dimanche 29 janvier 2006

Roscoe Mitchell & Matana Roberts / 8 Bold Souls @ Hôtel de Ville de Saint-Mandé, samedi 28 janvier 2006

Hier, dernière soirée dans le cadre du festival Sons d'hiver pour moi cette année. Après Patricia Barber la veille, on restait à Chicago, mais dans un style fort différent, avec une soirée co-organisée avec l'AACM. J'avais hésité à y aller en raison de la salle (la salle des fêtes de l'Hôtel de Ville de Saint-Mandé) qui m'avait laissé d'assez mauvais souvenirs l'année dernière, mais l'affiche avait finalement pris le dessus. Et bien m'en a pris, car les deux concerts proposés furent vraiment excellents - et sans problème de sonorisation cette année.

La soirée a commencé par un duo de anches entre le vétéran Roscoe Mitchell et la jeune Matana Roberts. Le saxophoniste de l'Art Ensemble of Chicago était habillé très sobrement, en costume, loin des peintures de guerre d'antan, alors que Matana Roberts portait des plumes dans les cheveux, des paillettes sur la peau, et une jupe rouge très volumineuse. Contraste visuel assez amusant pour commencer. Matana Roberts joue du sax alto et de la clarinette, tandis que Roscoe Mitchell était venu avec flûte, saxos ténor, soprano et sopranino. Leur échange, qui a duré une heure, est monté progressivement en intensité. Très pointilliste au début, fait de brefs échanges de notes et de courtes phrases, il est devenu de plus en plus dense au cours du concert, jusqu'à ce que Roscoe Mitchell joue en continue - sans reprendre son souffle, ou plus exactement en le faisant tout en continuant de souffler dans son sax. Sonorités tout d'abord agressives de Roscoe Mitchell au sopranino, avant d'aller vers des tourbillons plus spirituels, au soprano et au ténor. En contrepoint, le jeu de Matana Roberts se fait haché à l'alto et plus véhément et tournoyant à la clarinette, où elle excelle vraiment. La deuxième demi-heure de leur performance a proposé des passages de toute beauté, à l'échange télépathique juste souligné par deux regards furtivement lancés par Matana Roberts vers son partenaire en guise de repère visuel sur la marche à suivre. L'essentiel était dans l'écoute réciproque. Et dans la tension continue - jamais relâchée - qui animait leur propos. Très impressionnant.

La deuxième partie était l'œuvre des 8 Bold Souls du saxophoniste et clarinettiste Edward Wilkerson. Formé il y a plus de vingt ans, ce groupe est une des plus belles expressions de ce que les membres de l'AACM entendent par leur concept-phare de Great Black Music. Puisant dans la tradition afro-américaine, il propose une musique qui résonne des différents aspect de cette culture : ils sonnent parfois comme un brass band, à d'autres moments comme un orchestre swing, sans oublier quelques solos venant du free. Il leur arrive également de faire penser à un orchestre de chambre qui jouerait du Kurt Weill ou à une musique cinématographique qui évoque la bande-son d'un peplum, lente et majestueuse. Sur la scène, on trouve en première ligne, et de gauche à droite, Isaiah Jackson au trombone, Mwata Bowden au sax baryton et à la clarinette, Robert Griffin à la trompette, et le leader aux saxes ténor, alto, soprano et aux clarinettes (sib et basse). En deuxième ligne, toujours de gauche à droite, se tiennent Gerald Powell au tuba, Naomi Millender au violoncelle, Harrison Bankhead à la contrebasse (vu au sein des Chicago 12 il y a deux semaines) et Duschun Mosley à la batterie. La principale originalité du groupe se trouve dans la présence du violoncelle, principalement joué à l'archet qui plus est, ce qui apporte une dimension plus douce et raffinée à la musique proposée. D'ailleurs, s'ils ne s'interdisent pas quelques passages véhéments dans leurs solos, la musique des 8 Bold Souls est avant tout magnifiquement arrangée, conduite par Edward Wilkerson comme s'il s'agissait de celle d'un orchestre de chambre. Généreux dans leur attitude (le concert a duré plus de deux heures), les musiciens dégagent une joie de vivre dansante et communicative. Le public ne s'y est pas trompé, qui a fini en grande partie debout, acclamant à tout va ce bien beau groupe. Un point d'orgue idéal pour cette édition 2006 de Sons d'hiver qui aura fait la part belle - du moins en ce qui concerne les concerts auxquels j'ai assisté - aux formes contemporaines de la tradition afro-américaine.

samedi 28 janvier 2006

Patricia Barber @ Espace Carpeaux, Courbevoie, vendredi 27 janvier 2006

Une fois n'est pas coutume, voici un peu de jazz vocal sur ce blog. Annoncé avec un quartet comprenant Dave Douglas et Joey Baron, le concert de Patricia Barber hier soir à l'Espace Carpeaux de Courbevoie m'avait tenté sur le papier bien que je ne connaisse que d'assez loin cette chanteuse chicagoane, juste entendue ça et là à la radio ou à la télé.

Contrairement à ce qui était indiqué, ni Dave Douglas ni Joey Baron n'étaient présents. En lieu et place on trouvait les habituels accompagnateurs de Patricia Barber, à savoir Neal Alger à la guitare, Michael Arnopol à la basse et Eric Montzka à la batterie. Déception évidente pour commencer. Je pouvais certes difficilement présumer du jeu de musiciens qui m'étaient inconnus, mais l'absence des deux monstres sacrés du jazz contemporain provoquait une certaine frustration. Mais bon, puisque j'étais là, autant profiter de l'occasion pour découvrir Patricia Barber et son groupe. Et, pour tout dire, la surprise fut plutôt bonne. Avant d'être chanteuse, Patricia Barber est pianiste, et vraiment douée. Les parties vocales et instrumentales s'équilibraient bien tout au long du concert. Le concert a ainsi débuté par un morceau purement instrumental, au swing contagieux, bien straight ahead. Puis, prenant le contrepied, Patricia Barber enchaine sur une adaptation d'un poème de Verlaine, Dansons la gigue, qu'elle chante en français. Et là, on sort du jazz mainstream habituel des chanteuses à la mode pour découvrir une palette assez large de combinaisons sonores, avec des passages à l'économie vraiment beau, comme une sorte de blues blanc minimaliste, et des incursions dans les rythmes binaires du rock plus enlevées, qui provoquent un regain d'attention du public. La voix de Patricia Barber n'est en rien apprêtée, elle ne cherche pas à prolonger la note ni à faire étalage de sa technique vocale, mais juste à communiquer le plus simplement ses sentiments. Son timbre assez grave donne parfois des aspects un peu fantômatiques à son interprétation, notamment quand l'accompagnement musical se fait plus retenu. Entre compositions personnelles et reprises de stantards du jazz (Dizzy Gillespie) et de la pop (Black Magic Woman de Santana), Patricia Barber dresse en fait une cartographie très personnelle du jazz vocal, un peu aux marges de ce genre - ce qui est plutôt pour me plaire. Ses musiciens sont à l'unisson, avec même un batteur, Eric Montzka, qui vaut le détour, entre swing ternaire, rock binaire et percussions afro-latines. Belle découverte.

vendredi 27 janvier 2006

Drew Gress Quintet / Bernard Lubat & Cooper Moore @ Maison des Arts de Créteil, jeudi 26 janvier 2006

Le festival Sons d'hiver se poursuivait hier soir à la Maison des Arts de Créteil. Au programme, deux concerts bien différents : tout d'abord le quintet de Drew Gress avec lequel il a enregistré son très beau 7 Black Butterflies, suivi d'un duo inédit entre Cooper Moore et Bernard Lubat.

La première partie fut d'une grande beauté. Il est vrai qu'avec un groupe qui compte en son sein Ralph Alessi (tp), Tim Berne (as), Craig Taborn (p), Tom Rainey (dms) et Drew Gress (cb), on est en droit d'attendre beaucoup. Les espérances ne furent pas déçues. La musique, entièrement composée par Drew Gress, est magnifiquement ciselée, d'une grande finesse dans l'écriture. A cette beauté formelle s'ajoutent les qualités d'interprète des musiciens réunis qui chacun apportent une touche particulière à la musique du leader, mais sans que pour autant la musique du groupe ne sonne comme "leur" musique. Ainsi, malgré la composition du groupe, il ne s'agit pas d'une musique alla Tim Berne. La sonorité de ce groupe m'évoque un bleu acier ou l'image du feu sous la glace. On est constamment sur la ligne tangente entre mélodie élaborée et dérapage libertaire, sans jamais céder à la facilité de choisir l'un des deux modes. Ce concert a également confirmé le talent vraiment immense de Craig Taborn et Tom Rainey, ce que j'avais déjà pu apprécier en octobre dernier lors de leur passage au Sunside en trio avec - déjà - Tim Berne. Le pianiste a un sens de la tension et de la surprise vraiment développé. Il fait beaucoup pour la définition sonore du groupe. Quant au batteur, il nous a gratifié de quelques solos au roulement extrêmement prenant. Bien entendu, les deux souffleurs - dans des styles assez différents - n'étaient pas en reste, mais comme je les connais et les suis depuis plus longtemps, il y a moins d'effet de surprise les concernant. L'acidité du son d'alto de Tim Berne fait quand même toujours autant plaisir à entendre, et la vélocité des phrases de Ralph Alessi donne un contrepoint intéressant au fragile équilibre qui caractérise cette musique. Autre point fort de ce concert, le juste équilibre trouvé entre composition et improvisation. La trame était celle du récent disque du quintet, mais avec des développements inédits où les connexions au sein du groupe étaient constamment changeantes et toujours vives. Avec ce groupe, Drew Gress a élaboré un jaillissement contrôlé de toute beauté - pile-poil dans le style que j'aime le plus au sein la jazzosphère.

Que dire de la seconde partie ? Sur le papier, la rencontre entre Bernard Lubat et Cooper Moore s'annonçait insolite. Mais dans les faits, ce fut très chiant. Ou, pour le dire de manière plus diplomatique, je n'ai pas réussi à entrer dans leur univers. Certes, on sourit pendant les cinq premières minutes du concert quand Cooper Moore se met à jouer du préservatif et Bernard Lubat de la table (oui). Mais tout ce petit jeu devient vite lassant, porté sur la répétition de phrases percussives sans grand intérêt. Ils ont beau changé d'instruments (piano, batterie et une série d'instruments "faits maison"), on est plus dans le bavardage que dans le dialogue. J'ai eu le sentiment tout au long du concert que les attitudes et les systématismes l'emportaient sur le feeling et la spontanéité. Au bout de 45 minutes, j'en ai eu marre et suis parti rejoindre ma voiture. Dommage de rester sur ce sentiment de déception alors que la première partie était vraiment bien.

dimanche 22 janvier 2006

Fred Anderson/Kidd Jordan Quartet / Bill Dixon Trio / Eloping With The Sun @ Centre Culturel Georges Pompidou, Vincennes, samedi 21 janvier 2005

Pour la cinquième année consécutive, Sons d'hiver coorganisait hier une soirée avec le Vision Festival new-yorkais. Créé en 1996 autour de William Parker et de sa femme, la chorégraphe Patricia Nicholson-Parker, ce festival a pour ambition de donner un espace de visibilité et de création artistique libre à la scène avant-jazz américaine, en liaison avec des poètes, des peintres, des danseurs, etc. J'avais assisté à la soirée de l'édition 2004, qui avait proposé quelques bons moments comme le groupe Other dimensions in music ou le trio du saxophoniste Kidd Jordan avec William Parker et Andrew Cyrille.

L'édition 2006, qui se tenait hier soir au Centre culturel Georges Pompidou de Vincennes, permettait de revoir Kidd Jordan au sein d'un quartet à deux têtes avec Fred Anderson. Accompagnés par "la" paire rythmique William Parker-Hamid Drake, les deux saxophonistes ténor (le premier, de la Nouvelle-Orléans, et le second, de Chicago) sont des figures historiques du free jazz, dont le discours s'inscrit dans la lignée d'Albert Ayler. Ils ont ainsi tous les deux un jeu expressif, volontiers lyrique et véhément, qui n'hésite pas à s'emparer de quelques idiomes des musiques racines afro-américaines (blues, marching bands...). Néanmoins, malgré cet héritage commun, les deux saxophonistes ont un discours suffisamment différent l'un de l'autre pour que leur joute se transforme en un admirable dialogue. Fred Anderson a une sonorité rauque, un peu sacadée, qui insiste sur les changements de directions, tandis que Kidd Jordan a un souffle beaucoup plus continu, qui déroule de longues phrases véhémentes, tendant plus vers les aigus. L'intérêt de leur groupe réside aussi dans les changements de format constamment opérés : quartet, trios, duos, solos. Cela permet d'explorer des expressions fort diverses et de mettre en valeur différents aspects de leurs jeux. Il y a notamment eu un magnifique passage où se sont enchaînés un solo d'Hamid Drake, un solo de Fred Anderson, puis un duo William Parker-Kidd Jordan, tous plus aériens les uns que les autres, avant que le quartet ne se reforme dans un style plus grondant et tellurique. Le rappel où seuls les deux saxophonistes sont restés sur scène était un autre excellent moment, permettant d'entendre, dans un silence quasi religieux de l'audience, une incantation mystique à l'esprit du jazz.

Changement radical de sonorités ensuite avec le trio du trompettiste Bill Dixon, quatre-vingts ans au compteur, avec Joe Giardullo aux saxophones ténor et soprano et Warren Smith au vibraphone et aux timpani. Ici, la musique se fait onirique, subtile, sussurrée. Jouant sur le souffle plus que sur le son ou la note, Dixon se sert de sa trompette comme d'un modulateur du bruit de l'air qu'il injecte dedans, utilisant beaucoup de réverbération, pour produire des sons étranges, un peu fantomatiques. Le discours elliptique du trio entraîne l'auditeur dans une atmosphère méditative, entre confort du murmure et surprise des dissonances. Pendant que les musiciens jouaient étaient projetées sur un écran des peintures réalisées par Bill Dixon lui-même. Souvent abstraites, empruntant parfois à l'art brut figuratif (échos de Chaissac), elles dressaient une sorte d'écrin à l'expressionisme discret et au symbolisme élaboré, comme une sorte de Miro touffu. La correspondance avec cette musique, d'aspect parfois très brut, mais qu'on sent malgré tout lourde de sens, est assez évidente. Le programme du festival évoquait une "beauté vénéneuse". Pour une fois, ce n'était pas qu'une simple expression journalistique.

La troisième et dernière partie du concert voyait revenir sur scène William Parker et Hamid Drake, accompagnés par le guitariste Joe Morris pour le projet "Eloping With The Sun". Le principe de ce groupe est assez simple : chacun abandonne son instrument traditionnel pour n'en plus garder qu'une sorte de réduction archaïque. Joe Morris était ainsi au banjo et au banjouke (abréviation de banjo-ukulele), William Parker au guembri (l'espèce de basse de la musique gnawa) et Hamid Drake n'avait plus qu'une caisse claire et deux cymbales. En plus de cela, William Parker a joué un peu de flûte (sans doute en roseau ou en bambou) en introduction et Hamid Drake du bendir (entre un tambourin et une caisse claire, très répandu en Afrique du Nord). La musique proposée par le trio résonnait d'échos africains et orientaux, dans un style très répétitif et hypnotique. William Parker était particulièrement entêtant au guembri, touchant aux limites de la transe. Encore un voyage d'un genre différent pour une soirée qui n'aura pas manqué de moments forts et surprenants.

jeudi 19 janvier 2006

Jean-Paul Bourelly / François Tusques @ La Grange Galliéni, Cachan, mercredi 18 janvier 2006

Le festival Sons d'hiver se poursuivait pour moi hier soir à la Grange Galliéni de Cachan. En première partie, Jean-Paul Bourelly se produisait seul sur scène. Ce guitariste chicagoan d'origine haïtienne est plutôt un habitué des ambiances électriques au son puissant. Pourtant, hier soir, c'est dans le cadre dépouillé du solo de guitare acoustique qu'il se présentait. Proche de la galaxie M-Base dans les années 80, il nourrit depuis une vingtaine d'années son blues au contact du jazz contemporain, du rock post-hendrixien et des musiques africaines et caraïbes. On retrouvait un peu de ces diverses influences dans le concert d'hier, même si la tonalité d'ensemble restait blues. La musique oscillait entre douces ballades mélodiques et chansons sur lesquelles il donnait de la voix (grave, un brin éraillée), s'accompagnant par moments d'un chapelet de percussions et de clochettes qu'il avait autour de la cuisse, ou frappant sa guitare en guise de percussion d'une main en continuant de jouer avec les cordes de l'autre. Ce projet solitaire fait suite à la mort de sa femme survenue il y a deux ans. Loin de la débauche d'énergie habituelle de ses performances scéniques comme discographiques, Bourelly a voulu cette fois-ci explorer la part d'intime et de mélancolie qu'il avait en lui. Le résultat est très prenant ; envoûtant comme un sortilège vaudou.

La deuxième partie proposait un trio inédit du pianiste François Tusques, figure secrète mais néanmoins essentielle du jazz hexagonal. En plus de Noel McGhie, son fidèle partenaire à la batterie, Tusques était accompagné par un jeune contrebassiste originaire de Minneapolis, Adam Linz. Le trio nous a entraîné dans une plongée à travers un siècle d'histoire du jazz, des origines blues et New Orleans aux terres free (Tusques est un pionnier du genre en France), en passant par le swing ellingtonien. Avec un jeu très libre dans la forme, mais où résonnent sans cesse les accords essentiels du blues, Tusques a une très large palette d'expression. Il est ainsi autant à l'aise dans l'exploration du standard - hélas de circonstance - Do you know what it means to miss New Orleans, que dans des morceaux plus proches de l'approche d'un Cecil Taylor. Le concert a commencé par une évocation de John Coltrane et Eric Dolphy, avant de se poursuivre par un portrait de Duke Ellington en deux parties. D'entrée de jeu, les grandes figures de l'histoire du jazz étaient mises à l'honneur. Mais, ensuite, dans un joyeux contrepied, c'est une composition d'Adam Linz qui prenait le relais. Celui-ci est assez bluffant d'ailleurs dans ses solos à la fois très chantants et terriblement puissants, grondants même à certaines occasions, comme sur un morceau de Tusques en hommage à Erica Huggins, une membre des Black Panthers dont le mari a été assassiné par la police. Au final, c'était un concert extrêmement énergisant, où l'aspect ludique côtoyait l'engagement. Une bonne définition du jazz.

vendredi 13 janvier 2006

"Declared Enemy" / Chicago 12 @ Espace André Malraux, Le Kremlin-Bicêtre, vendredi 13 janvier 2006

C'est reparti ! Après une trêve de trois semaines, je reprends mon rythme effréné à parcourir les concerts en Ile-de-France. Et, pour ce mois de janvier, priorité au Val-de-Marne et au festival Sons d'hiver. La soirée d'ouverture avait lieu hier soir à l'Espace André Malraux du Kremlin-Bicêtre. Intitulée Free Jazz Black Power, en référence au bouquin de Philippe Carles et Jean-Louis Comolli, elle proposait deux hommages à des personnages fort différents, mais ayant eu en commun de participer de près ou de loin au mouvement des Black Panthers : Jean Genet et Fred Hampton.

La soirée a donc commencé par le projet Declared Enemy du pianiste Matthew Shipp en hommage à l'écrivain français. Le poète new-yorkais Steve Dalachinsky qui présentait la soirée avait annoncé les noces de trois grandes muses : la musique, la littérature et la révolution. Pour l'occasion, Matthew Shipp était à la tête d'un quartet comprenant également William Parker à la contrebasse, Gerald Cleaver à la batterie et Sabir Mateen au sax ténor, à la clarinette et à la flûte. Les quatre musiciens américains étaient accompagnés par le comédien Mohamed Rouabhi qui disait des textes de Jean Genet. La musique du quartet de Matthew Shipp, tout en flux et reflux, tissait un bel écrin aux mots puissants du poète. Trois textes de Jean Genet ont été mis à l'honneur. Deux en prose où il racontait ses rencontres avec les panthères noires et un poème d'une violence déclamatoire rare (malheureusement, je n'ai pas la référence exacte - si quelqu'un la connait, ça m'intéresse vraiment). Mohamed Rouabhi, d'une voix grave, passionnée et incantatoire, donnait une magnifique vitalité aux textes qu'il lisait. Comment ne pas trembler d'effroi quand il racontait une anecdote sur un membre des Black Panthers qui refusait de suivre Jean Genet sur le campus d'une université américaine parce qu'il y avait "trop d'arbres". Souvenirs trop présents des strange fruits chantés par Billie Holiday. Ou, dans le dernier texte, à l'écoute d'un hommage à George Jackson, l'un des "Soledad Brothers", militants de la cause noire assassinés en prison, et auteur de Blood in my eye. Entre les trois textes lus - le premier sans accompagnement musical - les musiciens jouaient par ailleurs des morceaux résolument free, comme pour prolonger en musique les combats politiques et esthétiques du poète. Sabir Mateen était particulièrement somptueux à la clarinette. Et, mais ce n'est pas vraiment une surprise, Matthew Shipp et William Parker l'incarnation parfaite du musicien en colère.

La deuxième partie de la soirée fut elle aussi un très grand moment. Les Chicago 12 menés par Ernest Dawkins ont rendu un vibrant hommage à Fred Hampton, panthère noire assassinée par le FBI à Chicago le 4 décembre 1969. En présence de la veuve et du fils de Fred Hampton, le groupe composé de la jeune garde du jazz chicagoan a enflammé la salle. Tous habillés de noir et arborant le fameux béret de la même couleur, leur allure en imposait avant même qu'ils ne jouent. Comme annoncé en introduction par Ernest Dawkins, il ne s'agissait pas tant de célébrer un mort que de chanter la vie. Il encourageait ainsi le public à danser, crier, ou frapper dans ses mains pour participer à la fête. Et le moins que l'on puisse dire, c'est que la musique des Chicago 12 (un nom qui fait évidemment référence aux Chicago 7) est un véritable encouragement à la fête. Quelque part au croisement des influences de Duke Ellington, Charles Mingus, l'Art Ensemble of Chicago et des grands ensembles d'Archie Shepp de la période Attica Blues/The Cry of my People, la musique composée par Ernest Dawkins s'inscrivait à merveille dans le crédo développé par l'AACM : Great Black Music, from the Ancient to the Future. Avec un swing constant et des solos dignes du meilleur free jazz (Corey Wilkes à la trompette, Norman Palm au trombone, Aaron Getsug au sax baryton, Kevin Nabors au sax ténor et Greg Ward au sax alto), une section rythmique d'enfer (deux contebrasses - Harrison Bankhead et Josh Abrams - et deux batteries - Isaiah Spencer et Hamid Drake) et un piano aux accords blues dissonants (Justin Dillard), sans oublier des mots de feu déclamés par le dénommé Khari B., il y avait tout ce qui fait la grandeur de la musique afro-américaine. Contrairement à son récent concert aux 7 Lézards en duo avec John Betsch (décembre 2005), Ernest Dawkins ne jouait pas de sax et se contentait de mener la troupe, mais son plaisir était tout aussi évident à le voir frapper des mains et danser face à ses musiciens. Le plaisir du public se voyait également puisque la majorité de la salle à passer la fin du concert debout pour partager l'enthousiasme débordant des musiciens. Une grande et belle soirée !

mardi 10 janvier 2006

Mélancolie @ Grand Palais

Vue hier au Grand Palais, la très belle expo sur la Mélancolie en Occident à travers les siècles. Comparée à celle autour des peintres autrichiens du tournant du XXe siècle, je l'ai trouvé peu fréquentée ! Il y avait pourtant du monde, mais juste en deça du trop-plein, ce qui faisait qu'on pouvait tout de même relativement bien circulé entre les oeuvres.

Sous-titrée Génie et folie en Occident, l'exposition cherche à mettre à jour un trait caractéristique de la civilisation née d'Athènes et de Jérusalem qui, selon Jean Clair, le commissaire de l'exposition, ne se retrouve pas dans les grandes civilisations orientales. Sans doute est-ce dû à la conception linéaire du temps qui s'est développée en Occident (attente messianique juive et règne de l'Invisible grec). La vie sur terre n'a qu'un temps, sans espoir d'y revenir dans une réincarnation future. La présence de la mort sera donc, dès le Ve siècle avant J.C. et les représentations du suicide d'Ajax, un des thèmes centraux développés par les artistes qui cherchent à comprendre cette étrange humeur instable, caractérisée par la sécrétion d'une "bile noire" (d'où le terme en grec de melan kholia). Même quand la mort n'est pas explicitement présente, la complainte face au temps qui passe afflige l'homme grec comme l'illustre la figure de Pénélope. Avec les deux héros homériques se structurent ainsi deux représentations qui marqueront toute l'histoire de l'Occident, au-delà des différentes interprétations de la mélancolie à travers les siècles.

Aristote en faisait un élément caractéristique des hommes d'exception (grands dirigeants, artistes, philosophes). Comme si leur conscience du monde plus aiguisée que la moyenne ne pouvait que les conduire à les rendre malheureux. Mais, dès le haut Moyen-Âge, avec l'avènement du christianisme en Europe au IVe siècle, l'appréhension de l'humeur mélancolique change. Elle n'est plus un signe distinctif du génie, mais devient au contraire synonyme de tentation démoniaque à laquelle il faut résister pour qui veut s'affirmer saint - ou au moins homme de foi qui marche dans les traces du Christ. La figure de l'ermite - comme Saint Antoine - qui se retire au désert pour méditer, et qui se trouve tourmenter par ses démons, est ici centrale. Des oeuvres de maîtres rhénans illustrent à merveille ces représentations médiévales du "bain du diable". Astucieusement - et c'est une constante bienvenue tout au long de l'expo - un tableau moderne (en l'occurence de Max Ernst) dialogue avec les toiles anciennes. Cela permet de mettre en lumière des sources parfois obscures de représentations modernes, tout en perturbant juste ce qu'il faut le déroulement chronologique de l'exposition.

Mais le premier grand moment de l'expo, à mon goût, est la Renaissance. Marquée par la redécouverte des sources antiques, l'époque redonne une connotation plus positive à la mélancolie. Peu d'Italiens parmi les oeuvres proposées. Les peintures viennent plutôt de l'Europe du Nord, et notamment d'Allemagne, avec, bien entendu, des merveilles de Cranach l'Ancien et de Dürer - deux de mes peintres préférés.

La mélancolie redevient le trait distinctif de l'homme conscient du monde et de ses tourments. La connaissance - mesure du temps et de l'espace comme le montre à merveille la gravure de Dürer, avec le polygone à douze faces, symbole mélancolique qui court jusqu'aux représentations abstraites du sentiment au XXe siècle - ne suffit pas à arraisonner le monde. L'un des rares mythes modernes né en Occident de source non-grec ou non-juive - celui de Faust - apparaît dès lors comme une figure centrale de la rationnalité renaissante. Pour comprendre le monde, Faust accepte de donner son âme au diable. Si au Moyen-Âge il fallait lutter contre les tentations démoniaques, à la Renaissance la soif du savoir et de la maîtrise technique conduit l'homme à s'abandonner à Satan. La mélancolie est l'expression de cet abandon. Pour les temps modernes, cela semble le prix à payer. Ce n'est qu'avec la crise de l'esprit européen au XIXe, et surtout au XXe siècle, que le mythe se retournera pour signifier le refus de la totalité rationnelle (je pense au Docteur Faustus de Thomas Mann par exemple), et le passage de la modernité à la post-modernité.

La toile de Cranach l'Ancien est pour moi une petite merveille. D'abord j'ai une passion de longue date pour les visages du maître allemand, et là encore, le charme opère avec le visage de l'ange - présence forte et immédiate qui atire l'oeil du spectateur. Qui semble l'appeler, le mettre en demeure par delà les siècles de prendre garde aux dangers qui le guètent. Dans la toile, ce danger semble symboliser par l'angelot sur la balançoire au fond. Au moment où celle-ci est à son point ascendant, elle s'aprête à repartir en arrière, vers les tourments et l'obscurité. Cette idée de balancier évoque évidemment le temps qui passe, son caractère instable (comme l'est le caractère du mélancolique), son impossible arrêt. Il évoque Saturne (Khronos en grec) dévorant ses enfants.

Le célèbre tableau de Goya représentant Saturne ne fait pas partie de l'exposition. Mais son ombre est fortement présente pour ce qui concerne les temps modernes. Goya est d'ailleurs certainement le peintre le plus abondamment représenté au cours de l'exposition. Mais, concernant l'époque des Lumières (et leurs ombres), c'est une petite toile de Watteau qui m'a le plus attiré.

On retrouve d'abord tout le charme discret du trait de Watteau. On découvre surtout beaucoup de pudeur dans cette jeune femme de dos. Ce visage caché est d'ailleurs une caractéristique commune à un grand nombre d'oeuvres de l'exposition. Qu'il soit pris dans les mains du penseur, ou qu'il ne regarde tout simplement pas le spectateur, il dégage à chaque fois une attitude songeuse, un peu détachée du monde - de l'espace et du temps. C'est là je trouve toute la force du tableau de Watteau. Il évoque beaucoup en montrant relativement peu. La large place laissée à la nature, tout comme le contraste entre la proximité des jeux amoureux des deux personnages de doite et le détachement de la femme debout, retranscrivent à merveille le sentiment mélancolique. A la fois terriblement doux et tentant, et désespéré et douloureux.

L'étape historique suivante est évidemment celle la plus facilement assimilable à l'idée de mélancolie : le romantisme. Là encore, l'Allemagne est en première ligne avec l'incontournable - mais non moins splendide - Caspar David Friedrich.

Les toiles parlent quasiment d'elles-mêmes : crépuscule, mer, grands espaces et petits personnages, dos tournés... il n'y a qu'à se laisser porter par la contemplation purement esthétique. Cette place centrale de la peinture allemande au cours des siècles peut sans doute s'expliquer par l'idéalisme développé par la grande philosophie allemande. Comme un revers de la médaille - ou un antidote face à la volonté totalisante du système hégelien. Friedrich ouvre ses toiles sur l'infini, l'impossibilité de la maîtrise du monde, la vanité de la raison triomphante de l'Aufklärung. Premières fissures dans la modernité.

Le XXe siècle appronfondira cette vision, en faisant notamment entrer la mélancolie dans le champ du politique. C'est Paul Valéry qui déclare les civilisations mortelles au lendemain de la première guerre mondiale. C'est Franz Rosenzweig qui ouvrira la voie à une réhabilitation de la révélation face à la raison toute puissante. C'est l'idée de progrès qui sombrera dans ses incarnations totalitaires. Ce sont les expressionnistes allemands (encore), comme George Grosz ici, qui dépeindront une société marquée par la furie moderne (la grande ville, la grande guerre, la technique... et le manque d'amour, de sensibilité). C'est, plus près de nous, le survivant Zoran Music qui témoignera du mal du siècle du tout politique.

Un tableau assez marquant intellectuellement (mais pas trop esthétiquement parlant) est l'oeuvre du peintre russe Boris Koustodiev. Il représente un géant tenant un drapeau rouge et est intitulé Le bolchévique. Glorification de la révolution russe au premier abord. Mais étrange sentiment d'une réminescence de certaines toiles de Goya. Le Saturne dévorant ses enfants n'est pas loin. Le temps, qui prend sa forme paroxystique dans l'évènement révolutionnaire (le progrès en marche), se retourne toujours contre ses propres enfants. La mélancolie comme forme de la dissidence intellectuelle ? C'est assez pertinent pour qui connaît un peu les oeuvres littéraires issues de l'Europe centrale soviétisée.

Moins dramatique dans ses conséquences - mais pouvant également provoquer de vives douleurs chez l'être mélancolique - la société du spectacle, du divertissement, de la grande ville bouillonnante où il faut toujours être performant, est un autre champ d'expression du sentiment atrabilaire. C'est ce que semble nous dire Hopper avec cette femme isolée, alors que d'autres profitent de l'illusion plaisante qu'est le cinéma. Mélancolie contemporaine. Signe du génie ou de la folie pour vous ?

Une exposition très riche, intelligente, qui fait le pari - réussi - de parler autant à la raison qu'aux sentiments. C'est une chose assez rare pour être soulignée. Si vous n'y êtes pas encore allé, il vous reste tout juste une semaine (jusqu'au lundi 16 janvier). Il y a vraiment quelques chefs-d'oeuvre (pas uniquement, évidemment, mais une belle concentration tout de même) dont j'ai essayé de vous faire partager mes préférés ici.

Mélancolie, génie et folie en Occident, Galeries Nationales du Grand Palais, jusqu'au 16 janvier 2006