dimanche 25 juin 2006

Jean-Philippe Viret Trio / Avishai Cohen Trio @ Parc Floral, samedi 24 juin 2006

J'étais hier après-midi, pour la première fois cette année, au Parc Floral pour les concerts du Paris Jazz Festival. Pour l'occasion deux trios piano-basse-batterie se succédaient sur scène, avec pour point commun d'être tous les deux menés par des contrebassistes et d'accorder une place majeure à la belle mélodie. Les points communs s'arrêtent là, car pour le reste, leurs approches sont assez différentes.

Premiers à monter sur scène, Jean-Philippe Viret (cb), Edouard Ferlet (p) et Antoine Banville (dms) produisent une musique très "européenne" où le langage jazz s'abreuvent de références à la composition classique. Le concert s'est ainsi ouvert sur un solo de Jean-Philippe Viret à l'archet, où l'on entendait comme des échos de musique baroque. Le jeu d'Edouard Ferlet au piano tire lui plutôt du côté de la musique romantique, avec des envolées lyriques qui évoquent la description d'un fleuve impétueux - une approche sentimentale de la nature issue tout droit du XIXe siècle. Antoine Banville n'est pas dans la débauche d'énergie rythmique, mais adopte au contraire une approche très coloriste, qui ponctue plus que soutient le jeu de ses compères. Viret et Ferlet ont également une approche percussive de leurs instruments respectifs : le contrebassiste n'hésite pas à frapper le bois de son instrument pour ajouter des petites virgules à son phrasé délicieusement swinguant, quand le pianiste aime à percutter ses cordes avec les mains ou avec des mailloches, comme sur l'introduction d'un morceau fort justement intitulé Ping-Pong. Ce qu'il y a de particulièrement attachant avec ce trio, c'est qu'il a développé une véritable identité sonore, qu'on ne peut confondre avec un autre. Ce mélange de lyrisme mélodique et de formes rythmiques plus abstraites n'a pas vraiment d'équivalent. C'était la deuxième fois que je les voyais sur scène, trois ans après les avoir découverts au même endroit en première partie de Wayne Shorter. Une écoute enrichie entre temps par la découverte de leurs disques (au nombre de trois). 

La deuxième partie était assurée par le contrebassiste israélien Avishai Cohen, à la tête d'un trio formé par le pianiste Sam Barsh et le batteur Mark Guiliana. Jusqu'à présent je n'avais pas vraiment pris le temps d'écouter ce que faisait cet Avishai Cohen-là (me concentrant plutôt sur son homonyme trompettiste) en raison de sa participation à différents groupe de Chick Corea (sur lequel je fais un blocage en raison de son prosélytisme scientologue). J'avais juste pris le temps d'écouter son plus récent opus, Continuo (Nocturne, 2006), quelques jours avant ce concert pour savoir un peu à quoi m'attendre. Sur scène, le trio fait preuve d'un sens du spectable indéniable, arrivant à entraîner un public nombreux dans sa musique à coups d'effets autant musicaux (le sens du groove du pianiste) qu'extra-musicaux (les déhanchements des musiciens, les mots sympathiques du leader entre les morceaux). Si ce trio partage avec celui de Viret le goût de la belle mélodie et du lyrisme pianistique, il se distingue par un sens du groove plus ancré dans la tradition américaine. Les compositions d'Avishai Cohen font ainsi le lien entre sa vie new-yorkaise et son origine israélienne : on y entend une énergie joyeuse au service de mélodies au parfum proche-oriental. La fougue de Sam Barsh, très à l'aise dans les montées en tension sinueuses mais inéluctables, fait beaucoup pour la succès du groupe - particulièrement applaudi hier. Sur la fin du concert Avishai Cohen a même réussi à faire chantonner une bonne partie du public à base de "lalala" sur un morceau intitulé Friday stuff, composé autour d'une chanson que chantait son grand-père le vendredi. Pour les deux rappels, le leader est passé à la basse électrique pour quelques dérives funk, dont un final en forme d'impro autour de Caravan et du thème de James Bond au cours duquel Sam Barsh était passé au mélodica et sautait dans tous les sens dans le public. Ils étaient là pour faire le show !

lundi 19 juin 2006

Ensemble Intercontemporain @ Centre Pompidou, samedi 17 juin 2006

Deuxième (et dernier) concert dans le cadre du festival Agora de l'Ircam pour moi cette année, après celui du Bit20 Ensemble à la Maison de la Radio la semaine précédente. Cette fois-ci trois œuvres étaient présentées dans la salle de concert du Centre Pompidou samedi soir. L'Ensemble Intecontemporain, fondé tout comme l'Ircam par Boulez dans les années 70, était dirigé par le chef norvégien Christian Eggen. Avant que le concert ne débute réellement, un speaker annonce que les musiciens vont jouer, en hommage à György Ligeti, sa deuxième bagatelle pour quintette à vents - et demande de ne pas l'applaudir en signe de recueillement à la fin. Très belle exécution de ladite œuvre, pleine d'émotion et pourtant toute en retenue.

Après cette introduction-hommage, Christian Eggen rejoint ses musiciens pour l'interprétation de Corrente du compositeur finlandais Magnus Lindberg. Comme son nom l'indique, celui-ci est membre de la communauté suédophone de Finlande et le programme nous indique d'ailleurs que cette œuvre, en date de 1992, est une commande de l'Association suédoise de la littérature en Finlande. Cette précision ne renseigne ceci-dit pas vraiment sur la musique jouée qui ne sonne pas particulièrement "nordique". La musique est très dynamique, marquée par un ostinato rythmique qui se ballade parmi les différents instruments de l'ensemble. C'est plutôt agréable à entendre et assez facile d'accès, même si peu marquant après coup. Une musique de l'instant plus que du souvenir.

La deuxième œuvre est due au compositeur français Franck Bedrossian. Il s'agit même de la création mondiale de Division, troisième volet d'un cycle d'œuvres "interrogeant le rapport du monde instrumental aux sons électroniques" d'après le programme. On est immédiatement jeté dans le grand bain avec une ouverture violente, au son électronique volontairement désagréable. Pendant toute la durée de la pièce, cet espèce d'illbient contemporain sera le point d'ancrage du discours de l'ensemble. Si c'est le dispositif électronique qui répond aux gestes des musiciens, on a parfois l'impression que ce sont en fait ces derniers qui cherchent à prolonger ou rebondir sur les bruits inquiétants émis par les machines. L'ensemble comprend trois solistes, qui interviennent sur des instruments au timbre grave : clarinette basse, trombone ténor-basse et contrebasse. Leur discours sur la texture du son, proche en cela d'un certain free jazz, renforce le caractère pesant de la musique. En l'écoutant j'imaginais une sorte de film catastrophe où roderait un lézard géant (type Godzilla), toujours invisible, au sein d'une mégalopole sombre, sous une pluie battante, l'orage grondant au loin, par une nuit de nouvelle lune où les mécanismes électriques trop bien huilés des humains connaîtraient quelques ratés. Tous les bruits évoqués par ces images - du sifflement menaçant de la bête au tonnerre lointain mais insistant - semblaient présents dans la musique. Si cette description vous paraît peu encourageante, détrompez-vous, j'ai vraiment apprécié l'œuvre que j'ai trouvée, pour le coup, particulièrement évocatrice !

Après l'entracte - où je m'aperçois que je suis assis juste deux rangs derrière Boulez - est donnée à entendre Öl de l'allemand Enno Poppe, une œuvre créée en 2004 à Darmstadt. Comme son titre l'indique ("huile"), la musique est visqueuse, faite de longues coulées mélodiques qui glissent les unes sur les autres. On a ainsi l'étrange impression que l'œuvre se termine cinq, dix, vingt fois, mais à chaque fois elle repart comme si à nouveau un peu de liquide mélodique sortait d'une improbable bouteille. Cette œuvre fait elle aussi partie d'un cycle, qui explore des textures (les deux premières pièces s'appelaient Holz et Knochen, "bois" et "os" en allemand). Je la trouve plus difficile d'accès que les deux premières, car peu de choses semblent se passer pendant les 35 minutes que durent quand même le morceau. Tout comme Bedrossian, Poppe est un jeune compositeur (ils ont tous les deux autour de 35 ans), et c'est intéressant d'entendre leurs recherches afin de prendre un peu le pouls de la jeune génération de compositeurs des deux côtés du Rhin. Le langage de Bedrossian m'était plus familier, car sans doute plus proche d'une certaine forme de bruitisme qu'on peut retrouver dans la free music ou l'illbient électronique (à la DJ Spooky moins le groove).

dimanche 18 juin 2006

Orchestre de Paris @ Théâtre du Châtelet, vendredi 16 juin 2006

Cinquième et dernier concert de mon abonnement à l'Orchestre de Paris pour cette saison (il est temps de réserver la prochaine) en forme de cerise sur le gâteau : Le Château de Barbe-Bleue dirigé par Boulez avec Jessye Norman dans le rôle de Judith, vendredi soir. Pour l'occasion, et en attendant la réouverture de Pleyel, l'orchestre avait délaissé l'acoustique moyenne de Mogador pour le cadre plus luxueux du Châtelet.

Avant l'opéra de Bartok, l'orchestre a proposé une interprétation intégrale du ballet de Maurice Ravel, Daphnis et Chloé, commandé au compositeur par Diaghilev pour ses Ballets Russes en 1909. L'orchestre était rejoint par le Chœur de l'Orchestre de Paris, placé en arrière-fond, ce qui donnait un nombre impressionnant de personnes sur scène. Mais, avec son autorité naturelle qui se perçoit par l'économie de gestes qu'il effectue pour diriger, Pierre Boulez n'a lui nullement été impressionné par la masse s'offrant à lui et en a au contraire tiré une splendeur magnifique. A tel point qu'il a réussi à me passionner pour une œuvre dont je n'étais a priori pas friand. Si l'attention n'est pas continue du fait de quelques longueurs, il y a toutefois un certain nombre de petits bijoux qui surgissent régulièrement de la partition, au ton très naturaliste : on entend littéralement l'eau qui coule, le vent qui souffle, les oiseaux qui piaillent, Daphnis et Chloé qui dansent dans un décor tiré tout droit de la peinture française du XVIIIe siècle. Le chœur sans parole évoque parfois une influence debussyenne qui ajoute à la beauté irisée des passages où il intervient. C'est avec ce genre d'œuvre qu'on se rend compte de la supériorité du concert sur le disque pour apprécier à sa juste valeur la musique composée. La vision apporte un plus indéniable dans l'attention portée à l'agencement harmonique de l'œuvre.

Après l'entracte, au cours duquel j'ai failli rentrer dans Jack Lang sans faire exprès, venait donc le chef-d'œuvre bartokien, l'une de mes pièces préférées du répertoire classique. Quelle musique ! Il y avait beau avoir la présence de Jessye Norman sur scène, la véritable star du concert c'était l'orchestre - et, indirectement, le compositeur - qui nous a gratifié d'une version en tous points magiques de l'œuvre du génial Magyar. La fin de l'opéra, à partir de l'ouverture de la cinquième porte, a notamment été à couper le souffle. Il faut dire que si au cours de l'œuvre de Ravel l'attention se relâche parfois un peu, il n'en est rien avec Bartok qui captive l'auditoire pendant toute l'heure que dure son drame. Avec une telle partition, il serait il est vrai dommage d'en manquer quelques miettes. La direction précise et sèche de Boulez rend toute sa force évocatrice à la musique de Bartok, changeante à chacune des sept portes, avec néanmoins le retour régulier de motifs et de techniques (la dissonance comme symbole du sang) qui donne son unité à l'œuvre - et qui figure l'inéluctabilité du récit. Du côté des chanteurs, je voyais pour la deuxième fois Peter Fried dans le rôle du Duc Barbe-Bleue après la version dirigée par Eötvös donnée il y a deux ans à la Cité de la Musique. Je le trouve convaincant dans ce rôle. Il faut dire, qu'étant Hongrois, cette langue n'a pas ce caractère étrange(r) pour lui, et qu'il peut ainsi nuancer son expression, du chant lyrique à la psalmodie quasi parlée. Son physique de roc et son visage dur collent en plus parfaitement avec l'image qu'on peut se faire du mystérieux duc. A ses côtés, Jessye Norman, dans une robe verte volumineuse et scintillante, incarne une Judith qui joue plus sur l'expressivité des sentiments et des manières d'être que sur la résonance du texte. Zvezdo a eu à ce sujet une belle image : "Jessye EST Judith. C'est l'histoire d'une diva qui s'invite chez un compositeur hongrois dont elle ne parle pas la langue, mais dont, avec toutes les ressources de la féminité, elle veut cerner le mystère !". J'ai par ailleurs trouvé excellente l'idée de souffler dans les trompettes sans émettre de note au moment de l'ouverture des portes, pour signifier l'entrée du vent dans le château. Ça ne m'avait pas marqué lors de la précédente version que j'avais vue de l'opéra, je ne sais donc pas si c'est une idée originale de Bartok ou si c'est propre à la vision de Boulez de l'œuvre.

L'opéra s'achève par le murmure du Duc, "éjjel... éjjel..." (obscurité... obscurité...) qui résonne pour moi comme le "ewig... ewig..." du Chant de la Terre mahlerien, moment d'émotion intense. Sans doute l'une des plus belles codas de tout le répertoire occidental.

samedi 17 juin 2006

Tony Malaby, Angelica Sanchez, Tom Rainey @ Duc des Lombards, mardi 13 juin 2006

Enfin ! Trois ans après l'avoir découvert un peu par hasard un soir au Sunside, Tony Malaby revenait donner de ses nouvelles comme leader dans la capitale, cette fois-ci au Duc des Lombards. Ça se passait mardi dernier, et j'y étais évidemment. Il y a trois ans, il s'était produit avec un trio sax-basse-batterie (Cameron Brown & Gerald Cleaver complétaient alors le casting). S'il était aussi en trio cette semaine, c'était accompagné par sa femme Angelica Sanchez au piano et par l'incontournable Tom Rainey à la batterie. Musique différente, jouant beaucoup plus sur le son et ses textures cette fois-ci, moins attachée au format thème-solo-thème, évoquant une poésie de la surprise.

Physiquement, il m'a semblé que le saxophoniste avait pris - encore - un peu de poids, ce qui en fait un colosse impressionnant par la taille et le volume. L'impression de puissance que son corps dégage se retrouve dans son jeu au ténor, à la palette très large. Il va quasiment de la texture du soprano à celle du baryton, en restant pourtant sur le seul ténor. Les cellules mélodiques sont assez courtes et s'enchevêtrent souvent dans son jeu, comme s'il jouait plusieurs morceaux en même temps. Son large champ d'expression le conduit de l'introspection quasi méditative aux limites de la transe, avec un engagement corporel de tous les instants. Son balancement rythme, étrange métronome, ses incantations, ce qui permet à Tom Rainey de proposer autre chose qu'un simple soutien rythmique. Sous ses coups et ses caresses, la batterie est un instrument très chantant, comme si c'était elle le véritable instrument leader d'un point de vue mélodique dans ce trio. En effet, au piano, Angelica Sanchez, propose un flux anguleux, rugueux, où les notes jouent sur la répétition et le décalage, comme pour introduire un peu de cette ugly beauty chère à Monk. On regrette d'autant plus les problèmes de réglages de la sonorisation qui écrasait bien souvent le jeu du piano dans les passages en trio, car c'est bien cet instrument qui apporte la plus grande part d'originalité et d'inouï à cet ensemble.

Malgré un public très peu nombreux (quel dommage !), les trois musiciens n'ont pas été avares dans leur musique et nous ont proposé trois sets à l'engagement constant. Le concert s'est achevé sur un blues délicieusement rentre-dedans et entêtant, comme pour souligner l'ancrage dans la tradition des formes libres qu'ils inventent. Tony Malaby est définitivement l'un de mes saxophonistes préférés du moment.

jeudi 15 juin 2006

Médéric Collignon "Jus de Bocse" @ Le Triton, samedi 10 juin 2006

Retour au jazz samedi soir avec le concert du Jus de Bocse de Médéric Collignon autour de la musique de Miles Davis. Pour l'occasion, le quartet composé de Franck Woste au Fender Rhodes, Frédéric Chiffoleau à la contrebasse et Philippe Gleizes à la batterie, était complété par une section de quatre cors qui donnait une petite couleur orchestrale fort bienvenue à l'ensemble. Qui dit Miles et orchestre dit Gil Evans, et le matériau du premier set alla tout naturellement puiser dans le répertoire de Porgy & Bess et les arrangements que Gil Evans en a fait. Toutefois, c'est par un clin d'oeil à Messiaen que le concert a commencé. Un morceau de celui-ci jouant à l'orgue joué par des cuivres était diffusé pendant que les musiciens présents jouaient dessus, après avoir tout de même pris soin de nous laisser apprécier longuement l'oeuvre de l'organiste seul. Après une excellente version du Gone de Gil Evans, quasi rock par l'énergie déployée par Médéric Collignon au cornet et surtout Philippe Gleizes, toujours aussi brutal à la batterie, le premier set s'est achevé sur Mood, un morceau de Ron Carter qui figure sur E.S.P., le premier disque du second quintet de Miles. Après une première version du morceau interrompue par Médéric pour excès de vitesse des cors, la seconde a été la bonne, avec accord rythmique retrouvé des deux côtés de la scène. Mais, si la musique était déjà excellente au cours de ce premier set, elle est montée d'un cran pour le second. Le groupe s'est alors penché sur la période électrique du sorcier noir, et notamment ses débuts, autour du répertoire d'In a silent way. Après une Mademoiselle Marby introductive toute en retenue, le groupe, et notamment Médéric Collignon avec ses effets vocaux toujours aussi ébouriffants, s'est lâché sur la relecture enchaînée de Shhh/Peaceful et It's about that time. Dans ce contexte, Franck Woste au Rhodes a lui aussi fait des merveilles. Nappes atmosphériques modales intemporelles ou au contraire poésie de la vitesse et de l'électricité comme symbole de notre présent, il était à l'aise dans tous les facettes de l'hommage. Le Early Minor de Joe Zawinul donnait ensuite l'occasion à Médéric de nous faire apprécier quelques espagnolades au cornet, avant que la mélodie entêtante de Dual Mr. Anthony Tillmon Williams Process ne résonne puissamment, dans une sorte d'envoûtement délicieux où une phrase toute simple, quasi naïve, se répète à l'infini. Même approche, dans une démarche plus dansante et rock, pour la relecture de Black Satin, tiré du délirant On the corner. De quoi permettre à Philippe Gleizes de finir de nous mettre k.o. par sa force de frappe. Le concert s'est achevé par deux rappels : Summertime, réclamé par une partie du public, et un morceau de Billy Cobham, dans la pure veine jazz-rock. Si j'avais déjà vu plusieurs fois Médéric Collignon comme sideman, c'était la première fois que j'assistais à un concert du Jus de Bocse, et la révélation fut pour moi la performance de Franck Woste au Rhodes, instrument parfois ingrat car trop souvent comparé au grand piano. Là, nul besoin de s'adonner au jeu des comparaisons, tant le plaisir que procure le jeu du claviériste allemand est évident et se passe de trop longues réflexions.

Bit20 Ensemble @ Radio France, vendredi 9 juin 2006

Du 1er au 17 juin, l'IRCAM organise son désormais traditionnel festival Agora. J'ai assisté pour l'occasion au concert du Bit20 Ensemble norvégien, dirigé par Pierre-André Valade, sur le thème "Du côté du miroir". Etaient présentées des oeuvres de Philippe Hurel, Asbjorn Schaathun et Philippe Leroux. Les Trois études mécaniques de Philippe Hurel se distinguent par un caractère rythmique très prononcé, quasi obsessionnel, cherchant en cela à reproduire un son mécanique. Le son obtenu par l'ensemble de dix-huit musiciens n'est pas sans évoquer par moment les recherches rythmiques de Steve Coleman ou d'Aka Moon, notamment dans la troisième étude. Le Double portrait d'Asbjorn Schaathun présente lui une sorte de dialogue entre un violon solo et de l'informatique musicale en temps réel, soutenu et amplifié par un ensemble de 24 musiciens. Là aussi on retrouve une forme cyclique, mais moins axée sur la répétition rythmique que sur le retour de phrases au détour de variations. On entre dans une sorte de tourbillon lent, qui n'est pas sans évoquer, d'après le compositeur, le cycle de la vie, ou en tout cas celui d'une journée. Après l'entracte, ce sont deux compositions de Philippe Leroux qui se sont succédées. D'abord Voi(rex), puis Apocalypsis, une sorte de variation sur la précédente. Ces deux oeuvres se distinguent par l'utilisation de la voix, avec une soprano chantant des poèmes de Lin Delpierre dans la première, et quatre chanteurs (deux soprano, une mezzo-soprano et un baryton) dans la deuxième. La première oeuvre propose un format resserré autour de la chanteuse, juste accompagnée par un sextuor augmenté d'un dispositif électronique. La seconde est plus fournie du point de vue instrumental. La musique semble souligner, autant par ce qu'elle dit que par ses ellipses, l'écriture, dans son sens comme dans sa calligraphie. D'ailleurs les chanteurs tracent parfois dans l'air avec la main des lettres, comme pour accentuer l'interpénétration du texte et de la musique dans toutes leurs dimensions. Intéressante confrontation avec des univers peu familiers.

Claudia Solal & Benjamin Moussay / Elise Caron, Jean-Rémy Guédon & Ensemble Archimusic @ L'Européen, jeudi 8 juin 2006

Dans le cadre d'un festival organisé par "Le Chant du Monde" autour du chant, se produisaient jeudi deux formidables chanteuses, qui se promènent hors des sentiers battus, ni tout à fait jazz, ni tout à fait étrangères à cet univers. En première partie, Claudia Solal, fille du grand Martial, était en duo avec le pianiste Benjamin Moussay, qui jouait autant du piano que des claviers électriques et des machines électroniques. Benjamin Moussay apparaît ici dans un rôle d'accompagnateur, pour mettre en valeur la voix de Claudia. Il ne développe que peu de longues phrases, préférant jouer sur les atmosphères et l'installation d'ambiances à partir de différents bruits (pincement des cordes du piano, éléments électroniques, courtes phrases répétitives au piano). Sur cet élément en perpétuelle évolution rythmique, Claudia Solal chante essentiellement dans la langue de Shakespeare, à qui elle emprunte d'ailleurs un extrait de Richard III magnifiquement mis en musique par le duo. Des poèmes d'Emily Dickinson servent également de prétexte à Claudia pour transmettre ses émotions intérieures à l'aide de sa voix d'une grande pureté, y compris dans les passages qui peuvent sembler les moins contrôlés, où la parole se fait moins articulée. Claudia joue en effet autant sur le sens que sur le son des mots, ce qui devrait, il est vrai, être le lot de toute chanteuse digne de ce nom, mais qui n'est en fait pas si fréquent. Et si son langage est jazz, comme en témoigne une incursion en terres monkiennes par exemple, il s'apparente peut-être plus à l'utilisation de la voix qu'on peut trouver en musique contemporaine. Ce qui me plait d'ailleurs beaucoup plus, moi qui ne suis pas un fan de jazz vocal mainstream.

La présence d'Elise Caron en deuxième partie était tout à fait justifiée, elle qui a ouvert en quelques sortes le chemin musical sur lequel s'aventure aujourd'hui Claudia Solal. Pour l'occasion, Elise était accompagné par le groupe Archimusic du saxophoniste Jean-Rémy Guédon pour le projet "Sade Songs" - la mise en musique de textes du Divin Marquis. Le projet peut paraître assez étrange au premier abord : la réputation du Marquis, son écriture en prose, la densité de son oeuvre ne le prédisposent pas à se voir mis en boîte de la sorte, serait-ce en une belle boîte à musique. Pourtant, ça fonctionne très bien : par le choix des textes - essentiellement philosophiques, avec juste une courte incursion dans les Supplices ; par la musique composée par Jean-Rémy Guédon - un quartet jazz et un quatuor à vents se mêlent et s'entremêlent ; et bien évidemment par la qualité de la diction d'Elise Caron qui arrive à communiquer le sens des textes, tout en les chantant réellement, et non en les récitant. Bien entendu, une première écoute live, sans pré-écoute du disque, n'est peut-être pas idéale pour appréhender toute la richesse du texte et de la musique. On en perd nécessairement une partie signifiante. Mais cela permet aussi de mieux "comprendre" comment l'ensemble monté par Jean-Rémy Guédon fonctionne, pour mieux se plonger par la suite dans le texte à travers l'objet disque. Outre le leader au saxophone, on retrouve Nicolas Genest à la trompette, Yves Rousseau à la contrebasse et Thomas Grimmonprez à la batterie. Le quartet jazz était augmenté de quatre vents venus du classique : hautbois, clarinette, basson et clarinette basse, qui permettaient des variations d'atmosphère bienvenues et surtout parfaitement articulées. La rage des cuivres jazz répondait ainsi à merveille à la douceur du langage boisé des vents, comme un parfait prolongement du texte du Marquis de Sade. Un projet ambitieux vraiment bien mené.

lundi 5 juin 2006

Joëlle Léandre & François Houle @ Les 7 Lézards, samedi 3 juin 2006

J'avais au départ prévu d'aller au concert d'Itaru Oki à la Maison de la Culture du Japon, mais le superbe match de Paul-Henri Mathieu contre Rafael Nadal en a décidé autrement. J'ai donc dû me réorienter vers un concert à l'horaire plus adéquat (22h) et ai donc atterri aux 7 Lézards pour un duo entre le clarinettiste canadien et la toujours réjouissante contrebassiste française. Je ne sais pas ce qu'a donné le concert nippon, mais je ne regrette pas ce changement de programme. En l'espace d'1h30, les deux musiciens nous ont donné une leçon de musique et de musicalité, au service d'une grande liberté d'esprit, bien loin des clichés du free. François Houle avait deux clarinettes, dont l'une bouchée. Il les démontait parfois pour ne jouer qu'avec la moitié haute ou la moitié basse, voir sans le pavillon ou sans le bec. Pourtant, il ne faudrait pas voir là le fruit d'une démarche excessivement bruitiste. Le jeu de mécano autour de ses clarinettes permettait surtout de varier les sonorités, parfois proches de celles d'une flûte de roseau orientale, à d'autres moments tirant plus vers les cuivres bouchés. Joëlle Léandre, quant à elle, n'était pas non plus dans l'aspect le plus destructuré de son jeu. Elle inventait des phrases, à l'archet ou en pizzicatti, qui cherchaient un contraste permanent avec le jeu du clarinettiste. Des graves profondément émotionnels quand François Houle se faisait espiègle, un ludisme pointilliste quand le Canadien jouait sur le souffle long et les modulations de celui-ci offertes par ses instruments, d'amples et belles mélodies quand son complice d'un soir se faisait rythmicien, et inversement. Les deux musiciens nous ont aussi chacun gratifié d'un solo au cours du concert, où ils construisaient point après point leur discours, cherchant leur inspiration au-delà des schémas pré-établis. Deux rappels, dont l'un typique de Joëlle Léandre avec force chant lyrico-ludique allant jusqu'à faire rire gaiment François Houle, ont conclu cette belle soirée. Pas la première fois que je voyais Joëlle Léandre, mais sans doute l'une des plus belles prestations de sa part à laquelle j'ai assisté.

NHOG / Attracteurs Etranges @ Théâtre de l'Ogresse, vendredi 2 juin 2006

L'association Sophie aime, fondée autour des musiciens du Bruit du [sign], organisait du 1er au 4 juin un mini-festival destiné à présenter quelques groupes "coup de coeur" du collectif. J'y suis allé le vendredi soir pour les concerts de NHOG et des Attracteurs Etranges, deux trios aux esthétiques assez éloignées, mais à la belle musicalité. En première partie, NHOG proposait un ensemble clarinettes / guitare / contrebasse avec, respectivement, Nicolas Naudet, Stéphane Hoareau et Théo Girard. Une musique qui n'était pas à proprement parlée jazz, même si pas totalement éloignée d'une certaine esthétique européenne abreuvée de musiques traditionnelles recrées librement. L'absence d'élément percussif dans le trio donne à entendre une musique basée sur le susurrement et la mise en avant de la mélodie, souvent aux couleurs méditerranéennes. On se laisse facilement bercer par la douceur du voyage proposé par trois musiciens conscients des alliages de timbres chaleureux que proposent leurs instruments. Ils ont un site sur lequel on peut écouter quelques morceaux.

La seconde partie était l'oeuvre d'un groupe que j'avais envie d'entendre depuis quelques mois. Composé de Sylvain Cathala (Print) au sax ténor, Sarah Murcia (Magic Malik, Caroline) à la contrebasse et Christophe Lavergne (Thôt) à la batterie, il propose une musique plus nerveuse que leurs prédécesseurs, bien ancrée dans l'esthétique m-baso-haskienne. La particularité du groupe, au sein de cette tendance essentielle du jazz contemporain, tient sans doute à l'attachement de la section rythmique à l'élément chantant. Sylvain Cathala laisse ainsi souvent ses deux acolytes dialogués seuls, dans des passages bien loin de se contenter d'une démonstration de maîtrise rythmique. Le drumming coloriste de Christophe Lavergne seconde parfaitement les lignes de basse souples et chantantes de Sarah Murcia, particulièrement dans son élément dans ce groupe à la dimension réduite. Ce à quoi on ne fait pas forcément attention quand elle accompagne Magic Malik ou, plus récemment, Steve Coleman, prend ici une toute autre dimension, qui nous rappelle que son univers ne se limite pas au langage jazz et qu'elle collabore souvent avec des artistes plus attachés au format chanson. Quand il empoigne son saxophone, Sylvain Cathala introduit une dose d'énergie qui semble avancer inéluctablement, comme pour donner une nouvelle dimension, à travers plus de profondeur, à la musique du groupe. Dans de longues plages brûlantes, il laisse entrevoir l'influence de Steve Coleman, mais adaptée à un contexte rythmique différent. Un groupe à aller voir et/ou revoir.

Alexandra Grimal Trio @ La Fontaine, vendredi 26 mai 2006

Un mois après l'avoir vue en quartet acoustique, je suis retourné à la Fontaine pour une prestation de la jeune saxophoniste en trio plus électrique. Elle était pour l'occasion accompagnée par Antonin Rayon au clavinet et à l'orgue Hammond et Emmanuel Scarpa à la batterie. Le premier est un partenaire régulier de Marc Ducret et le second un batteur issu de l'esthétique du Hask, comme en témoignent les deux concerts de Thôt Twin, auquel il participe, déjà vus. Changement assez radical d'optique musicale pour Alexandra Grimal, ce qui est pour le moins plaisant. D'après le programmateur, c'était la première fois qu'ils jouaient ensemble (le concert était initialement prévu avec Jozef Dumoulin et Dré Pallemaerts, visiblement indisponibles). Et pourtant, pas grand chose ne le laissait penser. Si on sentait bien les regards chercheurs et l'écoute attentive du jeu des deux autres chez chacun des musiciens, le résultat était lui très concluant. Comme lors du concert précédent, Alexandra ne jouait que du soprano, parfois de manière très mélodique, profondément lyrique, à d'autres moments par très légères touches sonores ponctuant le magma électrique de ses compagnons. Une approche minimaliste que j'appréciais d'autant mieux que j'étais assis à quelques centimètres de la saxophoniste. C'était par ailleurs la première fois que je voyais Antonin Rayon, et lui aussi a mis du sien dans la réussite du concert. Il arrive à développer sur les claviers un langage qui n'est ni trop marqué par les 70s, ni par les développements les plus habituels de l'électro-jazz de ces dernières années. Ce qu'il y avait ainsi de vraiment intéressant, au-delà de la qualité intrinsèque des musiciens, c'était l'originalité de la musique, peu référencée, sortant des chemins esthétiques tout tracés. Et la confirmation qu'on tient, avec Alexandra Grimal, une musicienne dont on reparlera souvent.