dimanche 30 décembre 2012

Bilan 2012, les scènes

Je n'aurai pas été très prolixe en cette année 2012 dans mes compte-rendus de concerts et autres scènes. Deux petits billets seulement à se mettre sous la dent. Même si ma fréquentation des salles de spectacles s'est fortement réduite par rapport à il y a quelques années (22 concerts vus cette année quand c'était souvent plus de 100 par an il n'y a pas si longtemps), j'aurais pu - j'aurais dû - évoquer ici les quelques moments forts de la saison. Séance de rattrapage express.

Côté théâtre, on retiendra Bloed & Rozen, puissante évocation des destins croisés de Jeanne d'Arc et Gilles de Rais par Guy Cassiers (mise en scène) et Tom Lanoye (texte) à l'Odéon en février. Les deux flamands prolongent leur exploration des brûlures du pouvoir, mêlant victime et bourreau dans une ronde sanglante à l'incroyable maîtrise formelle, servie par une langue très poétique (si, si, le néerlandais peut l'être !).

Côté danse, la rencontre du chant flamenco d'Inés Bacán et du piano libre de Sylvie Courvoisier pour servir la chorégraphie d'Israel Galván aura illuminé La Curva en juillet à l'Athénée. Au-delà des codes attachés à la tradition gitane, Galván embrase le flamenco, toujours en tension entre une fière rigidité andalouse et toutes les souplesses que lui imposent les élans libertaires de la pianiste suisse. Un spectacle intense. L'attention ne retombe à aucun instant.

Côté opéra, beau souvenir laissé du côté de Nixon in China de John Adams en avril au Châtelet. Malgré l'esthétique minimaliste typique d'Adams, la musique m'a emporté tout au long du spectacle. Subtiles variations qui évitent les impressions de redites tout en maintenant l'unité forte du spectacle. Beaucoup d'humour dans le livret, tout en s'appuyant sur la réalité de la visite de Nixon à Mao en 1972 et ce qu'elle nous dit des faux-semblants du pouvoir. Ou quand l'histoire immédiate prend des allures de fable intemporelle.

Enfin, parmi les différents concerts auxquels j'ai assisté, celui du quartet de Wayne Shorter à la Salle Pleyel en novembre conserve une saveur particulière. Ce n'était certes pas la première fois que je voyais le groupe sur scène (plutôt la sixième en l'espace de dix ans) mais, encore une fois, je me suis laissé prendre sans retenue par la puissance émotive de la musique. Avec la sensation, encore renouvelée, d'entendre quelque chose de totalement différent des fois précédentes. Ce qui m'aura particulièrement frappé cette fois-ci, c'est la puissance et l'ampleur du son. De Shorter aux saxophones, mais surtout du groupe comme un tout incroyablement uni.

Et 2013 devrait bien commencer : Blue Note annonce en effet un enregistrement live du quartet à paraître en février !

jeudi 1 novembre 2012

Herbie Hancock @ Salle Pleyel, mercredi 31 octobre 2012

Sur la scène, les claviers forment un cercle. A l'Est, un Fazioli. Aux autres points cardinaux, divers synthétiseurs, surmontés pour certains de quelques iPads accrochés à des pieds en métal. L'arsenal à la disposition du pianiste caméléon n'est-il  pas sur-dimensionné pour une échappée solitaire ? On connaît la réticence d'Hancock à se produire seul face au grand piano. En cinquante ans, sa discographie ne compte qu'une unique trace d'un solo tout acoustique (The Piano, Sony Japan 1978). Avant qu'il n'entre en scène, beaucoup de questions hantent mon esprit. Je sais par avance qu'il faudra savoir saisir les moments de magie et ne pas se laisser prendre au piège de la dispersion.

Après quelques saluts appuyés au public, Herbie Hancock s'assoit face au Fazioli. Il plaque quelques accords puissants, graves, hésitants entre solennité et dissonances. Peu à peu une assise rythmique se met en place. Des réminiscences de Ravel semblent enrichir le discours. Enfin émerge la mélodie entêtante de Footprints, un des titres phares de Wayne Shorter, au répertoire du second quintet de Miles (Miles Smiles, Columbia 1966). Hancock étire le temps, entame un voyage au long cours à travers la composition d'un de ses plus proches compagnons d'aventure. Beau clin d’œil pour entamer le concert avant d'enchaîner ses "tubes". Ce sera la seule pièce tout acoustique du concert.

Pour le deuxième morceau, Hancock reste néanmoins au piano. La mélodie sucrée de Sonrisa, qui  évoque les arrangements d'une musique de film, lui sert de fil rouge tandis qu'il lance des samples à l'aide d'un des iPads à sa disposition. D'abord quelques légers arpèges de harpe et éléments percussifs qui m'évoquent les sonorités de Björk (tendance Vespertine) et qui se marient bien avec le côté quasi pop de la composition. La fin du morceau, avec des samples symphoniques beaucoup plus envahissants, est plus éprouvante. On atteint assez vite la dose limite de calories, et de sucrée la mélodie devient écœurante.

Hancock annonce ensuite Maiden Voyage. Ovation. Pourtant, cette si belle mélodie se retrouve comme vidée progressivement de sa sève. Tout d'abord par une approche plus que minimaliste, au rythme ultra-dilaté, au piano, puis par un passage aux claviers électriques et au vocoder qui entraîne le tout vers la musique d'ambiance, au risque de l'ennui. Sans doute conscient de l'effet produit, Hancock reprend le micro à la fin du morceau et propose quelque chose de plus rythmique. Le public approuve cette sage décision. Suit un morceau aux sonorités vaguement disco (le seul morceau que je n'identifie pas). Mais, seul sur la grande scène de Pleyel et avec un public confortablement assis dans les beaux fauteuils rouges mis à sa disposition, ça ne prend pas vraiment.

De retour au Fazioli, Hancock sort sa botte secrète pour - enfin - sortir le public de son écoute polie. Dès les premiers accords de Cantaloup Island - piano et boîtes à rythme iPadiennes - on sent un frisson de plaisir parcourir la salle. Les machines n'apportent, comme d'habitude, rien, mais la joie mise par le pianiste dans son jeu rehausse enfin de couleurs chatoyantes un concert qui en manquait sérieusement passé le premier morceau. Malheureusement, il est déjà 21h45 et le chicagoan quitte la scène. Après quelques minutes de silence, les scratches si caractéristiques de Rock it résonnent dans l'obscurité de Pleyel. Armé d'un synthé à bretelles, Hancock revient sur scène sous les vivas au milieu du fatras électro-funk de son tube interplanétaire de 1983. Pour finir son "best of" personnel, il enchaîne sur le rythme de basse obsédant de Chameleon. Toujours mis en boîte. Comme si ce concert était surtout, pour Herbie, le moyen d'illustrer qu'il avait besoin des autres pour s'épanouir pleinement. Et que leurs fantômes reconstitués par la technologie ne pouvaient guère faire illusion bien longtemps.

A lire ailleurs : Le Digitalophone

dimanche 2 septembre 2012

Jeanne Added / Maja Ratkje & Poing @ La Dynamo, samedi 1er septembre 2012

Rituel immuable : chaque nouvelle saison commence par une visite du côté de Jazz à la Villette. Hier soir, le festival franchissait le périphérique pour prendre possession de La Dynamo, à Pantin. Seule en scène, Jeanne Added s'accompagne à la basse. Elle commence en allemand, par un poème de Robert Walser, portée par une ligne de basse fantomatique, obsédante et dépouillée. L'instrument principal de Jeanne Added, c'est sa voix. C'est avec elle qu'elle établit la mélodie, qu'elle nous emporte pour un voyage fait de doux râles, de puissants susurrements, et d'intenses poèmes mis en musique par ses soins. Si elle débute en allemand, le reste de son répertoire - ce soir-là en tout cas - est en anglais, tels les très beaux Drinking du poète élisabéthain Abraham Cowley ou The Ballad of Camden Town de James Elroy Flecker. La voix de Jeanne Added allie avec bonheur une sorte de fragilité dépouillée et une puissance expressive dû à un engagement total du corps de la jeune femme dans sa musique. On sent que cela vient du ventre, des tripes, sans pour autant que tout sens des nuances n'en soit effacé. Après l'avoir vue et entendue dans des contextes variés, mais souvent plus ouvertement jazz (Le Bruit du [sign], Vincent Courtois, Poète vos papiers !, Yes is a pleasant country), c'est un vrai plaisir de découvrir cette nouvelle facette, sans doute plus pop, au plus près de sa voix. Si elle passe l'essentiel du concert en solo, elle invite à la rejoindre sur scène pour les quatre derniers morceaux Marielle Chatain. Celle-ci joue sur deux d'entre eux du saxophone baryton et sur les deux autres elle chante avec Jeanne en jouant du synthé. Cela permet d'habiller un peu différemment les chansons, sans pour autant remettre en cause l'approche volontairement squelettique de l'accompagnement instrumental. Car l'essentiel, ce soir, c'est la voix.

La deuxième partie de la soirée fait la part belle à la voix d'une autre étrange sirène. Vue il y a quelques années à Banlieues Bleues (2007) au sein de Spunk, quatuor norvégien, féminin et bruitiste, Maja Ratkje est cette fois accompagnée par Poing, à la tête d'un quatuor norvégien, weimarien et socialiste. Au mur, derrière les musiciens, une banderole avec le nom du groupe et un poing serré (d'où le nom) dessiné. Sur le devant de la scène, un drapeau rouge frappé de la tête de Vladimir Ilitch Oulianov sert de nappe à une table sur laquelle est posé un kleiner Radioapparat. Pour le premier morceau, une composition de Maja Ratkje, seul les trois membres de Poing sont présents sur scène, soit Frode Haltli à l'accordéon, Hakon Thelin à la contrebasse et Rolf-Erik Nystrom au sax alto. Ambiance cabaret contemporain, parcouru d'éléments jazz, bruitistes et folk pour commencer. La suite du répertoire fait la part belle aux textes de Brecht et aux musiques de Kurt Weill et Hanns Eisler. Des extraits de l'Opéra de Quat'sous (Die Seeräuberjenny, Der Morgenchoral des Peachum, Kanonensong...) suivent le Solidaritätslied d'Eisler. Ce dernier, en ouverture de concert, illustre bien les orientations esthétiques du groupe : tout en conservant tout le lyrisme romantique contenu dans ces hymnes révolutionnaires, ils s'en amusent et les font entrer en collision les uns avec les autres (Plaine, ma plaine et le Solidaritätslied, puis Je t'aime moi non plus de Gainsbourg et Der Song von Mandeley de Weill, ou encore les Fables of Faubus de Mingus et une chanson norvégienne). Même quand ils semblent s'éloigner du répertoire weimarien, c'est pour y revenir rapidement, par la bande (Tow Waits). Du cabaret allemand de l'entre-deux-guerres, ils ont conservé l'expressionnisme et l'ont enrichi des expériences du jazz et des musiques aventureuses d'après guerre. Armée tour à tour d'un mégaphone et d'un kazoo, Maja Ratkje parcourt ces hymnes bien connus à l'aide de gazouillis joyeux, de râles inquiétants, de feulements extatiques, de slogans magnifiques ; et leur redonne une nouvelle fraîcheur. On ressort du concert des mélodies entrainantes plein la tête. Sur le chemin du retour, il faut se retenir de ne pas hurler à tue-tête dans les rues désertes, à l'heure où les braves gens dorment, peut-être bercés de doux rêves révolutionnaires.