Malgré tout l'arbitraire qu'il y a à juger que le passage des ans a une quelconque influence sur la qualité de la production discographique - moribonde autant que régulière - l'exercice de style annuel qui consiste à revenir un instant sur ce qui vous a titillé les tympans douze mois durant a le mérite de tout bilan : obliger le temps à s'arrêter en le fixant un instant pour qu'il devienne repère vers lequel revenir plus tard.
Je me suis donc prêter à l'exercice qui consiste à dresser la liste du "meilleur de" (avec toutes les précautions oratoires habituelles que tout le monde vous sert), soit dix disques parus en 2010 et une réédition de l'année. Petite revue rapide de chacun, par ordre alphabétique.
Atomic - Theater Tilters (Jazzland)
Formé il y a une dizaine d'années, le quintet scandinave donne régulièrement des nouvelles sous forme discographique (à défaut de passer souvent par Paris). Cette année, c'est un double CD enregistré lors d'un concert au Teater Lederman de Stockholm en octobre 2009 qui nous est proposé. On retrouve ce qui fait la spécificité d'Atomic : un son free-bop qui s'inscrit dans une tradition véritablement transatlantique (la fougue des roaring sixties new yorkaises alliée à un sens de l'écriture nourri de mélodies folkloriques européennes) tout en maintenant une oreille sur l'actualité du jazz innovant, avec notamment des accointances marquées avec la scène chicagoane réunie autour de Ken Vandermark. Les dix morceaux rassemblés ici sont signés soit du saxophoniste suédois Fredrik Ljungkvist, pour six d'entre eux, les plus mélodiques, soit du pianiste norvégien Håvard Wiik, pour les quatre autres, plus bouillonnants. L'enregistrement live permet de laisser exploser toute l'énergie dont est capable ce quintet à l'instrumentation des plus classiques, mais servie par des musiciens dont les noms apparaissent dans de nombreuses formations excitantes des deux côtés de l'Atlantique : outre les deux sus-cités, Magnus Broo (tp) et la solide paire rythmique Ingebrigt Håker Flaten (cb) / Paal Nilssen-Love (dms). Avec eux, le jazz est une tradition bien vivante.
Sylvie Courvoisier & Mark Feldman - Oblivia (Tzadik)
Duo sur scène et couple à la ville, la pianiste suisse et le violoniste américain nous ont enchantés ces dernières années sur les compositions de John Zorn pour Masada ou au sein d'ensembles plus vastes menées par Sylvie (Abaton en trio, Lonelyville en quintet). Il manquait cependant une pierre à leur édifice commun, un disque en duo documentant leurs propres compositions afin de pouvoir prolonger ce qu'on avait déjà eu l'occasion d'entendre en concert. C'est chose faite depuis le début de l'année grâce à Tzadik. Le répertoire du disque alterne les pièces courtes, marquées du sceau de l'improvisation et d'ailleurs cosignées des deux musiciens, et les compositions plus longues, quasiment toutes signées de la pianiste (cinq pour une de Mark pour être précis). Les couleurs de la musique sont extrêmement changeantes, du temps suspendu qui plane sur le délicat Bassorah, au dynamisme chatoyant de Messiaenesque, du romantisme à peine voilé de Purveyors au ludisme éphémère de courtes pièces bruitistes comme Samarcande ou Fontanelle. On retrouve néanmoins à chaque fois les caractéristiques premières du duo : l'attention portée au moindre petit bruit, à la poésie des sons et du silence, et à la progression sans digression inutile du discours musical. Les cinquante minutes du disque passent alors très vite et, arrivé à la fin, on n'a envie que d'une seule chose : réécouter encore un peu de la magie qui s'échappe des cordes sensibles - frappées, pincées, frottées, caressées, effleurées - du duo.
Sylvie Courvoisier & Mark Feldman Quartet - To Fly To Steal (Intakt)
Quoi de mieux, pour poursuivre la magie, qu'un autre disque du couple Courvoisier/Feldman ? Le label suisse Intakt, quelques semaines à peine après la parution d'Oblivia, a publié ce disque en quartet. Sylvie et Mark y sont accompagnés par une "classique" paire rythmique contrebasse/batterie. Enfin, pas si classique que ça dans son approche. Thomas Morgan et Gerry Hemingway sont bien loin de "tenir" le rythme derrière des leaders en pleine lumière. On est en présence d'une musique qui s'élabore à quatre. Sur les sept morceaux que compte le disque, trois sont d'ailleurs co-signés par les quatre musiciens. Le geste improvisé est collectif. Les combinaisons se font et se défont constamment, chacun ponctue le discours commun tour à tour, y apportant un accent, un contrepoint ou une note surprise. Le disque s'ouvre et se ferme sur des compositions de Sylvie, dont l'inaugural Messiaenesque, déjà présent sur Oblivia. En son cœur, on y trouve deux compositions de Mark Feldman dont la poignante Five Senses of Keen, parcourue par une mélodie retenue, comme en sourdine, triste comme un violon yiddish d'après la catastrophe, isolé dans un monde tombé en ruines, qui débouche sur la confrontation pointilliste de Fire, Fist and Bestial Wail, improvisation ponctuée de phrases désarticulées du piano, de la contrebasse et de la batterie. Vingt minutes intenses. Assurément un disque qui fera date.
Pascal Dusapin - Sept solos pour orchestre (Naïve)
La composition de ce cycle des sept formes s'étale de 1992 à 2009. Dusapin a ainsi trouvé le moyen de composer, avec le temps, une large pièce aux dimensions symphoniques, tout en respectant les formats courts (dix à vingt minutes) bien souvent imposés aux commandes de musique contemporaine. La création du dernier solo, Uncut (2009), avait lieu l'année dernière à la Cité de la Musique, et j'y étais. Pour l'occasion, l'Orchestre Philharmonique de Liège Wallonie Bruxelles dirigé par Pascal Rophé donnait pour la première fois à entendre l'ensemble des sept pièces. On retrouve le même orchestre sur le disque (2 CDs) qui permet de plonger en profondeur dans la riche matière sonore rendue extrêmement malléable par l'écriture de Dusapin. La musique se déploie en vagues successives, pleines de tension et d'énergies tour à tour contenues et comme déversées sur l'orchestre. Les sons semblent se plier, se déplier, se replier selon d'autres plis. Tout est histoire de flux et reflux, aussi bien horizontaux (mélodiques) que verticaux (harmoniques). D'un solos à l'autre on retrouve des éléments communs, mais à chaque fois agencés différemment. La "symphonie" qui en émerge semble alors avancer tout en revenant sans cesse aux mêmes endroits, comme prisonnière d'un étrange labyrinthe sonique. Les repères sont brouillés, l'équilibre toujours instable, et la surprise jaillit à chaque détour. Dusapin joue avec la matière orchestrale tel un sculpteur cubiste et nous plonge au cœur d'une œuvre au long cours résolument contemporaine et pourtant clairement reliée à la grande tradition symphonique classique. Magistral.
Marty Ehrlich - Fables (Tzadik)
Si seul le nom du saxophoniste et clarinettiste apparaît sur la tranche de ce deuxième opus qu'il enregistre pour la série Radical Jewish Culture de Tzadik, il s'agit ici avant tout d'un duo avec le pianiste et accordéoniste Hankus Netsky. Ce dernier est le fondateur du Klezmer Conservatory Band, groupe botsonien fondé au début des années 80 qui perpétue la tradition yiddish depuis trente ans. On est pourtant assez loin de la tradition ici. Pas dans une veine moderniste qui ferait se confronter klezmer et rythmes jazz, funk ou rock non plus. Plutôt dans un au-delà très personnel, sensible et spirituel. Comme si les deux amis avaient pris véritablement au pied de la lettre la définition zornienne de la série : jewish music beyond klezmer. L'ensemble sonne à la fois extrêmement familier, plein de résonances de musiques d'hier, et véritablement créatif, grâce à une écriture personnelle affirmée. Sur son blog Free Jazz, l'incontournable Stef concluait sa chronique du disque de la sorte : Don't underestimate the feat : it is incredibly difficult to turn the familiar into something so authentic, personal and fresh. A major achievement. On ne peut qu'approuver.
Jean-Marc Foltz, Matt Turner, Bill Carrothers - To the Moon (Ayler)
Dix vignettes crépusculaires, improvisées par une froide journée d'hiver 2008 à Minneapolis, qui dessinent une musique de chambre mystérieuse et racée. Dans les notes de pochette, Jean-Marc Foltz évoque le Pierrot Lunaire d'Albert Giraud - qui inspira en son temps Schönberg - non comme un programme prédéfini, mais comme de possibles correspondances qui surgissent après coup, à la réécoute. La musique surgit comme dans un entre-deux des styles, ni particulièrement jazz, ni tout à fait classique, juste inspirée par l'instant, le climat et l'air du temps. Les clarinettes de Foltz s'immiscent dans la nuit, caressantes ici, plus tranchantes là, portées par le piano obsessionnel, minimaliste ou percussif, de Bill Carrothers. Matt Turner les enrobe de son violoncelle passionné, entre rondeur boisée et étirement du temps. Le trio fait entendre une certaine idée de la délicatesse, bien loin de toute sensiblerie. Une musique qui touche par sa justesse. Évidente, calme, pudique.
Ben Goldberg Quartet - Baal (Tzadik)
Tzadik poursuit la publication de disques documentant le Book of Angels, second songbook de Masada composé par John Zorn. 2010 aura même été une année particulièrement prolifique avec quatre nouveaux opus : le quatuor vocal féminin de Mycale pour le 13e volume, le surf rock exotique de The Dreamers pour le 14e, les cordes familières du Masada String Trio pour le 16e, et donc ce quartet assemblé par Ben Goldberg pour le 15e. Un juste retour des choses vue l'influence revendiquée du New Klezmer Trio du clarinettiste sur l'aventure Masada. Ce nouveau disque voit la plus récente déclinaison du trio de Ben Golberg augmentée du piano de Jamie Saft qui avait fait sensation sur le premier volume de la série en 2005. La formule instrumentale assemblée ici (cl, p, cb, dms) me plaît particulièrement et permet une incarnation idéale du répertoire masadien. Si jazz et klezmer en sont la source évidente, la musique se dévoile dans un au-delà des genres - à la manière de Marty Ehrlich ci-dessus - qui brille par ses couleurs, son dynamisme et son sens de l'espace. La musique rebondit dans tous les sens, dérape ici, se fait plus climatique là, jaillit brusquement après un passage plus méditatif, et met en valeur la complémentarité de timbre des instruments avec éclat.
Alexandra Grimal - Seminare Vento (Free Lance)
Après le trio électrique avec Antonin Rayon et Emmanuel Scarpa documenté en 2008, Alexandra Grimal a fait paraître cette année un disque de son quartet acoustique pan-européen où l'on retrouve le pianiste Giovanni di Domenico, le contrebassiste Manolo Cabras et le batteur Joao Lobo. Mes fidèles lecteurs (s'il en reste malgré les changements de support) savent déjà mon goût pour les compositions et le jeu de la saxophoniste. Étonnamment, je n'ai pourtant assisté à aucun de ses concerts cette année, faute d'agendas concordants. Le support discographique pallie en partie ce manque et permet de prendre des nouvelles d'un groupe vu à plusieurs reprises sur scène durant la période de "maturation" du disque. Les trois premiers morceaux laissent entendre le goût de la retenue et des silences développé par ces quatre musiciens, ainsi que l'héritage shorterien évident. Par la suite, le disque trouve un équilibre caractéristique d'Alexandra, toujours sur la brèche, in'n'out, entre attaques franches et mélodies sensibles. L'agencement des titres faits que parmi les cinq premiers, un seul est signé de la saxophoniste alors que les cinq derniers sont tous de sa plume. Comme si se révélait progressivement sa personnalité, tout d'abord nourrie des apports de ses camarades de jeu, puis plus affirmée, sûre d'elle même et de sa singularité. En tout cas, déjà un grand disque.
Mary Halvorson Quintet - Saturn Sings (Firehouse 12)
D'année en année, le nom de Mary Halvorson grandit à mesure qu'elle occupe une place de plus en plus centrale dans le cercle restreint des musiques innovantes. D'abord un nom repéré au sein des ensembles d'Anthony Braxton, puis une pierre angulaire des formations de Taylor Ho Bynum, et enfin la révélation de son premier disque en leader, l'excellent Dragon's Head en trio paru il y a deux ans. Depuis le choc provoqué par ce disque, je la suis avec la plus grande attention, jusqu'à avoir fait le déplacement à Saalfelden cet été principalement pour pouvoir l'apprécier dans trois formations différentes. C'est donc dans la petite ville autrichienne que je lui ai acheté ce nouveau disque, prolongement idéal de son précédent opus en leader. Elle y retrouve son trio formé de John Hébert à la contrebasse et Ches Smith à la batterie auxquels s'ajoutent Jonathan Finlayson (tp) et Jon Irabagon (as). L'écriture de la guitariste est réellement originale, faite de subtils déséquilibres rythmiques et mélodiques, acidulée sans ne jamais tombée dans l'agressivité gratuite, variant les intensités et provoquant sans cesse des décalages qui font de chaque phrase une surprise. L'adjonction des deux souffleurs permet à Mary de démultiplier un peu plus le champ des possibles, en jouant sur les contrastes et les dérapages, sans que ses morceaux ne perdent jamais leur groove subtil qui semble les faire avancer. S'il ne fallait retenir qu'un disque cette année...
Chris Lightcap's BigMouth - Deluxe (Clean Feed)
Le BigMouth de Chris Lightcap nous avait déjà accroché l'oreille avec son premier disque paru en 2002 sur Fresh Sound New Talent. Huit ans après, le quartet à deux ténors a grandi et se présente sous la forme d'un quintet par l'adjonction de Craig Taborn au piano (principalement électrique). Le groupe se transforme même en sextet le temps de trois morceaux sur lesquels Andrew D'Angelo s'illustre au sax alto aux côtés des ténors de Tony Malaby et Chris Cheek. Les compositions du contrebassiste n'ont rien perdu de leur belle lisibilité mélodique. Avec l'instrumentation étendue, la musique du groupe trouve même une ampleur très chaleureuse, servie par la rondeur des sons du Wurlitzer de Taborn et des deux ténors. Il y a un côté quasiment pop dans cette musique, par son évidence mélodique et son caractère doucement dansant, sans jamais que cela ne soit pour autant synonyme de facilité ni de prêt-à-écouter. Le disque navigue dans des contrées déjà explorées récemment par David Binney, Donny McCaslin, Kneebody ou le Chris Potter Underground. Un jazz qui mêle attitude cool (Chris Cheek en héritier) et jeu sur les brèches (Tony Malaby en équilibriste), servi par un groove tranquille et addictif.
Vienna Art Orchestra - The Minimalism of Erik Satie (Hat Hut)
Alors que cet été Mathias Rüegg annonçait la dislocation de son orchestre trentenaire faute de financement, Hat Hut rééditait un disque fondateur, enregistré en 1983-84. Première d'une longue série d'incursions du VAO dans le répertoire classique, elle a tout du manifeste. Il ne s'agit pas ici de "jazzifier" les compositions de Satie, ni de les déconstruire sous les coups d'improvisations rageuses. Rüegg démontre plutôt tout son talent d'arrangeur. Les partitions de Satie sont brièvement exposées en ouverture des morceaux (pendant une à deux minutes la plupart du temps), avant que l'orchestre n'entame ses "Reflexions on" dans un langage qui doit autant à l'art du big band qu'aux free forms les plus sophistiquées des musiques improvisées européennes. On retrouve ici le VAO première formule avec quatre cuivres, trois anches (dont Harry Sokal et Wolfgang Puschnig), le vibraphone de Woody Schabata, les percussions de Wolfgang Reisinger et les merveilleuses inventions vocales de Lauren Newton. Soit un orchestre de jazz qui s'autorise l'absence de piano, contrebasse et batterie et dégage, par conséquent, un sentiment de liberté joyeuse, loin de tous les carcans et clichés du classique à la mode jazz.
mardi 28 décembre 2010
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