Le temps d'un week-end, le Festival d'Automne donnait carte blanche à la cinéaste Alice Diop (réalisatrice de plusieurs documentaires, passée à la fiction l'année dernière avec Saint-Omer, primé à la Mostra et aux Césars) pour investir le 104. Lectures, projections, installations, danse et concerts étaient au programme, avec pour point commun d'interroger la place des femmes afro-descendantes dans les sociétés occidentales, en Europe comme outre-Atlantique, et pour thématique partagée le besoin de la Reformuler (titre du programme de cette carte blanche). L'actuelle tournée européenne du collectif américain Irreversible Entanglements, dont Camae Ayewa, a.k.a. Moor Mother, incarne la face la plus visible car la plus vocale, faisait donc une halte pertinente dans le cadre de cette carte blanche.
J'avais découvert le quintet lors du Jazzfest Berlin 2018, alors qu'ils ouvraient une soirée chicagoane qui se poursuivait par un duo entre Roscoe Mitchell et Moor Mother, puis le groupe Fly or Die de la regrettée Jaimie Branch, et enfin l'Art Ensemble of Chicago qui célébrait pour l'occasion ses 50 ans. Chicagoan, Irreversible Entanglements l'est surtout par le label qui a publié leurs trois premiers disques, l'indispensable International Anthem, alors que les membres du groupe ont plutôt pour origine Philadelphie, D.C. ou Brooklyn - mais leur présence faisait complètement sens ce soir-là, tant ils semblent naturellement s'inscrire dans la descendance de l'Art Ensemble.
J'avais revu Moor Mother au début de cette année, pour son passage à Sons d'hiver avec son propre projet "Jazz Codes". Deux membres d'Irreversible Entanglements l'accompagnaient déjà en février : Aquiles Navarro à la trompette et Luke Stewart à la basse. C'est peu dire qu'ils avaient mis le feu (avec cinq autres musiciens sur scène). Leur passage une deuxième fois par la région parisienne cette année m'offre donc comme une séance de rattrapage pour ce concert que je n'avais pas chroniqué.
Le programme distribué en arrivant au 104 indique : 21h30>22h30, concert d'Irreversible Entanglements. Mais ce programme par trop minuté n'a en rien été respecté. C'est un flux ininterrompu de près de deux heures - les morceaux s'enchaînent sans aucune pause - que les cinq musiciens nous proposent. Outre Moor Mother, Navarro et Stewart déjà cités, le groupe comprend aussi Keir Neuringer à la clarinette et aux saxophones soprano et ténor, et Tcheser Holmes à la batterie. Quand ils arrivent sur scène, une fois que les applaudissements se sont tus, ils n'enchainent pas tout de suite - ils échangent des regards, attendent le moment propice pour démarrer. Aquiles Navarro est le premier à s'élancer, avec un hymne puissant qu'il déploie pour transpercer le silence. Luke Stewart agite ensuite quelques clochettes pour servir de tapis rythmique minimaliste avant de s'emparer de sa contrebasse pour la faire vrombir en soutien et lancer un groove que complète bientôt Tcheser Holmes à la batterie. Ces deux-là ne vont plus s'arrêter du concert, ils créent un beat hypnotique qui donne du liant aux interventions des souffleurs et au spoken word de Moor Mother. Keir Neuringer commence par la clarinette, plus en retrait que le trompettiste - une constante pendant presque tout le concert - et intervient plus pour réhausser de quelques teintes différentes le magma sonore que pour porter un discours soliste. Sur ce dense tapis rythmique zébré d'interventions free, Moor Mother déclame ses textes de manière parcimonieuse - ce sont plutôt des phrases, souvent répétées de loin en loin, qui scandent la musique de sa voix sombre, grave, appuyée.
Le concert gagne en intensité au fur et à mesure. Toujours servies par une paire rythmique vraiment impeccable et implacable de bout en bout pour maintenir la flamme du groove, les interventions de Keir Neuringer aux saxophones se font plus bouillonantes, et si Aquiles Navarro a parfois recours à une sourdine, il maintient une puissance hymnique dans la plupart de ces interventions. Moor Mother semble de plus en plus habitée, jusqu'au paroxysme qu'est le titre Protect Your Light, qui donne son nom à leur plus récent album (paru chez Impulse! cette année). Les deux souffleurs manipulent à l'occasion quelques synthés et autres boîtes à effets électroniques pour créer des paysages sonores différents, sans que le batteur ni le bassiste ne s'arrêtent dans leur entreprise clairerement affichée de la soirée : nous hypnotiser et nous conduire à la transe. Cette dimension est renforcée quand Navarro passe aux percussions afro-caraïbes sur la fin du concert pour un une avalanche rythmique très prenante. Héritiers d'un certain free jazz, ils s'attachent néanmoins à maintenir un rythme régulier, riche, presque dansant, qui fait hocher la tête et battre du pied. Un peu comme l'Art Ensemble des Stances à Sophie.