lundi 12 janvier 2009

Original Mingus Fables

Lorsque, sachant que j'aime le jazz, un ami néophyte me demande quelques conseils pour découvrir cette musique, ma réponse est immuablement la même : Mingus. Ou plus exactement Mingus, Mingus, Mingus, Mingus, Mingus ! Car comment résister à la tentation de la démesure à l'écoute d'une telle musique ? Mingus c'est à la fois la porte d'entrée vers le passé glorieux, celui d'Ellington, de Bird, de Lester Young. Vers le blues, le gospel et toutes les racines populaires de l'Amérique noire. Un regard jeté, en contrepoint, vers l'art de la composition européenne. Une démarche ancrée dans un contexte politique et social tendu entre rages et espoirs. Une assise dans la modernité du jazz, presque free, tout en conservant sa voix propre. Des ensembles à géométrie variable, mais qui donnent tous toujours l'impression que les musiciens jouent avec six bras et trois poumons. Ou encore, une alliance parfaite de l'écriture pour moyen ensemble et de la libre fougue laissée aux solos. Trente ans après sa disparition, le 5 janvier 1979, il était donc impossible de ne pas lui rendre hommage. Les blogs qui forment le "Z Band" s'associent par conséquent à nouveau pour évoquer quelques émotions liées au contrebassiste en colère.


Mingus a enregistré pour à peu près tous les grands labels de l'histoire du jazz moderne. On trouve bien sûr ses disques historiques pour Atlantic (Pithecanthropus Erectus, The Clown, Blues & Roots, Mingus Oh Yeah), deux chefs-d'œuvre chez Columbia (Mingus Ah Um - le plus recommandé pour découvrir le jazz à mon avis, et Mingus Dynasty), un triptyque superlatif chez Impulse! (Mingus Mingus Mingus Mingus Mingus, The Black Saint and the Sinner Lady, Mingus plays piano) et le trio majeur avec Ellington et Max Roach chez Blue Note (Money Jungle). Mingus a aussi été l'un des premiers musiciens à prendre en main sa destinée - et celle de quelques amis - à travers l'expérience Debut, label fondé avec l'aide de Max Roach en 1952. Et pourtant, c'est d'un disque paru sur le petit label Candid - actif à New York de 1960 à... 1961 ! (et depuis racheté par un britannique qui l'a quelque peu réanimé) - que je souhaitais vous entretenir.

Autre paradoxe de ce disque, il a été enregistré en quartette. Le type de formation typique du jazz de l'époque, mais aux dimensions sommes toutes assez réduites pour une œuvre de Mingus. Trompette, saxophone alto ou clarinette basse, contrebasse et batterie, pour un peu on se croirait chez Ornette.

Le disque, Charles Mingus presents Charles Mingus, est entré dans la légende pour un morceau, Original Faubus Fables, version non expurgée des Fables of Faubus enregistrées un an plus tôt pour l'album Mingus Ah Um, mais dont Columbia avait préféré une version purement instrumentale. Sur ce titre, dédié au gouverneur de l'Arkansas, le démocrate Orval Faubus, Mingus exprime, dans une chanson véhémente qui marie à merveille l'art de l'invective et l'entrain des mélodies populaires, toute la haine que lui inspire le personnage. Le gouverneur Faubus est en effet entré dans l'histoire en 1957, pour avoir refusé l'accès à des élèves noirs du lycée central de Little Rock (la capitale de l'État). L'Arkansas avait alors été placé directement sous le contrôle de l'État fédéral américain et la Garde Nationale, épisode resté célèbre, envoyée pour protéger les élèves noirs et leur permettre de se rendre au lycée. Le morceau de Mingus tire sa force de sa simplicité entêtante, une ritournelle avec refrain facilement mémorisable, sur lequel résonne les termes "fasciste" ou "nazi". Et de la terrible conviction grondante des musiciens qui semblent vouloir entrouvrir la terre sous les pieds du commandeur raciste.

Réduire ce disque à ce seul morceau de bravoure - exemple le plus emblématique du musicien en colère - serait néanmoins injuste. Car cette présentation de Mingus par lui même regorge de quelques autres pépites, à commencer par un inaugural Folk Forms N°1 qui dresse un pont entre traditions et modernités du jazz. Ce morceau est la version studio de celui joué quelques mois plus tôt, à Antibes, en quintette. Il faut dire que le disque Candid, enregistré en octobre 1960, est un peu le prolongement de ce fameux concert (paru sur Atlantic en 1979 seulement) qui voyait Mingus entouré de l'un de ses plus beaux groupes : Ted Curson à la trompette, Eric Dolphy au sax alto et à la clarinette basse, Booker Ervin au sax ténor, et le fidèle Dannie Richmond à la batterie. Le groupe était même rejoint par Bud Powell sur un morceau. Mythique ! C'est le même groupe, sans Booker Ervin, ni la guest star, qui a enregistré Charles Mingus presents Charles Mingus. Folk Forms N°1, donc, se retrouve en ouverture du disque. Le thème n'est pas nouveau, puisqu'il s'agit en fait d'une réinterprétation de la Haitian Fight Song déjà présente sur l'album Debut capté au Café Bohemia, recueil de compositions de Mingus écrites dans une optique Third Stream. Le titre original du morceau fait référence à un passage de la Black, Brown & Beige Suite de Duke Ellington en hommage aux esclaves libérés d'Haïti. La version présente sur le disque Candid projette le morceau dans un traitement débridé où Ted Curson et Eric Dolphy semblent exploser le cadre et ouvrir la voie aux dissonances décomplexées des roaring sixties. De Duke au free, maintenus ensemble, quel meilleur résumé de la musique de Mingus ?

Mais le meilleur, concernant Dolphy, est à venir, sur le troisième morceau de l'album, What Love, inspiré du standard de Cole Porter, What is this thing called love. Il s'agit là aussi d'une relecture studio d'un morceau joué à Antibes. Mingus et Dolphy dialoguent au cours d'un duo vocalisé, une conversation instrumentale vociférante, où la clarinette basse de Dolphy semble annoncer son départ du groupe, proclamer ses envies d'ailleurs, et la contrebasse de Mingus en tirer le fruit d'une nouvelle colère. Un exemple inégalé de jeu à deux. En introduction, Ted Curson livre un magnifique solo, incantatoire, qui place d'emblée le morceau sous le signe d'une expressivité radieuse.

Le disque s'achève sur un morceau au titre incroyable : All the things you could be by now if Sigmund Freud's wife was your mother. Là aussi, il s'agit d'une libre réinterprétation d'un standard, en l'occurence All the things you are de Kern et Hammerstein. Broadway chez le psychanalyste, il n'y avait que Mingus - passionné par le sujet - pour y penser ! La séance sur le divan n'est pas de tout repos pour le patient, mais on est certain de sortir guéri de quelques troubles à l'écoute de ce disque. A quand son remboursement par la sécu ?

D'autres échos de Mingus...
Z et le jazz : Changes One & Two
Mysteriojazz : So Long Eric et Third Stream
Ptilou : Moins qu'un chien
Maître Chronique : Mingus Ah Um
Livre d'images : Blues & Roots
Jazz à Paris : de concerts vus en 1964
Jazzques : Mingus plays piano
Backstabber : Tijuana Moods
jazzOcentre : Oh Yeah
Et un invité surprise : Bladsurb

Pour l'illustration sonore, aucun extrait du disque en question, ni même d'un autre de Mingus, mais plutôt quelques reflets de l'influence du contrebassiste sur des artistes de tous les coins, et recoins, du jazz. De Jeanne Lee "récichantant" un extrait de Beneath the Underdog (Moins qu'un chien), l'autobiographie de Mingus, à une reprise de la Haitian Fight Song par le groupe de rap IsWhat?!. Et de l'Art Ensemble of Chicago lui rendant hommage quelques mois après sa mort aux versions soyeuses de classiques mingusiens du groupe à trois guitares de Paul Motian.