dimanche 12 novembre 2023

Irreversible Entanglements @ Le 104, vendredi 10 novembre 2023

Le temps d'un week-end, le Festival d'Automne donnait carte blanche à la cinéaste Alice Diop (réalisatrice de plusieurs documentaires, passée à la fiction l'année dernière avec Saint-Omer, primé à la Mostra et aux Césars) pour investir le 104. Lectures, projections, installations, danse et concerts étaient au programme, avec pour point commun d'interroger la place des femmes afro-descendantes dans les sociétés occidentales, en Europe comme outre-Atlantique, et pour thématique partagée le besoin de la Reformuler (titre du programme de cette carte blanche). L'actuelle tournée européenne du collectif américain Irreversible Entanglements, dont Camae Ayewa, a.k.a. Moor Mother, incarne la face la plus visible car la plus vocale, faisait donc une halte pertinente dans le cadre de cette carte blanche.

J'avais découvert le quintet lors du Jazzfest Berlin 2018, alors qu'ils ouvraient une soirée chicagoane qui se poursuivait par un duo entre Roscoe Mitchell et Moor Mother, puis le groupe Fly or Die de la regrettée Jaimie Branch, et enfin l'Art Ensemble of Chicago qui célébrait pour l'occasion ses 50 ans. Chicagoan, Irreversible Entanglements l'est surtout par le label qui a publié leurs trois premiers disques, l'indispensable International Anthem, alors que les membres du groupe ont plutôt pour origine Philadelphie, D.C. ou Brooklyn - mais leur présence faisait complètement sens ce soir-là, tant ils semblent naturellement s'inscrire dans la descendance de l'Art Ensemble. 

J'avais revu Moor Mother au début de cette année, pour son passage à Sons d'hiver avec son propre projet "Jazz Codes". Deux membres d'Irreversible Entanglements l'accompagnaient déjà en février : Aquiles Navarro à la trompette et Luke Stewart à la basse. C'est peu dire qu'ils avaient mis le feu (avec cinq autres musiciens sur scène). Leur passage une deuxième fois par la région parisienne cette année m'offre donc comme une séance de rattrapage pour ce concert que je n'avais pas chroniqué. 


Le programme distribué en arrivant au 104 indique : 21h30>22h30, concert d'Irreversible Entanglements. Mais ce programme par trop minuté n'a en rien été respecté. C'est un flux ininterrompu de près de deux heures - les morceaux s'enchaînent sans aucune pause - que les cinq musiciens nous proposent. Outre Moor Mother, Navarro et Stewart déjà cités, le groupe comprend aussi Keir Neuringer à la clarinette et aux saxophones soprano et ténor, et Tcheser Holmes à la batterie. Quand ils arrivent sur scène, une fois que les applaudissements se sont tus, ils n'enchainent pas tout de suite - ils échangent des regards, attendent le moment propice pour démarrer. Aquiles Navarro est le premier à s'élancer, avec un hymne puissant qu'il déploie pour transpercer le silence. Luke Stewart agite ensuite quelques clochettes pour servir de tapis rythmique minimaliste avant de s'emparer de sa contrebasse pour la faire vrombir en soutien et lancer un groove que complète bientôt Tcheser Holmes à la batterie. Ces deux-là ne vont plus s'arrêter du concert, ils créent un beat hypnotique qui donne du liant aux interventions des souffleurs et au spoken word de Moor Mother. Keir Neuringer commence par la clarinette, plus en retrait que le trompettiste - une constante pendant presque tout le concert - et intervient plus pour réhausser de quelques teintes différentes le magma sonore que pour porter un discours soliste. Sur ce dense tapis rythmique zébré d'interventions free, Moor Mother déclame ses textes de manière parcimonieuse - ce sont plutôt des phrases, souvent répétées de loin en loin, qui scandent la musique de sa voix sombre, grave, appuyée. 

Le concert gagne en intensité au fur et à mesure. Toujours servies par une paire rythmique vraiment impeccable et implacable de bout en bout pour maintenir la flamme du groove, les interventions de Keir Neuringer aux saxophones se font plus bouillonantes, et si Aquiles Navarro a parfois recours à une sourdine, il maintient une puissance hymnique dans la plupart de ces interventions. Moor Mother semble de plus en plus habitée, jusqu'au paroxysme qu'est le titre Protect Your Light, qui donne son nom à leur plus récent album (paru chez Impulse! cette année). Les deux souffleurs manipulent à l'occasion quelques synthés et autres boîtes à effets électroniques pour créer des paysages sonores différents, sans que le batteur ni le bassiste ne s'arrêtent dans leur entreprise clairerement affichée de la soirée : nous hypnotiser et nous conduire à la transe. Cette dimension est renforcée quand Navarro passe aux percussions afro-caraïbes sur la fin du concert pour un une avalanche rythmique très prenante. Héritiers d'un certain free jazz, ils s'attachent néanmoins à maintenir un rythme régulier, riche, presque dansant, qui fait hocher la tête et battre du pied. Un peu comme l'Art Ensemble des Stances à Sophie

vendredi 3 novembre 2023

John Zorn - Masada & Beyond @ Philharmonie de Paris, jeudi 2 novembre 2023

John Zorn aime marquer le coup du passage des décénies. Les deux concerts de la Philharmonie s'inscrivent dans une courte tournée européenne, après deux dates en Italie et avant deux jours à La Haye, pour fêter les 70 ans du compositeur. L'occasion d'un coup de projecteur sur quelques uns de ses projets les plus récents. Sous le titre "Masada & Beyond", la deuxième soirée propose ainsi trois groupes aux esthétiques de départ distinctes, même si la "patte" zornienne est reconnaissable à chaque fois. Pour le dire vite, et de manière nécessairement un peu caricaturale, on pourrait dire que le jazz du New Masada Quartet précède la musique contemporaine de l'ensemble Heaven and Earth Magick, avant que le metal de Simulacrum ne cloture la soirée. Un bon résumé, ceci-dit, des amours musicales du new-yorkais, qui auront irrigué toute sa carrière. 

Le cap des 70 ans n'est pas le premier changement de décénie qui donne l'occasion à Zorn de faire une sorte de "bilan de carrière". En 1993, pour célébrer ses 40 ans, il avait organisé un mois de concerts à la Knitting Factory durant le mois de septembre (il est né le 2 septembre 1953). Rétrospectivement, un tournant essentiel dans sa carrière avec l'adieu à Naked City (1988-1993) et le démarrage de l'aventure Masada (le premier concert du quartet originel ayant même eu lieu le jour précis de son anniversaire, le 2 septembre 1993). Mais, tel le Danube, Masada a en fait deux sources qui n'ont fait que se rejoindre ce jour-là à la Knitting Factory. Quelques semaines plutôt, au mois de juillet 1993, Zorn avait déjà fait appel à Dave Douglas, Greg Cohen et Joey Baron pour enregistrer une musique de film (parue sur les Filmworks III) dans un genre bien différent - un jazz de film noir presque classique. De la même manière, les compositions de Masada ont commencé à être jouées par d'autres formations instrumentales un peu auparavant (on trouve un live d'un premier "Electric Masada" d'août 1993 sur Youtube - un quartet avec Zorn, Marc Ribot, Kato Hideki et Ben Perowski !). Dès le départ, Zorn a imaginé son corpus de compositions comme pouvant être joué par des formations fort diverses, et s'il a fixé le "canon" du premier songbook à l'aide du fabuleux quartet, il a aussi dès le début multiplié les essais comme le documente le double disque Bar Kokhba, enregistré entre 1994 et 1996 par divers combos. 

Parmi les musiciens habitués depuis trente ans à ce répertoire, il y a Kenny Wollesen. Il était déjà de certains groupes jouant la musique de Masada en 1993-1994 (remplaçant même Joey Baron comme batteur titulaire du quartet à certaines occasions). Il est donc, avec Zorn lui-même, celui qui fait le pont entre le Masada des origines et le New Masada Quartet que Zorn a mis sur pied récemment (premiers concerts en 2019). Pour compléter le line-up, Zorn a fait appel à deux musiciens beaucoup plus récents dans sa galaxie : Julian Lage à la guitare et Jorge Roeder à la contrebasse. 

Comme à son habitude, il n'y a pas de tour de chauffe avec Zorn. Le quartet entame le concert sur les chapeaux de roue, par un jet d'alto rageur pour saisir l'auditeur. 5 morceaux iconiques du répertoire du quartet original revisités, 40 minutes, ça va à toute vitesse. Il y a bien entendu l'incontournable Hath-Arob, sans doute le morceau de Masada que j'ai le plus entendu en concert tant il est sur la set list à chaque fois. C'est toujours intéressant de voir comment chaque formule instrumentale s'empare de ce morceau qui fait une place explicite au chaos (sur la partition, il y a un gribouillis à la place des notes à un moment). L'occasion d'échanges bruitistes interrompus dans l'instant pour revenir à la mélodie, puis qui ressurgissent plus loin, dans un jeu de stop-and-go que Zorn affectionne particulièrement et qu'il dirige de gestes autoritaires de la main tout en jouant du saxo. Le troisième morceau, plus apaisé (Rahtiel), déploie en douceur sa mélodie plaintive et donne l'opportunité à Jorge Roeder de briller dans un solo très charliehadenien. Suit ensuite un morceau que je mets du temps à identifier (sans me souvenir du titre, j'ai en tête sa version par le Bar Kokhba Sextet), tellement il se trouve transfiguré par le rythme très chaloupé, quasi caraïbe, que lui fait subir Julian Lage. La présence de ce dernier est d'ailleurs ce qui métamorphose le plus le son du groupe par rapport à ce qu'on connaît déjà. Il insuffle une bonne dose de blues aux compositions à plusieurs reprises et s'amuse comme un fou dans les échanges vifs avec l'alto de Zorn dans les passages les plus enlevés. 


Après ce premier set échevelé, on retrouve des musiciens vus la veille en compagnie de Barbara Hannigan pour une sorte d'intermezzo sous la forme de deux morceaux d'une dizaine de minutes chacun : Stephen Gosling (piano), Sae Hashimoto (vibraphone), Jorge Roeder (contrebasse) et Ches Smith (batterie) interprètent les compositions Casting the Runes et Acéphale, enregistrées sur l'album Heaven and Earth Magick (2021) qui donne du coup son nom à l'ensemble sur le programme. Je dois dire que c'est l'un de mes disques préférés de Zorn de ces dernières années. Je ne boude donc pas mon plaisir. Le principe en est simple, et déjà utilisé à de nombreuses reprises par Zorn : les partitions du piano et du vibraphone sont écrites, alors que la section rythmique improvise. C'est très réussi. Sae Hashimoto est une formidable coloriste au vibraphone, et la dynamique d'ensemble est vraiment prenante. 

Pour conclure la soirée, le trio Simulacrum, soit Matt Hollenberg à la guitare, John Medeski à l'orgue Hammond et Kenny Grohowski à la batterie, fait monter le volume sonore de quelques décibels. J'avais déjà vu le groupe à Lisbonne en 2018, et ce qui m'a le plus frappé cette fois-ci - après quelques réglages bienvenus - a été la qualité du son rendu malgré la puissance sonore (en tout cas, depuis le parterre, les échos lus par la suite de spectateurs placés plus haut dans la salle étaient différents). On entendait bien chaque instrument, distinguant chaque note, sans qu'un des trois larons n'écrase l'autre. Du coup, j'ai pris plus de plaisir que lors du concert lisboète (qui était lui en plein air, par un temps qui tournait à l'orage). Le groupe se concentre ce soir sur la forme courte. Chaque morceau est ramassé, comme un condensé d'énergie, qui ne cherche pas à épuiser tous les possibles des grooves mis en place. Chacun a sa couleur, même si le parfum du métal est le plus preignant. Kenny Grohowski me semble avoir une palette d'approches plus large que dans mon souvenir. Il participe ainsi autant que les deux autres aux changements de climats, alors que je notais le contraire il y a cinq ans. Sans doute l'avantage d'un vécu en commun de longue date désormais (le groupe a tout de même enregistré dix disques depuis 2015 !). Sur l'insistance du public, alors que les lumières se sont déjà rallumées, et au prix d'une longue standing ovation, ils reviennent finalement pour un rappel explosif qui conclut la soirée de la plus belle des manières. 

Cette célébration en deux temps des 70 ans de John Zorn aura ajouté un nouveau souvenir très marquant à ma mémoire de désormais vingt ans de compagnonnage sur les scènes du monde (enfin, surtout d'Europe). Un cheminement qui, sans s'y réduire, trouve tous les cinq ans l'occasion de réaffirmer avec force la centralité de l'oeuvre du new-yorkais dans mes amours musicales : la découverte de l'Electric Masada (alors encore qu'un sextet avec Zorn, Ribot, Saft, Dunn, Wollesen et Baptista) dans le théâtre antique de Vienne en 2003, le domaine privé déroulé pendant cinq soirées par la Cité de la Musique et la Salle Pleyel en 2008, les célébrations du 60e anniversaire à Lisbonne et à Paris en 2013, les six soirées sur dix auxquelles j'ai assisté pour la 35e édition de Jazz em Agosto à Lisbonne en 2018, auxquelles s'ajoutent donc ces deux soirées pleine de magie de la Philharmonie en 2023. Vivement 2028 !

jeudi 2 novembre 2023

Hannigan sings Zorn @ Philharmonie de Paris, mercredi 1er novembre 2023

En 2009, John Zorn présente sa version du Cantique des Cantiques (Shir Hashirim, d'après son titre en hébreux) au festival Jazz à la Villette. Pour l'occasion, le new-yorkais souhaite avoir des récitants français en lieu et place de Lou Reed et Laurie Anderson qui avaient tenu le rôle lors de concerts américains. L'équipe du festival lui suggère les noms de Clotilde Hesme et Mathieu Amalric. C'est ainsi que se noue la relation amicale qui unit depuis lors l'acteur et réalisateur au compositeur. Depuis, Amalric a participé à l'album Rimbaud (2012) - il erructe le texte de Conneries sur la composition du même nom - et commencé à filmer Zorn à de multiples occasions. Ce qui devait être à l'origine une commande d'Arte pour un portrait du saxophoniste, s'est peu à peu transformé en un projet au long cours qui a débouché sur une série de trois documentaires qui sortent ces jours-ci au cinéma en France, après avoir été montrés dans quelques festivals "zorniens" au fil des ans (j'avais ainsi pu voir Zorn II à Lisbonne en 2018). 

Ce même jour de 2018 dans la capitale portugaise était également créée la pièce Jumalattaret pour piano et soprano. Si au piano on retrouvait un fidèle du compositeur en la personne de Stephen Gosling, c'est une nouvelle venue dans l'univers zornien à qui revenait l'honneur d'assurer la partie vocale : la soprano canadienne Barbara Hannigan... qui n'est autre que la compagne de Mathieu Amalric à la ville. Depuis lors, Zorn a continué d'écrire des oeuvres destinées à la chanteuse, et c'est donc avec un titre de soirée mettant en exergue le patronyme des deux stars que la Philharmonie présente son programme. 

Alors que je m'installe, idéalement situé face à la scène au cinquième rang, j'ai la bonne surprise de remarquer John Zorn sous sa capuche installé juste derrière moi, au sixième rang. Il est bientôt rejoint par Mathieu Amalric. On peut donc difficilement être mieux placé si les spectateurs les plus illustres de la soirée sont situés juste à côté !

Le programme annonçait trois compositions, mail il y en aura en fait quatre - je bénéficie de l'explication fournie par Amalric à son autre voisin : la quatrième pièce devait initialement être jouée lors de la deuxième soirée, le 2 novembre, mais Barbara Hannigan a dû renoncer à sa participation pour des raisons familiales et Zorn a insisté pour qu'elle la chante dès le premier soir. 


La soirée commence par la fameuse Jumalattaret, dont j'avais donc assisté à la création il y a cinq ans. C'est la seule pièce que j'avais déjà eu le plaisir d'entendre. Cycle de lieder basé sur le Kalevala finlandais, il convoque les forces occultes et mystiques chères à Zorn. Barbara Hannigan excèle dans les vocalises comme dans le sprachgesang en finnois ! Très élégamment drappée d'une robe rouge lui donnant des allures de vestale, elle captive de bout en bout dans cette pièce d'une trentaine de minutes. Sa présence scènique est vraiment magnétique, et sa voix d'une pureté remarquable quelque soit le registre auquel elle doit avoir recours : chuchotements, cris, douces mélopées... La partition de piano, toujours tenu par Stephen Gosling, sonne typiquement zornienne, à mi-chemin d'influence classiques et d'exotica plus accessible. C'est d'ailleurs quelque chose qui me frappera tout au long de la soirée : si par le passé Zorn pouvait donner l'impression de développer plusieurs langages, voire plusieurs carrières en parallèle, il semble aujourd'hui avoir abouti à quelque chose de plus unifié, au-delà des genres et de l'art du collage et du zapping qu'il a largement pratiqué dans le passé. 

Après une petite pause destinée à préparer le plateau suivant - essentiellement la mise en place d'un vibraphone - Barbara Hannigan revient, mais cette fois-ci tout de noir vêtue. A ses côtés prennent place Jay Campbell au violoncelle, Sae Hashimoto au vibraphone et Ches Smith à la batterie. La composition, Ab Eo, Quod est plus récente (2021) et propose un parcours onirique, souligné par le son du vibraphone et le jeu tout en nuance de Ches Smith sur les ballais et les mailloches. Après le finnois, Hannigan passe au latin, mais ne perd rien de sa magie expressive dans cette pièce plus ramassée (moins de dix minutes). 

Pour la troisième pièce, pas de changement de robe cette fois-ci, mais de nouveaux accompagnateurs : le JACK Quartet, soit Christopher Otto et Austin Wulliman aux violons, John Pickford Richards à l'alto et Jay Campbell au violoncelle. Composée il y a une dizaine d'années pour le quatuor Arditti, Pandora's Box met cette fois-ci l'allemand à l'honneur, dans un registre où l'écriture zornienne lorgne du côté de la Vienne fin de siècle et, toujours et encore, des forces occultes qui ont nourri l'imaginaire romantique et post-romantique. Hannigan est égale à elle-même - jamais l'attention ne retombe tellement elle fascine par le moindre de ses souffles.


En guise de conclusion inattendue, Barbara Hannigan arbore une troisème robe différente, plus légère, plus printanière, blanche avec quelques imprimés dessus (des fleurs, un crabe...). Ambiance plus guillerète qui se reflète dans la musique. Pour l'occasion, Stephen Gosling revient au piano, accompagné par Jorge Roeder à la contrebasse et Ches Smith à la batterie. Reprenant un procédé qu'il a inauguré il y a une dizaine d'années - un instrument soliste à la partition écrite accompagné par une section rythmique qui improvise - Zorn crée une pièce joyeuse, plus jazz que les précédentes, qui rappelle parfois ce qu'il a pu écrire pour l'ensemble Alhambra. Cette fois-ci en anglais, Hannigan s'amuse à dynamiser l'ensemble, utilisant parfois ses mains comme un mégaphone ou swinguant presque à d'autres moments. 

A l'aide de quatre langues, de quatre line-ups instrumentaux et de trois robes, Barbara Hannigan aura illuminé de son exceptionnelle aura les compositions de John Zorn comme j'ai rarement eu l'occasion de l'entendre. Cela fait pourtant maintenant vingt ans (la première fois, en juillet 2003 avec l'Electric Masada dans le théâtre antique de Vienne !) que je vois régulièrement Zorn en concert à travers l'Europe (Paris, Prague, Barcelone, Lisbonne, Vienne en Autriche comme en Isère) ou même à New York, mais c'était clairement un des moments les plus forts d'incarnation de sa musique qu'il m'ait été donné d'entendre. Sans doute, tout là-haut, au même niveau que Masada.

mercredi 1 novembre 2023

Bertolt Brecht / Kurt Weill - L'Opéra de quat'sous @ Comédie Française, dimanche 29 octobre 2023

De Bertolt Brecht, vraiment ? Alors que la pièce a commencé depuis quelques minutes, Christian Hecq (Peachum) prend à partie Sefa Yeboah pour lui demander s'il connaît Brecht. En lui expliquant qui était le fameux homme, il suggère qu'il n'a fait qu'aposer sa signature à un texte écrit par "sa petite amie de l'époque". Le programme distribué à l'entrée mentionne ainsi : texte de Bertolt Brecht, musique de Kurt Weill, avec la collaboration d'Elisabeth Hauptmann. Thomas Ostermeier, metteur en scène de cette nouvelle production du chef d'oeuvre weimarien, utilise ainsi un procédé typiquement brechtien - la distanciation, la disparation du quatrième mur - pour envoyer un clin d'oeil ironique à l'auteur et rappeler la contribution oubliée de son amante. Ce ne sera pas la seule fois que des addresses au public qui n'existent pas dans la pièce originale (qui en compte pourtant certaines) s'immisceront ainsi dans le cours du spectacle. Ainsi Stéphane Varupenne, interprète du chef de la police Tiger Brown, qui s'excuse en arrivant sur scène de ne pas être Benjamin Lavernhe, qui tient le rôle en alternance avec lui. Comme la pièce insiste par elle-même sur son caractère de représentation théâtrale, cela fonctionne comme un hommage naturel au génie brechtien.

C'est la deuxième fois que je vois une représentation de l'Opéra de quat'sous, quatorze ans après la venue du Berliner Ensemble au Théâtre de la Ville. Il est donc tentant de jouer au jeu des différences. La première, évidente, est le passage de l'allemand au français en rejoignant la maison de Molière. S'il est d'abord un peu étrange d'entendre des chansons si connues en v.o., traduites, il faut reconnaître une vraie réussite dans la nouvelle traduction proposée par Alexandre Pateau. Celui-ci a cherché à respecter à la fois la gouaille populaire du texte original et la nécessité d'une prosodie qui puisse correspondre aux mélodies de Kurt Weill. Si je notais il y a quatorze ans que les sous-titres de la version du TdV édulcoraient le propos de Brecht, rien de tel ici. On notera toutefois un parti pris étrange avec la retraduction en français moderne des textes de François Villon que Brecht avait lui même traduits en allemand, sans respecter le texte original. D'autant plus perturbant quand on a leur interprétation par Léo Ferré dans l'oreille. 

La seconde différence tient aux choix de mise en scène. Il faut dire que la version du Berliner Ensemble était confiée à Bob Wilson, dont on connaît les choix esthétiques extrêmement forts au point d'en avoir fait une marque de fabrique très personnelle. Pourtant, Ostermeier comme Wilson en profitent pour rendre hommage à des formes typiques de la période de création de la pièce (1928). Si Wilson revisitait à sa manière l'expressionisme du cinéma allemand des années 20, Ostermeier regarde lui un peu plus à l'Est et s'inspire du constructivisme russe. Placé en corbeille, sur le côté de la scène, je ne dispose cependant pas d'un angle de vue me permettant de profiter pleinement du décor, et concentre l'essentiel de mon attention sur les comédiens, qui eux me sont bien visibles. 


On sait l'équilibre de la pièce difficile à trouver pour embrasser l'ensemble de ses dimensions : pas vraiment un opéra, ni une pièce de théâtre, il faut savoir chanter, jouer, passer d'un registre à l'autre. Sur une musique qui elle-même est un syncrétisme de plusieurs genres, passant du trivial au sublime, mêlant rengaines populaires et arrangements ciselés. C'est l'orchestre Le Balcon qui assure la partie instrumentale, ayant recours à des multi-instrumentistes comme Weill l'avait imaginé à l'origine. Dans les parties vocales, les rôles sont assez inégaux. La distribution féminine brille ainsi plus que sa contrepartie masculine tout au long de la pièce. Marie Oppert, qui interprète Polly Peachum, rayonne particulièrement dans les chansons emblématiques que sont Seeräuber-Jenny (Jenny-la-flibuste ici), la Barbara-song ou le duo de la jalousie, sans doute le plus beau moment du spectacle. Elle y fait face à Claïna Clavaron, qui interprète Lucy, dans un duel vocal spectaculaire alors que les deux interprètes grimpent sur les grilles de la prison d'où Mac-la-lame (nouvelle traduction de Mackie Messer) vient de s'échapper. C'est aussi Claïna Clavaron à qui revient l'honneur d'ouvrir la pièce en interprétant la plus que célèbre complainte de Mackie Messer. Véronique Vella, en Celia Peachum, est, dans un registre différent, plus truculant, elle aussi à la hauteur dans les parties chantées. Elle forme avec Christian Hecq, égal à lui-même dans l'utilisation de son corps, un couple Peachum haut en couleurs qui fait beaucoup pour le succès comique de la pièce. Birane Ba, qui interprète Macheath, a une vraie présence dans les passages parlés, mais souffre un peu de la comparaison avec ses nombreuses conquêtes féminimes dans les parties chantées. 

On ne voit ceci-dit pas le temps passer, et la curiosité de départ face à une version en français du Dreigroschenoper se transforme vite en enthousiasme face à la joie que dégage la troupe du Français à interpréter cet Opéra de quat'sous. La prochaine fois, il faudra peut-être aller voir comment se débrouille Mack-the-Knife dans la langue de Shakespeare ?