dimanche 23 janvier 2011

Benoît Delbecq & François Houle / Tim Berne & Los Totopos @ La Dynamo, mardi 18 janvier 2011

Le clarinettiste québécois et le pianiste français se sont retrouvés pour enregistrer leur troisième disque en duo. Après la séance studio le matin, ils se présentent à l'épreuve de la scène dans une Dynamo relativement bien remplie. Le piano de Benoît Delbecq est extrêmement préparé pour le premier morceau. Les pinces à linge et autres petits bouts de bois donnent un caractère moelleux aux rythmes étouffés qui s'échappent des cordes du piano. On se laisse immédiatement transporter du côté des musiques d'Afrique centrale, comme si le grand piano occidental était changé en sanza, ce "piano à pouces" typique des polyrythmies du cœur du continent noir. A la clarinette, François Houle joue lui aussi sur l'aspect percussif, en faisant claquer sa langue pour restreindre le souffle, et en insistant sur les cliquetis des clés de son instrument. Ce duo de percussions, bien loin des habitudes des deux instruments présents sur scène, dévoile un univers onirique, fait de sonorités cotonneuses et de lumières ouatées.

Le dernier morceau du concert joue sur le même registre, avec un piano à nouveau fortement préparé et un jeu percussif, mais néanmoins moelleux, mis en avant. Entre ces introduction et conclusion en miroir, les deux acolytes jouent entre deux mondes. La musique est parcourue de douces mélodies, comme sur le délicat Concombre de Chicoutimi, et de grooves minimalistes qui n'écrasent jamais la délicatesse des morceaux. Cette alliance des contraires - percussions moelleuses, abstraction narrative - donne toute sa magie singulière à une musique qui ne ressemble à aucune autre. En effet, si les fantômes de Steve Lacy, des musiques pygmées ou de Ligeti sont évoqués, c'est sur le mode de sources enfouies, tellement assimilées qu'elles ont perdu leur caractère identifiable et qu'elles deviennent facteurs de liberté, propices aux combinaisons sonores inédites.

L'écriture de Tim Berne ne change pas. On retrouve ces compositions labyrinthiques au long cours, parcourues de stridences bleues acier, entêtantes, inquiétantes, souterraines. Ce qui change, en revanche, ce sont les musiciens qui l'accompagnent. Ches Smith, déjà vu aux côtés de Mary Halvorson ou de Marc Ribot, succède à la batterie à Joey Baron, Jim Black et Tom Rainey, sorte de sainte trinité percussive du NY downtown. Habitué des contextes avant-rock, il allie frappe sèche et ruptures percussives bruitistes. Les deux autres membres des "chips de maïs" me sont moins connus. Aux clarinettes, la présence d'Oscar Noriega, originaire de Tucson, Arizona (comme Tony Malaby), explique peut-être cette référence à la cuisine mexicaine. La confrontation de la rondeur puissante du souffle de Noriega et des stridences acides du leader est à mon goût le principal intérêt de ce nouveau groupe. Elle en est l'originalité, et le facteur de renouveau de la musique du saxophoniste - au-delà des repères d'une écriture désormais familière. On est loin des développements planant d'un Chris Speed, avec lequel Berne avait déjà expérimenté l'inclusion de la clarinette à ses ensembles. On est plutôt du côté d'un souffle chaud, puissant sans être toutefois rutilant, apportant une approche sudiste assez nouvelle dans la musique de Tim Berne. Au piano, Matt Mitchell développe lui un discours dense, heurté, d'apparence désordonnée, mais qui progressivement s'organise en flux et reflux puissants au sein desquels les deux souffleurs tentent d'émerger. L'omniprésence du piano, en vagues déferlantes continues, accentue les jeux de souterrains propres à la musique de Tim Berne. La mélodie n'est visible que par intermittences, comme si elle avait du mal à dompter ce magma en fusion. Poursuivant une démarche entamée il y a plus de vingt ans, ce nouvel ensemble bernien propose ainsi un renouveau bienvenu au sein d'un langage qui pourrait sans cela paraître parfois un peu corseté.

A lire ailleurs : Franck Bergerot.

lundi 10 janvier 2011

Michel Portal Sextet @ Salle Pleyel, dimanche 9 janvier 2011

Les all-stars font peur. La musique peut-elle survivre à l'alignement de noms prestigieux ? Le groupe réuni par Portal pour son plus récent disque (Baïlador, pas encore écouté) ressemble furieusement à un all-stars. La musique ? Elle jaillit comme si ce groupe avait déjà une longue existence commune. Avec une tournée commencée seulement la veille à Metz et des sessions de studio qui n'ont pas dû être très nombreuses, il y a un petit côté miraculeux.

Tout commence par quelques notes de guitare aux sonorités sahéliennes. Lionel Loueke, isolé sur la droite de la scène, égraine une sorte de blues ouest-africain qui hésite entre électricité et sécheresse acoustique. Il s'accompagne de percussions vocales qui installent progressivement une polyrythmie bancale mais prenante. Jack DeJohnette le rejoint pour densifier le propos percussif. Il se coule parfaitement, tout au long du concert, dans ces rythmes africains revisités, inventant un fantasme de jazz panafricain débordant du continent noir, vers la Méditerranée, vers l'Argentine, vers Cuba. Il est le moteur permanent de cette musique basée avant tout sur la richesse rythmique. Il est celui qui définit les couleurs des morceaux plus que tout autre. Les autres apportent les nuances, lui décide du climat. Lui qui a proposé à Portal de remonter un projet commun des années après leur précédente collaboration semble habité par la musique du basque, particulièrement démonstratif de sa joie de jouer et d'être là face à un public nombreux.

La (bonne) surprise de ce groupe, c'est la présence d'Ambrose Akinmusire à la trompette. Le jeune new yorkais d'origine nigériane n'est pas un inconnu. On a déjà eu l'occasion de l'entendre, alors tout juste la vingtaine, aux côtés de Steve Coleman au début des années 2000. Mais depuis, il s'était fait discret. Le retrouver là, dans un contexte assez éloigné des fortes structures colemaniennes, incite tout d'abord à la curiosité. Il ne faut pas longtemps pour comprendre tout son apport au groupe. Sa sonorité est particulièrement limpide, même dans les tempos rapides qui ne manquent pas. Lors d'un solo, sur un morceau aux couleurs latines, il retient particulièrement l'attention. Solaire, il irradie doucement la musique jusqu'à sembler en calmer le rythme pour atteindre la sérénité. Il évoque alors étrangement la majesté que sait donner Abdullah Ibrahim à son piano. Ne se contentant pas de jouer la musique de Portal, il y apporte une personnalité musicale déjà affirmée.

Si Bojan Z, qui étend lui la musique vers le nord-Sahara, est au piano et au rhodes l'architecte du groupe (il a choisi les musiciens pour Portal, et son jeu sert avant tout de support à l'ensemble), on reconnaît partout la patte du basque, notamment dans des mélodies clairement identifiables. Si la plupart des morceaux sont récents (mis à part un traditionnel Solitudes repéré vers la fin du concert), on a le sentiment d'être en terrain extrêmement familier. Trop ? Le risque existe, mais l'originalité des couleurs rythmiques permet au besoin de surprise d'être comblé.

Les bons, voire très bons, moments abondent. Scott Colley, qu'il serait injuste de maintenir dans l'ombre - relative - de sa notoriété et de son rôle de maintien du groove, y est pour beaucoup. Il retrouvait pour l'occasion Bojan Z, avec qui il avait gravé ce qui reste le meilleur disque du pianiste bosniaque à mon goût (Transpacifik, Label Bleu, 2003). Il assure le lien permanent entre les différents ingrédients rythmiques qui émanent du piano, de la guitare et de la batterie, les couleurs jazz, latines et africaines. Il est une indispensable colonne vertébrale, transformant ce rôle parfois ingrat en autant d'occasions de nuancer le propos, d'insuffler un peu de douceur et de retenue dans la profusion apparente des morceaux. C'est néanmoins sans lui, seul face à Lionel Loueke, que Portal choisit de dévoiler dans toute sa simplicité les contours fragiles d'une mélodie chuchotée à la clarinette basse. Nichée au cœur du concert, elle est le joyau dépouillé d'un riche écrin rythmique.

A la fin, pour le second rappel, Portal est laissé seul en scène par ses camarades de jeu. Dejarme solo ! proclamait l'un de ses disques il y a trente ans. Il maîtrise l'exercice. Il empoigne sa clarinette basse et sert une version expressive, passant par tous les sentiments possibles, de son "tube" Mutinerie. La conclusion idéale.

A lire ailleurs : Klari, Bladsurb.
A voir : le concert sur Arte Live Web.