphone et la vigueur des soufflants, leur apport semble complètement fondu dans la masse. Heureusement elles ont droit à quelques solos qui, pour le coup, illuminent complètement les morceaux concernés. Mary Halvorson prend ainsi le premier solo du concert, guitare saturée et claudiquante, qui place d'entrée de jeu très hauts les débats. Un peu plus tard, c'est Tomeka Reid qui fait preuve d'un tendre lyrisme, d'autant plus puissant qu'il est feutré.
Au final, on reste marqué par le groove incessant qui transpire de l'orchestre. Au-delà des dissonances, distorsions et digressions dont raffolent ces musiciens, ils n'oublient jamais le sens de la forme qu'ils nous proposent - celle d'une suite parfaitement maîtrisée, qui fait sens comme un tout, au-delà des plaisirs de l'instant qu'elle offre à de multiples reprises. Et c'est bien là, beaucoup plus que dans le prétexte de l'hommage à Sun Ra, que la musique de Living by Lanterns fait sens, entrant en résonance aussi bien avec les explorations trans-genres d'un Rob Mazurek qu'avec les développements du 12+1tet d'Anthony Braxton. Musique d'hier ? Musique de demain ? Au cœur des préoccupations contemporaines.
A lire ailleurs : Ludovic Florin.
A voir ailleurs : le concert filmé par Arte Live Web.
De son côté, le Musée du Quai Branly déploie depuis trois saisons une série de concerts sous le vocable "Bleu indigo" qui a le bon goût de proposer une exploration particulièrement pertinente des ramifications contemporaines du jazz américain. On se souvient par exemple y avoir vu dans des projets rarement programmés ailleurs dans la région Tyshawn Sorey, John Hébert, Steve Lehman ou encore Rob Mazurek. De quoi satisfaire notre appétit toujours renouvelé de surprenantes découvertes soniques.
Alors quand Sons d'hiver et Bleu indigo s'associent pour présenter un concert, on y court. D'autant plus quand sont présentes au générique quelques unes des figures chicagoanes et new-yorkaises qu'on aime le plus à suivre à travers le dédale de leurs productions discographiques entremêlées, comme en témoigne le billet sur mes disques favoris de l'année écoulée.
Living by Lanterns pourraient n'être qu'un n-ième hommage à une glorieuse figure du passé, comme on en voit bien (trop) souvent à l'affiche des festivals de jazz un peu partout sur la planète. Le projet est en effet né d'une commande faite au batteur Mike Reed par l'Experimental Sound Studio de Chicago d'élaborer quelque chose à partir des 700 heures d'archives de Sun Ra qui reposaient en son sein. Après un premier refus, Mike Reed a eu l'idée de ne sélectionner au final qu'une seule heure, une session de travail de 1961 tout sauf aboutie entre Sun Ra (piano), John Gilmore (sax ténor) et Ronnie Boykins (contrebasse). A partir de ces bribes - quelques mesures de-ci de-là, un simple accord jeté au hasard - il a composé une suite en six mouvements avec l'aide du vibraphoniste Jason Adasiewicz. Et pour l'interpréter, bien loin du format orchestral réduit de la bande originale, il a fait appel à un ensemble de neuf musiciens croisant avec bonheur son propre quintet chicagoan, Loose Assembly, avec les représentants d'une génération new-yorkaise grandie aux côtés d'Anthony Braxton.
On retrouve ainsi sur la scène du Musée du Quai Branly, la contrebasse puissante de Joshua Abrams entourée par les deux batteries de Mike Reed et Tomas Fujiwara. A eux trois ils forment une rythmique extrêmement présente tout au long du concert, qui est essentielle à l'identité du groupe. Par la polyrythmie qu'elle permet autant que par la mise en avant constante du son rond et boisé de la contrebasse dans l'équilibre des forces en présence. Sur la droite de la scène Jason Adasiewicz fait sonner son vibraphone avec véhémence, oscillant entre sonorités oniriques - clin d’œil à l'outer space cher à Sun Ra - et chevauchées percussives devant autant au minimalisme reichien qu'à une certaine esthétique typiquement chicagoane qu'on peut retrouver chez Tortoise ou dans l'Exploding Star Orchestra de Rob Mazurek.
Sur le devant, trois soufflants jouent de tous les registres. Taylor Ho Bynum, au cornet, avance parfois derrière le son étouffé d'une sourdine, glissant quelques notes veloutées au sein de l'orage rythmique quasi permanent que nous serre la rythmique. A d'autres moments, il se fait beaucoup plus rutilant, décochant des flèches aiguës, rivalisant de vivacité avec les deux saxophones qui prennent place à ses côtés, Greg Ward à l'alto et Matt Bauder au ténor. Bop, swing, free, tout le langage du jazz est revisité dans d'intenses solos qui donnent une couleur rétro-futuriste à l'ensemble. Les frontières temporelles se brouillent, et on ne sait parfois plus trop si la musique jouée est celle de 1960, de 2010 ou de 2060.
Entre batteries et cuivres, au centre du dispositif, il y a les cordes, frottées, pincées, caressées par les deux filles de l'orchestre, Tomeka Reid au violoncelle et Mary Halvorson à la guitare. Est-ce volontaire ? dû à leur positionnement central ? en tout cas on a parfois du mal à distinguer leur voix singulière dans les passages a tutti. Entre l'avalanche percussive des batteries et du vibraphone et la vigueur des soufflants, leur apport semble complètement fondu dans la masse. Heureusement elles ont droit à quelques solos qui, pour le coup, illuminent complètement les morceaux concernés. Mary Halvorson prend ainsi le premier solo du concert, guitare saturée et claudiquante, qui place d'entrée de jeu très hauts les débats. Un peu plus tard, c'est Tomeka Reid qui fait preuve d'un tendre lyrisme, d'autant plus puissant qu'il est feutré.
Au final, on reste marqué par le groove incessant qui transpire de l'orchestre. Au-delà des dissonances, distorsions et digressions dont raffolent ces musiciens, ils n'oublient jamais le sens de la forme qu'ils nous proposent - celle d'une suite parfaitement maîtrisée, qui fait sens comme un tout, au-delà des plaisirs de l'instant qu'elle offre à de multiples reprises. Et c'est bien là, beaucoup plus que dans le prétexte de l'hommage à Sun Ra, que la musique de Living by Lanterns fait sens, entrant en résonance aussi bien avec les explorations trans-genres d'un Rob Mazurek qu'avec les développements du 12+1tet d'Anthony Braxton. Musique d'hier ? Musique de demain ? Au cœur des préoccupations contemporaines.
A lire ailleurs : Ludovic Florin.
A voir ailleurs : le concert filmé par Arte Live Web.
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