vendredi 29 février 2008

Hank Roberts, Marc Ducret, Jim Black @ La Dynamo, jeudi 28 février 2008

Le rare (sur les scènes françaises) Hank Roberts était hier soir à La Dynamo avec son nouveau trio composé de Marc Ducret et Jim Black. Trois timberniens, mais pas que. Magnifique concert au confluent, ou au-delà, des genres. Un début comme une matière brute - puissante, obsédante, grasse, touffue - sculptée progressivement au fil du concert, polie à l'aide d'outils rock, folk et pop. Le premier morceau présentait une matière sonore en ébullition, entre effets percussifs répétés de Ducret à la guitare, puissance du va-et-vient de l'archet de Roberts sur le violoncelle et foisonnement de la batterie de Black. Puis, petit à petit, Hank Roberts s'est mis à fredonner des airs évanescents, ponctuant de pizzicati délicats des morceaux qui s'apparentaient de plus en plus à des chansons. Marc Ducret ne jouait pas au guitar hero, se fondait dans la musique du violoncelliste, mimait de tout son corps, de tout son visage, les effets qui sortaient de son instrument. Une ponctuation particulièrement expressive et vivante. Jim Black mêlait à l'efficacité rock des sonorités de jouets, des effets électroniques et des gling-gling qui lui sont propres. Après la douceur des vastes paysages américains qu'elle semblait décrire, la musique s'est affirmée, tout comme la voix frêle mais bien présente du leader, pour finir à nouveau vers quelque chose de plus brut, mais empruntant cette fois-ci plus au rock qu'aux musiques improvisées du début de concert. Un concert comme un voyage, qui a suivi une vraie progression logique. Un résumé de la vie musicale d'Hank Roberts, entre les étendues du Midwest de son enfance et le mélange des genres de la Downtown Scene new-yorkaise. Le trio sort ces jours-ci un disque, Green, chez Winter & Winter. Bel objet sonore, bel objet tout court, comme toujours sur le label munichois.

jeudi 21 février 2008

Ernst Toller - Hop là, nous vivons ! @ Théâtre des Abbesses, mercredi 20 février 2008

Karl Thomas et ses camarades se retrouvent dans une cellule, attendant leur exécution, en raison de leur participation à des barricades spartakistes. Alors qu'ils échafaudent un plan pour tenter une évasion, on vient leur annoncer la grâce décidée par le président. Tandis que ses camarades quittent la prison, Karl Thomas connaît une crise de démence qui le conduit pendant huit ans en asile d'aliénés. A sa sortie, il cherche à revoir ses anciens camarades, pour s'apercevoir peu à peu que ses huit années coupées du monde ressemblent plus à un siècle entier dans cette République de Weimar où l'histoire semble s'être accélérée. Ernst Toller s'est inspiré de sa propre histoire, lui qui, suite à sa participation à l'éphémère République des Conseils de Bavière en 1919, fut condamné à mort, avant de voir sa peine commuée en cinq ans de prison.

Certains verront sans doute dans le propos de la pièce un éloge de la pureté révolutionnaire face à la corruption et aux compromissions des hommes normaux. Pourtant, Karl Thomas se retrouve peu à peu poussé vers l'action terroriste, et le geste qu'il s'apprête à commettre rencontre le geste effectif d'un militant nazi. Parallélisme des gestes qui laisse entrevoir une complexité peut-être plus grande qu'il n'y paraît chez Toller. De même, ses anciens camarades, devenus ministre social-démocrate, leader syndical cherchant plus l'amélioration concrète du sort des ouvrières d'une usine que le grand soir, ou militant communiste attendant les ordres du parti, développent au détour d'une phrase les preuves d'une maturité politique qui semble faire défaut à Karl Thomas. L'épaisseur de l'humain se retrouve dans ces ambivalences politiques dont sont affublées tous les ex-camarades.

Si le propos de la pièce est sans doute trop explicitement politique à mon goût, la mise en scène de Christophe Perton aux Abbesses est en revanche une vraie réussite. La scénographie, due à Malgorzata Szczesniak habituelle collaboratrice de Krzysztof Warlikowski, y est pour beaucoup. Quelques meubles pour figurer le grand nombre de lieux dans lesquels l'action se déroule, une scène en profondeur, des jeux de couleurs et de projection vidéo inventifs, présents sans être envahissants, des entrées et sorties de tous côtés, une utilisation du noir et du blafard judicieuse, on retrouve un univers effectivement assez proche de celui de Warlikowski. La musique tient également un rôle non négligeable (la pièce tire d'ailleurs son nom d'un morceau de jazz des années 20). Et là, bonne surprise, les extraits qui ponctuent le déroulement de l'action sont tout simplement signés John Zorn (Masada et, sans doute, des Filmworks). L'habillage de la pièce, et l'ambiance qu'il crée, rehausse ainsi très nettement le propos, diluant un discours trop facilement idéaliste dans un va-et-vient de correspondances intelligentes entre l'Allemagne de Weimar et des références culturelles (et, heureusement, pas politiques) actuelles.

dimanche 17 février 2008

Anne Teresa De Keersmaeker - Steve Reich Evening @ Maison de la Musique, samedi 16 février 2008

Un mois après Zeitung au Théâtre de la Ville, nouvelle occasion de voir la compagnie Rosas en action, avec son programme autour de musiques de Steve Reich présenté à la Maison de la Musique de Nanterre. Ça commence par la Pendulum Music, installation pour deux micros se balançant au-dessus de deux haut-parleurs, qui provoquent ainsi des effets larsen à intervalles réguliers, de plus en plus rapprochés. Pas de danse, à peine de la musique, mais déjà du mouvement.

Après cette introduction, deux musiciens de l'ensemble Ictus viennent jouer Marimba Phase, pièce pour deux marimbas dans le plus pur style reichien : légères variations, vitesse d'exécution, contrepoint rythmique serré. Sensation de spirale infernale. Arrive enfin la danse avec la pièce suivante : Piano Phase, la même musique, mais pour deux pianos. Deux danseuses, portant la même robe, arborant une identique queue de cheval (une brune, une blonde), sont face à un écran blanc sur lequel sont projetées leurs ombres dédoublées. Au centre de l'écran, l'ombre de gauche de la danseuse de droite se superpose à l'ombre de droite de la danseuse de gauche. Les mouvements sont simples, minimaux : balancement régulier du bras, rotation à 180° régulière et asynchrone des deux danseuses, déplacement téléguidé par la musique, léger pas de danse déviant, et on recommence. Lumières et couleurs minimales, elles aussi, noir et blanc. Gris, à la limite. Cette chorégraphie date de 1982, naissance du langage de De Keersmaeker, mais on y trouve déjà les éléments les plus caractéristiques de la flamande.

Viennent ensuite deux créations récentes (l'année dernière), toujours sur des musiques de Steve Reich. Tout d'abord Eight Lines pour huit danseuses, puis Four Organs pour cinq danseurs. Adéquation numérique de la musique et de la danse (puisque Four Organs est en fait pour quatre orgues hammond et des maracas). La pièce féminine se construit autour de la figure du cercle. Les danseuses entrent et sortent tour à tour de celui-ci, se croisent, sautent sur place, repartent, reviennent, tournent dans un sens, dans l'autre, prennent la tangente et les diagonales, suivant l'ostinato obsessionnel de la musique. Six sont en robes, deux en pantalons. Deux sont en noir, six en blanc. Musique pour deux pianos et six autres instruments (la seule enregistrée de la soirée). Prenant. La pièce masculine me plait moins. Côté musique, comme côté danse. Un danseur reste constamment à l'écart de l'action des quatre autres (figure-t-il les maracas face aux quatre orgues ?) avec un langage corporel minimaliste. Les autres se frôlent, s'empoignent, sans qu'un schéma général ne semble apparaître.

Interlude ligetien, ensuite, avec le Poème symphonique pour cent métronomes réalisé in situ par cent métronomes (je les ai comptés !) lancés par des danseuses. Masse sonore crépitante qui s'individualise et ralentit au fur et à mesure. Un spectateur particulièrement enthousiaste se lève en criant un retentissant bravo à l'arrêt du dernier.

Retour à Steve Reich, enfin, avec la dernière pièce au programme, Drumming part 1, pour quatre percussionnistes et influencée par les rythmes africains (composée suite à un voyage au Ghana). La chorégraphie, pour les huit danseuses et les cinq danseurs, date de 1997. Elle regagne en intérêt, dans un style proche de Eight Lines, en moins léché néanmoins. Profusion rythmique et sonore qui se retrouve dans les mouvements perpétuels des va-et-viens des danseurs, avec quelques passages solitaires de Cynthia Loemij d'une grande pureté. En bis, les musiciens d'Ictus reviennent jouer des claves sur scène, et les danseurs exécutent, tout sourire, quelques pas issus des chorégraphies de la soirée, pour le plus grand bonheur du public. Encore une bien belle soirée due à Rosas. Quant à Ictus, ils seront de nouveau à Nanterre, en compagnie d'Octun, fin mars. Ça promet !

jeudi 14 février 2008

Paul Hindemith - Cardillac @ Opéra Bastille, mercredi 13 février 2008

D'Hindemith, je ne connaissais jusque là qu'un arrangement du Praeludium de Ludus Tonalis par le quintet suédo-norvégien Atomic, autrement dit, pas grand chose - et par un filtre jazz. C'est plus la mise en scène confiée à André Engel, également à l'affiche avec La petite Catherine de Heilbronn en ce moment, et la présence d'Angela Denoke, vue l'année dernière en Elina Makropoulos, qui m'ont attiré.

Reprise d'un spectacle créé en 2005 à Bastille, cet opéra d'Hindemith tire son argument d'un conte d'Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, Mademoiselle de Scudéry, consacré à Madeleine de Scudéry, "précieuse" à la cour du Roi Soleil. Cardillac se concentre sur la vie du plus célèbre orfèvre parisien de ce temps, meurtrier en série qui tue ses clients pour retrouver ses œuvres, qui ne peuvent que revenir à leur créateur. Engel transpose l'action dans le Paris des années folles - date de création de l'opéra (1926). L'action, entre une foule aveugle qui accuse des pires maux ce qu'elle vénérait au plus haut point la veille et un assassin insaisissable, évoque les craintes propres à la République de Weimar, quelque part dans le voisinage de M. le maudit. Le personnage du roi, silencieux, est là pour souligner l'absence cruelle de l'État et de l'institution judiciaire, prémices à un déchaînement maléfique des pulsions des masses - contrepoint moderne de la sagesse du chœur antique. Le propos est aussi une réflexion sur les ressorts de la création, les difficultés de la dépossession et le caractère démiurgique et démoniaque de l'artiste. Assez classique, à vrai dire.

Comme d'habitude chez Engel les décors, toujours dus à Nicky Rieti, en imposent. Quatre tableaux se suivent : le hall d'un grand hôtel parisien, une chambre de cet hôtel, l'atelier de Cardillac et enfin les toits de Paris. Belles reconstitutions, efficaces et sans excès, qui créent une atmosphère singulière, dont on se souviendra longtemps. Il y a d'intéressantes trouvailles scéniques, comme le dédoublement du personnage de Cardillac en nain lors de la visite du roi alors que l'orfèvre s'est assoupi, manière de révéler l'inconscient de cet assassin possessif fait de minimisation de soi face à l'autorité. Ou les scènes d'ouverture et de conclusion dans le hall, avec une foule tour à tour vengeresse et adoratrice, pleine de démesure et particulièrement inquiétante dans ses mouvements chorégraphiés par Frédérique Chauveaux et Françoise Grès, qui tranchent avec le luxe apparent du cadre - belle mise en image des années folles.

Côté musique, c'est moderne sans plus, loin de tout sentimentalisme, avec des jeux d'opposition entre les solistes et la masse de l'orchestre, des chœurs impressionnants, un saxophone propre à l'époque, et au final une couleur assez uniforme tout au long de l'action. Les interprètes principaux, Franz Grundheber, Cardillac, et Angela Denoke, "La fille" (de l'orfèvre, qui n'arrive pas à échapper à sa folie possessive, bien qu'elle ait moins de valeur que ses créations - elle n'est que sa "demie-création" - à ses yeux), tirent la musique vers le haut, la conduisant vers une expressivité qui lui fait parfois un peu défaut par elle seule. Mais ce n'était qu'une première confrontation avec la musique d'Hindemith pour moi, ça demandera sans doute à être un peu plus exploré par la suite.

Prochaine tentative, Wozzeck fin mars-début avril, œuvre contemporaine (1925) de Cardillac et L'affaire Makropoulos avec, encore et toujours, Angela Denoke... et pourtant, ça n'a rien d'obsessionnel.

dimanche 10 février 2008

Laurent Bardainne / Spiritual Unity @ Cité de la Musique, samedi 9 février 2008

Double hommage à Albert Ayler hier soir à la Cité de la Musique dans le cadre du cycle consacré au jazz mystique. D'abord une commande conjointe de Banlieues Bleues et de la Cité confiée à Laurent Bardainne, puis le groupe Spiritual Unity conduit par Marc Ribot.

Le projet mené par Laurent Bardainne avait suscité quelques vifs débats l'année dernière lors de sa présentation dans le cadre du festival Banlieues Bleues. J'y allais donc un peu méfiant et conditionné. Le début du concert m'a donc plutôt agréablement surpris. Bardainne débute seul en piste, lente montée au saxophone, qui ne cherche pas à singer le style d'Ayler. Ca commence comme ses solos au sein de Limousine pour finir dans la fureur de son duo avec Philippe Gleizes, qui le rejoint d'ailleurs sur scène. L'arrivée de Vincent Taeger en deuxième batteur accentue la puissance qui se dégage alors de la musique. Nicolas Villebrun à la guitare et Arnaud Roulin aux claviers rejoignent à leur tour le groupe pour l'emmener vers un mur du son au rythme toujours aussi lourd, mais ralenti. On retrouve un son de groupe assez typique de ces musiciens qui fréquentent tous différents groupes issus de la galaxie Chief Inspector : jazz free, rock progressif, space pop, un cross-over moderne qui marche plutôt bien. Je me serais bien contenter de ça pour ma part.

L'arrivée du chanteur soul Dean Bowman ne me convainc pas. Belle voix certes, bon showman, mais un certain décalage se fera sentir tout au long du concert, comme si le groupe avait alors deux têtes qui ne s'entendaient pas. Les deux premiers morceaux (Music is the healing force of the universe et Truth is marching in) sont les meilleurs, sans doute en raison de la faible participation du chanteur. L'hommage - issu d'une commande - est original par le répertoire choisi : essentiellement tiré des disques rhythm'n'blues d'Ayler (New Grass et Music is the healing...), pourtant souvent décriés par les fans. Refrain habituel du dévoiement face aux forces contre-révolutionnaires que sont, au choix, le commerce, la religion ou la femme. Le traitement free-pop laisse malheureusement peu à peu la place à une relecture moins originale, accentuée par la nécessité de laisser de l'espace à un chœur composé d'élèves d'un collège de Saint-Ouen. Initiative due aux habituelles actions musicales de Banlieues Bleues, qu'on a connu plus heureuses.

Si la première partie est allée decrescendo du point de vue de l'intérêt, la seconde a connu le processus inverse. J'avais déjà pu voir Spiritual Unity il y a trois ans dans le cadre - encore - de Banlieues Bleues. Le constat n'a pas beaucoup changé. Le résultat est assez inégal. Ribot propose des passages enthousiasmants, variant avec délices les sonorités de sa guitare, mais le groupe manque parfois de cohésion et Roy Campbell à la trompette ne semble pas y mettre beaucoup de bonne volonté. Henry Grimes, dont la réapparition dans les années 2000 après trente années loin des scènes a donné l'idée à Ribot de monter ce groupe, est rentré progressivement dans le vif du sujet. Après un départ un peu laborieux, il a proposé d'intéressants développements à l'archet comme en pizz'. Chad Taylor, issu de la scène post-rock de Chicago, ne m'a pas vraiment marqué, ni en bien ni en mal... J'aime beaucoup Ribot sur le répertoire de Ayler, mais je le préfère en fait en solo (écoutez ces disques Don't Blame Me et Saints) ou avec Shrek (formidable version de Change has come sur Yo! I killed your God).

Avis partagé - je n'étais pas le seul - après cette soirée peut-être bien problématique dès son intitulé. Comment rendre un hommage à l'une des figures les plus marquantes du free jazz sans aller contre la nature même de sa musique ? En allant puiser dans les à-côtés de son répertoire pour Bardainne, en faisant entendre ses propres conceptions musicales pour Ribot. Deux réponses acceptables, mais qui, pour la deuxième, marcherait sans doute mieux avec un entourage différent (sans entourage ?).

A lire ailleurs: Bladsurb y était aussi, mais je ne l'ai pas croisé. Voir aussi sur Jazz à Paris (et la suite).