Le clarinettiste québécois et le pianiste français se sont retrouvés pour enregistrer leur troisième disque en duo. Après la séance studio le matin, ils se présentent à l'épreuve de la scène dans une Dynamo relativement bien remplie. Le piano de Benoît Delbecq est extrêmement préparé pour le premier morceau. Les pinces à linge et autres petits bouts de bois donnent un caractère moelleux aux rythmes étouffés qui s'échappent des cordes du piano. On se laisse immédiatement transporter du côté des musiques d'Afrique centrale, comme si le grand piano occidental était changé en sanza, ce "piano à pouces" typique des polyrythmies du cœur du continent noir. A la clarinette, François Houle joue lui aussi sur l'aspect percussif, en faisant claquer sa langue pour restreindre le souffle, et en insistant sur les cliquetis des clés de son instrument. Ce duo de percussions, bien loin des habitudes des deux instruments présents sur scène, dévoile un univers onirique, fait de sonorités cotonneuses et de lumières ouatées.
Le dernier morceau du concert joue sur le même registre, avec un piano à nouveau fortement préparé et un jeu percussif, mais néanmoins moelleux, mis en avant. Entre ces introduction et conclusion en miroir, les deux acolytes jouent entre deux mondes. La musique est parcourue de douces mélodies, comme sur le délicat Concombre de Chicoutimi, et de grooves minimalistes qui n'écrasent jamais la délicatesse des morceaux. Cette alliance des contraires - percussions moelleuses, abstraction narrative - donne toute sa magie singulière à une musique qui ne ressemble à aucune autre. En effet, si les fantômes de Steve Lacy, des musiques pygmées ou de Ligeti sont évoqués, c'est sur le mode de sources enfouies, tellement assimilées qu'elles ont perdu leur caractère identifiable et qu'elles deviennent facteurs de liberté, propices aux combinaisons sonores inédites.
L'écriture de Tim Berne ne change pas. On retrouve ces compositions labyrinthiques au long cours, parcourues de stridences bleues acier, entêtantes, inquiétantes, souterraines. Ce qui change, en revanche, ce sont les musiciens qui l'accompagnent. Ches Smith, déjà vu aux côtés de Mary Halvorson ou de Marc Ribot, succède à la batterie à Joey Baron, Jim Black et Tom Rainey, sorte de sainte trinité percussive du NY downtown. Habitué des contextes avant-rock, il allie frappe sèche et ruptures percussives bruitistes. Les deux autres membres des "chips de maïs" me sont moins connus. Aux clarinettes, la présence d'Oscar Noriega, originaire de Tucson, Arizona (comme Tony Malaby), explique peut-être cette référence à la cuisine mexicaine. La confrontation de la rondeur puissante du souffle de Noriega et des stridences acides du leader est à mon goût le principal intérêt de ce nouveau groupe. Elle en est l'originalité, et le facteur de renouveau de la musique du saxophoniste - au-delà des repères d'une écriture désormais familière. On est loin des développements planant d'un Chris Speed, avec lequel Berne avait déjà expérimenté l'inclusion de la clarinette à ses ensembles. On est plutôt du côté d'un souffle chaud, puissant sans être toutefois rutilant, apportant une approche sudiste assez nouvelle dans la musique de Tim Berne. Au piano, Matt Mitchell développe lui un discours dense, heurté, d'apparence désordonnée, mais qui progressivement s'organise en flux et reflux puissants au sein desquels les deux souffleurs tentent d'émerger. L'omniprésence du piano, en vagues déferlantes continues, accentue les jeux de souterrains propres à la musique de Tim Berne. La mélodie n'est visible que par intermittences, comme si elle avait du mal à dompter ce magma en fusion. Poursuivant une démarche entamée il y a plus de vingt ans, ce nouvel ensemble bernien propose ainsi un renouveau bienvenu au sein d'un langage qui pourrait sans cela paraître parfois un peu corseté.
A lire ailleurs : Franck Bergerot.
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