dimanche 18 août 2013

Pharoah & The Underground @ Fundação Calouste Gulbenkian, dimanche 11 août 2013

La dernière soirée de cette 30e édition de Jazz em Agosto réunit Pharoah Sanders et les deux laboratoires musicaux de Rob Mazurek : Chicago Underground (Matthew Lux, basse, et Chad Taylor, batterie) et São Paulo Underground (Mauricio Takara, cavaquinho, percussions, machines, et Guilherme Granado, claviers, live sampling et machines). Le public est nombreux pour accueillir la légende Sanders. C'est le seul concert, avec ceux de Zorn, qui remplit complètement les gradins de l'amphithéâtre de la fondation Gulbenkian. L'entrée en scène de Sanders est un peu laborieuse, il se déplace lentement, soutenu par Mazurek, avant de trouver sa place sur le devant de la scène. Il mettra aussi un certain temps avant de trouver sa place musicalement.

Rob Mazurek aime créer des jungles rythmiques électro-acoustiques très denses. Que ce soit à la tête des différentes déclinaisons du Chicago Underground (duo, trio, quartet, orchestra), de l'Exploding Star Orchestra ou de ses autres ensembles (très bon Skull Sessions en octet paru cette année chez Cuneiform), il commence toujours par établir de foisonnants paysages rythmiques composés de multiples couches percussives, de lignes de basse répétitives, de cellules mélodiques simples et enivrantes, et d'une forte dose d'effets électroniques. Le concert de ce soir ne déroge pas à la règle. Entre goût des boucles obsédantes issues du post-rock et subtilités percussives brésiliennes, le groupe fait honneur aux deux villes qui lui servent de boussole. Sur cette profusion rythmique continue, parcourue de samples réalisés en direct par Granado et réinjectés dans la masse sonore pour en accentuer le foisonnement, Mazurek et Sanders sont là pour poser des solos. Le cornettiste propose des phrases puissantes, avec une forte utilisation d'effets électroniques, et parcourt la jungle sonore à l'aide d'hymnes vigoureux.

Castelo São Jorge, depuis le Chiado

Pharoah Sanders est plus parcimonieux dans ses interventions en début de concert, comme s'il avait du mal à savoir comment prendre d'assaut cette forteresse rythmique. Il fait quelques essais, sous les encouragements de Mazurek, mais semble à chaque fois renoncer au bout de quelques phrases trop tranquilles pour pouvoir percer le mur du son percussif. Sanders est en fait plus préoccupé par ses jambes qui lui font mal. Au point de finir par aller demander une chaise pour pouvoir se reposer entre ses interventions. L'effet est bénéfique, parce qu'il semble alors enfin être en disposition pour entrer dans le concert. Ses solos se font plus puissants, le son plus affirmé. Non qu'il éructe comme aux plus belles heures des roaring sixties, mais il prend le discours à son compte et insuffle une bonne dose de sérénité mystique à l'aide d'un son rond, chaud et soyeux. Il y a alors comme une résonance entre le tapis rythmique des Undergrounds et les percussions psychédéliques qui l'accompagnaient dans ses disques du tournant des 60s/70s. Sanders ne cherche pas à tirer la couverture à lui et sa prestation ne peut s'assimiler à quelques solos de gala. Il prend part à la construction de la musique, et apporte par exemple quelques contrepoints, comme des ponctuations, lors des interventions de Mazurek. Plaisir retrouvé, douleurs disparues, il va même jusqu'à esquisser quelques pas de danse en fin de concert.

Outre les deux souffleurs, on retiendra aussi les interventions originales de Mauricio Takara au cavaquinho électrique (étrange sonorité !) qui détermine les changements de direction au sein de la jungle rythmique, et le drumming grondant de Chad Taylor qui s'accorde parfaitement avec la sonorité du ténor de Pharoah Sanders. Le concert - le plus long du festival - se conclut sous des applaudissements chaleureux, comme pour célébrer la résurrection du saxophoniste.

A lire ailleurs : Philippe Méziat.

samedi 17 août 2013

Mary Halvorson Quintet @ Fundação Calouste Gulbenkian, samedi 10 août 2013

Après être apparue la veille au sein du quartet d'Anthony Braxton, Mary Halvorson se présentait à la tête de son propre groupe sur la scène de Jazz em Agosto. Son quintet rassemble Jon Irabagon au sax alto, Jonathan Finlayson à la trompette, John Hébert à la contrebasse et Ches Smith à la batterie. Le trio g-cb-dms est la cellule souche de cet ensemble, celle qui en définit l'identité sonique, entre ancrage dans la tradition du jazz (John Hébert en pilier central) et goût pour les rythmes rock (Ches Smith en générateur d'énergies). Chacun des partenaires d'Halvorson au sein du trio semble ainsi la maintenir dans l'un des deux univers, dont elle nourrit autant son jeu que ses compositions, dans un va-et-vient de tous les instants. Les mélodies écrites par la guitariste ont ainsi des allures d'hymnes mélodiquement parlant, des ritournelles faciles à retenir aux intonations folk, aux lignes simples, entêtantes et entrainantes. Mais, pour soutenir ces chansons, elle fait usage d'un langage harmonique complexe, qui laisse beaucoup de place à son goût des dissonances, comme si elle proposait toujours plusieurs discours en parallèle. Rythmiquement, cela est renforcé par d’incessants breaks, des accélérations et décélérations abruptes, encore plus marquées en concert que sur disque.

En effet, Mary Halvorson étire les morceaux pour laisser plus de place à l'improvisation, aux digressions et à de nombreux solos des uns et des autres. Le jeu sur les vitesses est particulièrement illustré par les deux souffleurs. Jonathan Finlayson dilate le temps, ralentit le tempo, quand Jon Irabagon l'accélère, densifie le propos. Horizontalité contre verticalité, trompette contre saxophone, le refrain est connu, mais Halvorson le pousse ici dans ses limites. L'un des premiers solos de Finlayson - sans support de la rythmique - fleurte alors avec le silence. Au sein de la nuit lisboète, il installe progressivement un discours particulièrement solaire où se mêlent un goût pour les belles architectures, un attachement profond à la justesse du son et une science rythmique affirmée, et raffinée. On entend alors toutes ses années passées à fréquenter Steve Coleman. Son intervention évoque fortement les propres solos de l'altiste dans sa construction.
 
Igreja Santa Luzia, dans l'Alfama

Si la plupart des morceaux joués correspondent à du matériel déjà enregistré, Mary Halvorson nous propose aussi quelques compositions inédites. Je retiens particulièrement la numéro 42 (à l'instar de Braxton, la guitariste numérote ses compositions). Après une introduction à l'unisson des deux vents, Halvorson s'éloigne de son jeu en clair-obscur pour développer une approche rock très directe, servie par des riffs puissants et réguliers, et donner ainsi beaucoup de dynamisme au morceau. Intéressant de la voir élargir ainsi le registre de ce groupe - en tirant profit de ses multiples autres collaborations qui dépassent très largement le cadre du jazz, dans lequel se groupe reste ancré malgré tout.

Ce qui semble néanmoins un peu manquer à ce groupe, c'est une implication de tous les instants dans l'échange avec le public, pourtant nombreux et enthousiaste - et sans doute connaisseur vu la réputation d'exigence du festival. Rien à redire à propos de John Hébert, véritable pilier du groupe et à l'attitude toujours attentive, même quand il n'intervient pas. Il m'a semblé que c'était moins le cas de Ches Smith, pour le moins désinvolte à de nombreuses reprises (allongé par terre ou un genou sur la batterie en attendant que ça passe), ou de Jonathan Finlayson qui semblait parfois l'air un peu ailleurs (mais peut-être est-ce sa façon à lui de rester concentré). Pas de conséquence sur la musique, donc rien de primordial, mais comme une vague impression laissée d'une trop forte dose de nonchalance qui finit par entraver quelque peu la transmission de la musique. Dommage, parce que pour ce qui est de celle-ci, elle est excellente.

vendredi 16 août 2013

Anthony Braxton Quartet @ Fundação Calouste Gulbenkian, vendredi 9 août 2013

Ce concert se présente sous l'intitulé "Falling River Music". Anthony Braxton fait par là référence à un système de composition qui mêle l'écriture conventionnelle (sur portées) et l'écriture graphique (improvisations sous contraintes). Il s'agit d'une alternative à la "Diamond Curtain Wall Music" qui l'occupe parallèlement à l'heure actuelle - après de longues années dédiées à la "Ghost Trance Music" -  et qui a la particularité d'être centrée sur la relation entre programmation électronique et réaction dans l'instant des musiciens. Au point d'avoir abouti sur son plus récent disque (Echo Echo Mirror House, enregistré en septet à Victoriaville en 2011) à équiper chaque musicien de l'orchestre d'un iPod plein de ses anciennes compositions réinjectées en direct dans une musique qui efface alors les frontières temporelles. Derrière ces intitulés plus ou moins ésotériques, on voit poindre le théoricien de la musique, professeur émérite à la Wesleyan University. Et c'est accompagné de deux de ses anciens étudiants qu'il se présente sur la scène de Jazz em Agosto : Taylor Ho Bynum et Mary Halvorson. Le casting du quartet est complété par Ingrid Laubrock, est c'est peu de dire que la réunion des quatre à des allures de all-star pour moi (il n'y a qu'à faire un tour dans les archives récentes de ce blog pour voir tout le bien que je pense de ces musiciens, pour moi au cœur des productions les plus intéressantes de la scène jazz contemporaine).

"Falling River Music" donc. C'est à dire une musique centrée sur le son des seuls instruments joués en direct. Et, si on aime les explorations serties d'électronique, le plaisir du beau son qui irrigue cette musique procure un plaisir énorme. Les sonorités sont très douces. Jamais de violence malgré les aspérités apparentes. Il faut dire qu'on se situe délibérément dans le registre de l'aigre-doux, de l'acidulé, notamment grâce aux lignes heurtées de la guitare de Mary Halvorson, qui a une influence primordiale sur le son de l'orchestre. Les trois souffleurs - Anthony Braxton aux saxophones alto, soprano et sopranino, Ingrid Laubrock aux saxophones ténor et soprano et Taylor Ho Bynum au cornet, au bugle, à la trompette et au trombone - jonglent ainsi avec leurs instruments, varient les registres grâce à la large gamme de timbres à leur disposition, et voltigent tour à tour autour des sonorités si singulières de la guitare de Mary Halvorson.

Mosteiro dos Jeronimos, à Belém

La musique se déploie de manière ininterrompue pendant une heure et semble n'avoir ni début, comme prise en cours (du précédent concert ?), ni fin, stoppée soudainement (jusqu'au prochain concert ?) par Braxton après avoir jeté un œil à sa montre. La première -  et unique jusque là - fois que je l'avais vu (La Villette 2005, déjà avec Taylor Ho Bynum que je découvrais pour l'occasion), il s'était auto-contraint à l'aide d'un sablier. Même sans l'instrument cette fois-ci, il semble que la contrainte temporelle soit toujours un souci important pour lui. Il n'y aura d'ailleurs pas de rappel, juste des saluts sous l'insistance des applaudissements.

La composition intègre des passages très "jazz", comme l'évocation fantomatique de quelques standards, notamment de la part de Braxton à l'alto, qui s’insèrent dans un ensemble plus abstrait fait de jeu sur les textures et les combinaisons rythmiques décalées. Les moments à quatre servent de lien à de très nombreux duos qui irriguent et illuminent la musique. Les associations les plus fréquentes voient Braxton dialoguer avec Mary Halvorson et Ingrid Laubrock échanger avec Taylor Ho Bynum, mais toutes les combinaisons possibles sont explorées. Les duos de chaque souffleur avec la guitariste sont d'intenses moments de beauté irisée, où les sonorités acidulées de Mary Halvorson mettent en valeur la maîtrise du beau son que chacun est capable de dévoiler sur son (ses) instrument(s). Les duos de saxophones (notamment alto / ténor) entre Braxton et Ingrid Laubrock offrent aussi des moments d'intense émotion.

Si cette musique semble assez abstraite au début, on entre progressivement dedans grâce à des repères qui font référence à toute une histoire du jazz pour instruments à vent : des spirales étourdissantes héritées du bop de Braxton jusqu'au goût du son rond et chaud du ténor d'Ingrid Laubrock, en passant par l'utilisation de la sourdine pour enfanter des atmosphères délicieusement bleutées de Taylor Ho Bynum. Cet héritage - assumé et revendiqué - permet d'apprécier d'autant mieux les développements moins référencés, notamment dans les passages à quatre (sans doute les parties les plus écrites). Cette musique, à la grande beauté formelle, remplit ainsi d'une douce joie, empreinte de sérénité, par le constant souci de la lisibilité du discours que portent les quatre protagonistes et qui les accompagne jusque dans leurs sorties les plus aventureuses. Grand concert.

A lire ailleurs : Philippe Méziat.

jeudi 15 août 2013

Peter Evans Octet @ Fundação Calouste Gulbenkian, jeudi 8 août 2013

Le festival Jazz em Agosto accueille ce soir la première européenne du nouveau groupe de Peter Evans. Pour l'occasion, le trompettiste propose un ensemble à l'instrumentation originale : Ron Stabinsky (p, tp), Dan Peck (tuba, elb), Tom Blancarte (cb, euphonium), Jim Black (dms), Sam Pluta (laptop), Ian Antonio (perc) et Brandon Seabrock (g). De nombreux musiciens que je découvre pour l'occasion, n'ayant jusqu'à présent déjà vu que trois d'entre eux sur scène (Peter Evans, Jim Black et Dan Peck).

La musique, très écrite, se déploie en une longue suite au sein de laquelle différentes cellules rythmiques et mélodiques s'agrègent. Il en transpire une grande originalité, servie par des confrontations d'instruments inédites. L'ouverture du concert est en cela exemplaire. Ian Antonio frappe ses bongos avec des baguettes pour produire un rythme répétitif qui lorgne du côté des compositeurs minimalistes. Jim Black intervient en complément d'une unique frappe sèche toutes les dix secondes comme pour créer une dramaturgie qui nous laisse dans l'expectative de ce qui va suivre. Une fois ce motif rythmique bien installé, les autres instruments (cuivres, cordes, piano) sonnent à l'unisson dans un lent crescendo qui prend le temps de se déployer dans la durée.

Ascensor de Bica, dans le Bairro Alto

L'écriture rescelle une certaine complexité, et une seule écoute ne suffit sans doute pas à en percevoir toutes les richesses. On y rencontre en effet de multiples combinaisons sonores, de solos en tutti en passant par des rencontres inédites d'instruments, sans oublier une forte dose d'électronique et de distorsion des sons à travers diverses pédales d'effet. On remarque une certaine constance au dédoublement des rôles : guitare et contrebasse jouées de concert à l'archet ; percussions et piano dans un rôle très rythmique, là encore inspiré de l'école minimaliste. Les résonances avec la musique contemporaine sont fortes, même si on retrouve un sens du rythme et un goût de la surprise plus directement issus du jazz.

Le rappel nous laisse un souvenir particulièrement fort. Rassemblés sur la gauche de la scène, les quatre cuivres (deux trompettes, tuba, euphonium) oscillent entre majestueux unissons et échappées solitaires très expressives et font face à une cellule rythmique (batterie, percussions, guitare, électronique) extrêmement dense sur la droite. Brandon Seabrock semble alors possédé, tirant des sonorités sataniques de sa guitare tandis que son corps est pris de spasmes inquiétants. Le contraste avec la sérénité dégagée par les cuivres est saisissant.

Au final, on fait face à une vraie découverte, assez éloignée de ce qu'on a déjà eu l'occasion d'entendre de la part de Peter Evans, et on repart avec la sensation qu'il existe toujours et encore des horizons inexplorés en musique, écrite comme improvisée, et ce n'est pas le moindre des mérites de ce concert.

A lire ailleurs : Philippe Méziat.

The Thing XXL @ Fundação Calouste Gulbenkian, mercredi 7 août 2013

Après une impasse sur les concerts de lundi et mardi pour aller visiter Evora, retour à Lisbonne pour la suite du festival Jazz em Agosto. Pas de période d’échauffement, The Thing, soit Mats Gustafsson au sax ténor, Ingebrigt Håker Flaten à la contrebasse et Paal Nilssen-Love à la batterie, démarrent pied au plancher, volume à fond, tous muscles dehors. Et pour renforcer la sensation de puissance ils sont rapidement rejoints par Jim Baker au piano, Terrie Hessels (de The Ex) à la guitare, Mats Äleklint au trombone et Peter Evans à la trompette pour former la version XXL de The Thing.

A sept ils produisent d'abord un vacarme assourdissant, avant de faire évoluer le morceau vers une suite de propositions en plus petits ensembles. Jim Baker brille particulièrement dans ce contexte, d'abord en quartet avec Terrie Hessels et les deux Norvégiens, puis en duo avec Ingebrigt Håker Flaten. Ma première confrontation avec la musique de The Thing XXL à Saalfelden en 2010 m'avait laissé une impression mitigée en raison de la difficulté du pianiste à s'insérer dans le son d'ensemble. Rien de tel cette fois-ci, Jim Baker se voit même laisser beaucoup de place pour développer ses idées originales et apporter une couleur vraiment singulière au groupe, au-delà de ce qu'on pourrait attendre en terme de "virilité" de la part d'un tel assemblage. Très liquides, allant farfouiller dans les aigus, ses interventions proposent leur lot de faux semblants, comme emportées par un tourbillon chaotique de notes, et apportent un contrepoint bienvenu à la force brute dégagée par la rythmique.

Monument aux Découvertes, à Belém

Le deuxième morceau - intitulé Don Don en référence à Don Cherry (dont une composition a donné son nom au groupe) et à Donald Ayler - commence quant à lui par un intense duo guitare-batterie tout en brisures rythmiques, assez exemplaire de ce que les guitares de The Ex savent enfanter. Plus mélodique que le premier morceau, c'est encore l'ensemble piano-guitare-basse-batterie qui me fait la plus forte impression, toujours emmené par l'originalité du phrasé de Jim Baker. On s'attendait à rugir de plaisir avec les vents, et c'est finalement l'arrière-cour rythmique qui est sur le devant de la scène ce soir.

Du coup, pour le troisième morceau, Mats Gustafsson passe au baryton pour prendre d'assaut la forteresse coltranienne. Avec le renfort d'Ingebrigt Håker Flaten passé à la basse électrique et de Jim Baker aux claviers électriques bourrés d'effets, il martyrise le thème d'India à grands coups rageurs, bien aidé par les solos incandescents de Peter Evans toujours aussi à l'aise quand il s'agit de revisiter avec malice les standards. La relecture s'enchaîne à merveille avec une composition du bassiste, introduite par un spectaculaire duels de cordes guitare-basse, qui dévoile progressivement une large place - une fois n'est pas coutume - pour la mélodie. Si The Thing XXL propose évidemment des tutti surpuissants, ce soir c'est par l'espace qu'il laisse à des combinaisons instrumentales plus réduites qu'il brille particulièrement. Cela permet de donner un vrai relief à une musique pourtant jouée "à fond". Et de ne pas se contenter du plaisir unidimensionnel de la fureur.

A lire ailleurs : Philippe Méziat.
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mercredi 14 août 2013

John Zorn - Electric Masada @ Fundação Calouste Gulbenkian, dimanche 4 août 2013

Parmi les centaines de compositions que compte le répertoire de Masada, c'est toujours le même corpus d'une dizaine de pièces que parcourt la version électrique de l'ensemble. Le parti pris de John Zorn quand il a commencé à écrire ces morceaux était de coucher sur cinq portées maximum des mélodies faciles à retenir et à siffloter. Avec l'Electric Masada, il semble encore renforcer les contraintes en ne retenant que quelques unes de ces mélodies pour constamment jouer de tous les champs du possible au sein d'un système bien délimité. La démarche n'est finalement pas sans évoquer Coltrane revenant toujours vers My Favorite Things, Afro Blue, Naima ou Crescent en concert.

Et ça marche ! On a beau connaître le principe par cœur depuis dix ans et notre première confrontation avec l'orchestre à Jazz à Vienne (juillet 2003, première tournée européenne et première rencontre avec Zorn en live pour ma part), le plaisir surgit toujours du sein de cette matière sonore en fusion permanente. L'exemple le plus emblématique en est sans doute Hath-Arob, composition qui laisse délibérément une place au chaos (sur la partition, un gribouillis interrompt les quelques notes qui déroulent une mélodie minimale) : à  chaque fois, en concert, c'est une découverte renouvelée par la magie mêlée de gestes qui semblent très contrôlés (Zorn dirige à la seconde près qui doit intervenir et sous quelle forme) et du son qui semble absolument spontané.

Dans l'Alfama

Ce concert lisboète confirme par ailleurs l'impression installée par celui de The Dreamers l'avant-veille : l'insistance de Zorn à mettre Jamie Saft en avant, ici au rhodes et à l'orgue hammond. Celui-ci ne s'en laisse pas prier et propose des solos absolument jouissifs qui mêlent groove puissants, nappes chaotiques et mélodies naïvement exposées. Zorn s'autorise également de nombreux jeux avec les possibilités offertes par la présence de deux batteries (Kenny Wollesen et Joey Baron), jouant autant de l'intensité rythmique qu'il ne souffle dans son sax finalement. Cet ajout d'une deuxième batterie - qui n'était pas prévu à l'origine du projet, à Vienne en 2003 le groupe n'était encore qu'un sextet sans Joey Baron ni Ikue Mori par exemple - est sans doute l'une des meilleures idées qu'a eu Zorn quand il a fixé le cadre au sein duquel il allait pouvoir s'amuser à chahuter ses propres compositions. L'identité sonore de l'Electric Masada repose avant tout sur cette jungle rythmique permanente, enrichie des interventions digitales d'Ikue Mori et de l'exotisme ludique de Cyro Baptista.

Encore une fois, Marc Ribot apparaît par conséquent en retrait, prenant moins de solos dévastateurs que d'habitude. Il semble donc qu'il y ait une réelle volonté de Zorn de rééquilibrer les forces en présence au sein de son orchestre aux deux visages (Dreamers / Electric Masada) pour en tirer des couleurs plus riches et multiples encore qu'à l’accoutumée. S'il a droit à peu de passages de guitar hero, Ribot reste quand même un élément essentiel du son d'ensemble avec ses zébrures constantes qui irriguent l'orchestre. Il faut voir le public hocher la tête comme à un concert de métal sur le rythme extrêmement lourd de la version d'Idalah-Abal pour comprendre l'apport toujours aussi primordial du guitariste à ce groupe.

Par leur réussite (plaisir mêlé des retrouvailles et du renouvellement), ces trois soirées dans le cadre de Jazz em Agosto nous font saliver d'avance à l'idée de retrouver dans moins d'un mois désormais Zorn et sa troupe - et même encore plus - à la Villette pour un marathon qui aura l'avantage de proposer une vue différente, et complémentaire, de l'univers du pape de la Downtown Scene. Mais avant cela, il me reste quelques autres très beaux concerts lisboètes à vous relater !

John Zorn - Essential Cinema @ Fundação Calouste Gulbenkian, samedi 3 août 2013

On connaît l'importance du cinéma dans l’œuvre de John Zorn. Comme source d'inspiration (The Big Gundown, Naked City ou Xu Feng pour ne citer que quelques exemples) ou comme prétexte à la composition de nombreuses bandes-son (25 volumes de Filmworks publiés chez Tzadik). Il est donc tout à fait logique qu'une des trois soirées consacrées au saxophoniste new-yorkais par Jazz em Agosto soit dédiée au septième art. Contrairement à ce qu'on pourrait toutefois penser, Zorn n'y interprète pas des extraits des BO qu'il a écrites, mais propose un accompagnement musical en direct de films expérimentaux projetés sur une grande toile tendue en arrière de la scène. Pour l'occasion les musiciens - les mêmes que la veille - sont projetés dans l'obscurité pour que les spectateurs puissent se concentrer sur les images. Lors du Domaine Privé que la Cité de la Musique lui avait consacré en 2008, Zorn avait déjà proposé une soirée Essential Cinema. S'il y a des points communs (deux films sur les quatre proposés), ce n'est heureusement pas une copie conforme et le plaisir de l'inédit est bien là.

Le premier film projeté est l’œuvre de Joseph Cornell, s'intitule Rose Hobart, et date de 1936. Il s'agit d'un collage d'extraits d'autres films - en noir et blanc - dans lesquels l'actrice Rose Hobart jouait. On parcourt un univers daté, qui sent bon l'exotisme factice avec ses faux maharadjas, ses animaux de la jungle, ses "sauvages" qui s'en prennent aux bons blancs, et un volcan en éruption qui permet à Marc Ribot de laisser exploser sa classe, entre exotica et riffs rock, pour coller avec bonheur aux images. Si je notais que Ribot semblait un peu bridé la veille lors du concert de The Dreamers, ce premier morceau de la soirée lui est clairement entièrement consacré, tout étant organisé autour de sa guitare. Les autres ne sont quasiment là qu'en support : deux basses (contrebasse pour Trevor Dunn et électrique pour Jamie Saft) et trois instruments percussifs (vibraphone de Kenny Wollesen, batterie de Joey Baron et multiples percussions exotiques de Cyro Baptista) dressent ainsi un tapis soyeux sur lequel le guitariste prend son envol.

Le deuxième film date de 1967 et est l’œuvre d'Harry Smith. Intitulé Oz: The Tin Woodman's Dream, il se compose de deux parties distinctes : tout d'abord un film d'animation autour du personnage issu du magicien d'Oz, puis un montage d'images kaléidoscopiques. La première partie est pleine d'humour et de poésie, alors que la seconde lasse vite. Pour l'illustration sonore, les musiciens quittent tous la scène et laissent la place à la seule Ikue Mori au laptop. Celle-ci produit un discours continu de percussions digitales qui colle bien avec les images, jusque dans leur caractère lassant et répétitif de la deuxième moitié du film.

Dans le Bairro Alto

Ces deux premiers films avaient déjà été projetés lors du concert de Paris en 2008 que j'évoquais plus haut. A la Cité de la Musique, le troisième film était Aleph de Wallace Berman, son seul film, sous forme de collages de rush de divers films peints à la main (entre expressionnisme abstrait et alphabet hébraïque). La musique qui accompagnait alors le film était survitaminée et centrée sur le jeu rageur de Zorn au sax. Cette fois-ci, à Lisbonne, Zorn nous présente l'envers du décor du film de Berman : tout d'abord deux films d'archive qui montrent Berman lui-même (sur une moto puis lors d'une expo), puis le footage (matériau brut avant montage) qui a servi à Aleph. Du coup, la durée du film est beaucoup plus longue qu'à Paris (30 à 40 minutes je dirais) et la musique qui l'accompagne profondément transformée. Cela commence par un trio très jazz - au sens strict et historique du terme - avec Zorn à l'alto, Trevor Dunn à la contrebasse et Kenny Wollesen à la batterie. Zorn retrouve des échos des News for Lulu, son interprétation pleine de respect du répertoire hard bop gravée avec Bill Frisell et George Lewis dans les 80s. Ça swingue sévère et le plaisir d'entendre Zorn sur ce genre de répertoire est fort - belle sonorité d'alto qui évoque un peu Jackie McLean. Après ce passage en trio, Jamie Saft les rejoint au rhodes pour un solo très soulful, toujours dans une esthétique proche du son Blue Note des 60s. Les autres musiciens - Cyro Baptista aux percussions, Marc Ribot à la guitare, Ikue Mori au laptop - entrent tour à tour dans la musique, toujours autour du trio central Zorn-Dunn-Wollesen, mais celle-ci se densifie, devient plus électrique, plus accidentée aussi et finit par exploser en une séquence de collage / zapping / montage à la Naked City dans des sonorités qui évoquent également l'Electric Masada. C'est le morceau de bravoure de la soirée, un fiévreux tourbillon de citations stylistiques diverses mais toujours identifiables sur un chaos rythmique intense, plein de tensions et de jeu sur les vitesses - accélérations / décélérations comme dans un grand 8.

L'accueil du public est particulièrement enthousiaste, Zorn propose donc un rappel sur un autre film de Joseph Cornell, Cottillion and the Midnight Party (1938). C'est l'occasion d'avoir tous les musiciens en même temps (Ikue Mori était absente sur le premier morceau et Joey Baron sur le troisième) : Wollesen repasse au vibraphone, Saft aux claviers et les autres à leur instrument habituel. Le film propose des images de cirque avec des magiciens, des acrobates, des lanceurs de couteaux, des otaries jongleuses, entrecoupées de séquence avec de jeunes enfants et des bébés en train de rire ou de jouer. C'est joyeux, et la musique qui va avec également, dans une veine proche de l'univers des Dreamers la veille. Mais on reste surtout sous le choc - esthétique - de ce qui avait précédé.

mardi 13 août 2013

John Zorn - The Dreamers @ Fundação Calouste Gulbenkian, vendredi 2 août 2013

Pour sa 30e édition, le festival lisboète Jazz em Agosto abrité par la fondation Gulbenkian a réuni une programmation de haut vol : Anthony Braxton, Rob Mazurek, Mary Halvorson, Peter Evans, Mats Gustafsson pour ne citer que les têtes d'affiche des cinq dernières soirées. Et pour commencer, trois soirées menées par John Zorn. De quoi changer quelque peu ses habitudes, et prendre la direction du Sud plutôt que de l'Est du continent pour cet été.

Calouste Gulbenkian, né à Istanbul en 1869, fut un des fondateurs de Shell Petroleum ce qui lui permit d'amasser une belle fortune et de se constituer une riche collection d’œuvres d'art. S'il passa l'essentiel de sa vie entre Londres et Paris, il tomba sous le charme de Lisbonne au point de décider d'y passer ses dernières années et d'y créer une fondation. Celle-ci abrite aujourd'hui l'un des plus beaux musées de la capitale portugaise, où est exposée la collection de son fondateur. On remarque particulièrement une très belle collection d'art islamique (de Turquie et d'Iran principalement), un goût prononcé pour le XVIIIe siècle français (mobilier, tableaux, sculptures, tapisseries) et deux Rembrandt qui valent le déplacement à eux seuls. Pour le reste, la collection s'étend de l’Égypte antique à l'Impressionnisme et est d'une richesse stupéfiante. Pour la petite histoire, Gulbenkian racheta en fait une partie des collections de l'Ermitage quand la jeune URSS décida de vendre certaines œuvres du musée pétersbourgeois pour renflouer les caisses de l’État.

La fondation ne se contente cependant pas d'exposer les richesses accumulées par son fondateur et accueille également un centre d'art contemporain et propose une programmation culturelle toute l'année qui en fait l'une des principales institutions du Portugal en la matière. Et depuis trente ans, donc, propose tous les étés un festival de jazz qui fait la part belle aux franges les plus aventureuses de celui-ci. Si d'habitude les concerts ont lieu dans l'auditorium de la fondation, cette année - pour cause de travaux de rénovation - les concerts migrent à l'extérieur dans le cadre des beaux jardins qui entourent les musées. Seul inconvénient, l'aéroport de Lisbonne n'est qu'à 5 kilomètres et la fondation est dans l'axe de la piste d'atterrissage. A intervalle régulier, les avions survolent donc l’amphithéâtre moderne et, quand la musique ne rugit pas à plein volume, prennent facilement le dessus.

Le festival s'ouvre donc avec trois soirées dédiées à John Zorn. En cette année qui marque ses soixante ans, le saxophoniste new-yorkais propose un peu partout des "marathons" où se succèdent différentes formations au service de sa musique. Il est ainsi déjà passé par Moers (Allemagne), Victoriaville (Québec), Londres, Rotterdam, Gand, Varsovie et San Sebastian (Espagne), et passera à la rentrée à Paris dans le cadre de Jazz à la Villette. Le format proposé à Lisbonne est différent. Pas de grand zapping à travers l’œuvre zornienne, mais trois soirées avec les mêmes musiciens pour explorer autant la plasticité de l'orchestre que celle du compositeur. Trois "vrais" concerts donc, et non une succession de miniatures, ce qui permet d'installer la musique dans la durée pour en explorer les coins et recoins.

Mosteiro de São Vicente de Fora, colline de l'Alfama

La première soirée est consacrée à The Dreamers, soit Marc Ribot à la guitare, Jamie Saft au piano et claviers électriques, Kenny Wollesen au vibraphone, Trevor Dunn à la basse électrique, Joey Baron à la batterie et Cyro Baptista aux percussions. John Zorn n'intervient que comme chef d'orchestre malgré l'insistance d'une spectatrice à ce qu'il s'empare de son saxophone (il faudra attendre les deux autres soirées). J'avais vu le groupe en concert en 2008 lors du Domaine Privé que la Cité de la Musique avait consacré à Zorn. Ce répertoire était alors tout récent. Cinq ans et quelques disques plus tard, on est en territoire connu. Le caractère easy listening du répertoire n'est plus une nouveauté tant Zorn en a fait l'un de ses principaux axes de travail récents. Du coup, sur ces mélodies faciles à suivre, à la lisibilité évidente, on remarque d'autant plus les arêtes saillantes, inhabituelles, que Zorn met en avant dans l'instant, dans un processus perpétuel de construction / déconstruction de son propre répertoire. Ce qui frappe - autant visuellement que sonorement - c'est en effet la façon dont Zorn "joue" autant que les autres musiciens bien qu'il n'utilise pas d'instrument. Si ces conduites d'orchestre semblent parfois un peu superflues avec certains groupe (on pense au Masada String Trio par exemple), elles prennent tout leur sens avec The Dreamers.

Ce soir, John Zorn a donc décidé d'appuyer sur les angles, de rendre le son plus aiguisé, volontiers tranchant, en renforçant les brisures rythmiques au sein de mélodies qui perdent leur caractère "aimable" d'origine. Au-delà des références exotica / surf / western habituelles, on entend surtout un son lourd, très rock, avec des échos de funk et de blues électrique très marqués. Certains morceaux sont du coup très ramassés, comme si le temps se contractait, et la densité qui résulte de cette compression fait penser au travail de César. Zorn cherche-t-il à envoyer un message d'alerte aux avions qui tentent de rivaliser en terme de décibels ?

Ces morceaux en fusion alternent avec d'autres, où plus de temps est laissé aux solistes pour s'exprimer. A ce petit jeu, il m'a semblé que Jamie Saft était particulièrement mis en avant par Zorn. Que ce soit dans d'intenses dérives funk aux claviers électriques, marquées par un son volontiers sale, comme empreint de la chaleur tropicale du delta du Mississippi, ou dans de délicats passages masadiens au piano (sur deux morceaux). Zorn prend aussi un malin plaisir à laisser beaucoup de place à la rythmique infernale du trio Wollesen - Baron - Baptista, et à jouer au chat et à la souris avec eux dans son exercice favori de l'improvisation stop-and-go. Du coup, Marc Ribot semble un peu en retrait par rapport à son rôle habituel de soliste privilégié, même si on note quelques belles envolées au son très 60s. Il est intéressant de remarquer que Zorn dirige tout le monde sauf Trevor Dunn. Le bassiste est là pour assurer l'ancrage rythmique autour duquel tout s'organise - et se désorganise - en cellules autonomes assemblées au gré des envies de Zorn.

Un des nombreux plaisirs offerts par ce concert est le jeu de Zorn autour des codas des morceaux. A plusieurs reprises il propose en effet des fins inattendues - éloignées de celle gravées sur disques en tout cas - loin de la logique vers laquelle les mélodies semblaient devoir aboutir : explosion soudaine, maintien d'un niveau sonore égal, decrescendo très lent, différentes options sont possibles et utilisées, toujours avec un fort parfum de surprise.

Dernier des plaisirs - et non des moindres - offerts, un hallucinant exercice de dynamitage en règle de l'orchestre sur le deuxième morceau du rappel. La mélodie disparaît et tout l'orchestre réagit au doigt et à l’œil aux indications soudaines de Zorn, dans un exercice qui tire l'ensemble vers les collages abruptes de Naked City. Les blocs orchestraux semblent se briser les uns contre les autres sous la direction chirurgicale de Zorn, provocant une impression de "chaos organisé" particulièrement jouissive. Tout autant que l'est le retour comme par magie de la mélodie sous les décombres encore chaud de l'orchestre, dans une soudaineté aussi inattendue que les brisures rythmiques précédentes. Ce soir, Zorn ne joue pas de saxophone, il joue de l'orchestre !