Cinquième et dernier concert de mon abonnement à l'Orchestre de Paris pour cette saison (il est temps de réserver la prochaine) en forme de cerise sur le gâteau : Le Château de Barbe-Bleue dirigé par Boulez avec Jessye Norman dans le rôle de Judith, vendredi soir. Pour l'occasion, et en attendant la réouverture de Pleyel, l'orchestre avait délaissé l'acoustique moyenne de Mogador pour le cadre plus luxueux du Châtelet.
Avant l'opéra de Bartok, l'orchestre a proposé une interprétation intégrale du ballet de Maurice Ravel, Daphnis et Chloé, commandé au compositeur par Diaghilev pour ses Ballets Russes en 1909. L'orchestre était rejoint par le Chœur de l'Orchestre de Paris, placé en arrière-fond, ce qui donnait un nombre impressionnant de personnes sur scène. Mais, avec son autorité naturelle qui se perçoit par l'économie de gestes qu'il effectue pour diriger, Pierre Boulez n'a lui nullement été impressionné par la masse s'offrant à lui et en a au contraire tiré une splendeur magnifique. A tel point qu'il a réussi à me passionner pour une œuvre dont je n'étais a priori pas friand. Si l'attention n'est pas continue du fait de quelques longueurs, il y a toutefois un certain nombre de petits bijoux qui surgissent régulièrement de la partition, au ton très naturaliste : on entend littéralement l'eau qui coule, le vent qui souffle, les oiseaux qui piaillent, Daphnis et Chloé qui dansent dans un décor tiré tout droit de la peinture française du XVIIIe siècle. Le chœur sans parole évoque parfois une influence debussyenne qui ajoute à la beauté irisée des passages où il intervient. C'est avec ce genre d'œuvre qu'on se rend compte de la supériorité du concert sur le disque pour apprécier à sa juste valeur la musique composée. La vision apporte un plus indéniable dans l'attention portée à l'agencement harmonique de l'œuvre.
Après l'entracte, au cours duquel j'ai failli rentrer dans Jack Lang sans faire exprès, venait donc le chef-d'œuvre bartokien, l'une de mes pièces préférées du répertoire classique. Quelle musique ! Il y avait beau avoir la présence de Jessye Norman sur scène, la véritable star du concert c'était l'orchestre - et, indirectement, le compositeur - qui nous a gratifié d'une version en tous points magiques de l'œuvre du génial Magyar. La fin de l'opéra, à partir de l'ouverture de la cinquième porte, a notamment été à couper le souffle. Il faut dire que si au cours de l'œuvre de Ravel l'attention se relâche parfois un peu, il n'en est rien avec Bartok qui captive l'auditoire pendant toute l'heure que dure son drame. Avec une telle partition, il serait il est vrai dommage d'en manquer quelques miettes. La direction précise et sèche de Boulez rend toute sa force évocatrice à la musique de Bartok, changeante à chacune des sept portes, avec néanmoins le retour régulier de motifs et de techniques (la dissonance comme symbole du sang) qui donne son unité à l'œuvre - et qui figure l'inéluctabilité du récit. Du côté des chanteurs, je voyais pour la deuxième fois Peter Fried dans le rôle du Duc Barbe-Bleue après la version dirigée par Eötvös donnée il y a deux ans à la Cité de la Musique. Je le trouve convaincant dans ce rôle. Il faut dire, qu'étant Hongrois, cette langue n'a pas ce caractère étrange(r) pour lui, et qu'il peut ainsi nuancer son expression, du chant lyrique à la psalmodie quasi parlée. Son physique de roc et son visage dur collent en plus parfaitement avec l'image qu'on peut se faire du mystérieux duc. A ses côtés, Jessye Norman, dans une robe verte volumineuse et scintillante, incarne une Judith qui joue plus sur l'expressivité des sentiments et des manières d'être que sur la résonance du texte. Zvezdo a eu à ce sujet une belle image : "Jessye EST Judith. C'est l'histoire d'une diva qui s'invite chez un compositeur hongrois dont elle ne parle pas la langue, mais dont, avec toutes les ressources de la féminité, elle veut cerner le mystère !". J'ai par ailleurs trouvé excellente l'idée de souffler dans les trompettes sans émettre de note au moment de l'ouverture des portes, pour signifier l'entrée du vent dans le château. Ça ne m'avait pas marqué lors de la précédente version que j'avais vue de l'opéra, je ne sais donc pas si c'est une idée originale de Bartok ou si c'est propre à la vision de Boulez de l'œuvre.
L'opéra s'achève par le murmure du Duc, "éjjel... éjjel..." (obscurité... obscurité...) qui résonne pour moi comme le "ewig... ewig..." du Chant de la Terre mahlerien, moment d'émotion intense. Sans doute l'une des plus belles codas de tout le répertoire occidental.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire