samedi 23 décembre 2023

Wati Watia Zorey Band / Lagon Noir @ Maison de la Musique, Nanterre, samedi 16 décembre 2023

Soirée sous le signe du maloya, dans le cadre du festival Africolor, avec deux groupes qui revisitent et transfigurent les rythmes réunionais. La soirée commence avec un groupe dont le nom fait office de programme. Wati watia, cela peut vouloir dire mic-mac, ou embrouille, commérage. C'est un terme créole réunionais utilisé par Alain Peters dans sa chanson "Mangé pou le coeur". Zorey, cela fait référence aux "zoreilles", soit les Français de métropole en créole. Le Wati Watia Zorey Band est donc un groupe d'ici qui revisite à sa manière la musique et les textes d'Alain Peters, poète maudit de l'île de la Réunion, auteur de quelques chansons phare du maloya moderne au tournant des années 70/80, mort en 1995 alors qu'il n'avait que la quarantaine, rongé par l'alcool et les problèmes psychiques. Le groupe est mené par deux chanteuses : Marjolaine Karlin, qui tient aussi l'accordéon ou le kayamb (planche percussive typique de la Réunion) à l'occasion, et Rosemary Standley, surtout connue pour son rôle au sein du groupe pop/americana Moriarty. Leurs voix se différencient et se complètent : colorée et précieuse pour Rosemary Standley, plus directe pour Marjolaine Karlin. Elle sont accompagnées par un groupe à l'instrumentation qui détonne pour interpréter ces rythmes créoles : Jennifer Hutt est au violon, Gérald Chevillon (déjà vu au sein de l'Imperial Quartet) au saxophone basse, Chadi Chouman à la guitare et au banjo et Salvador Douezy à la batterie. Cela permet au groupe de donner des couleurs très variées aux chansons d'Alain Peters, assez éloignées de leur forme habituelle. Le son du sax basse, puissant, lancinant, envoûtant, fait particulièrement merveille dans les morceaux où il est mis en avant. 


Le concert commence par deux morceaux étendards d'Alain Peters, la "Complainte de Satan" et "Mangé pou le coeur". Mais au cours du concert, particulièrement généreux, qui s'étend sur plus d'1h30, les deux chanteuses ne se contentent pas de mettre à l'honneur les morceaux les plus connus du poète, mais en parcourent tous les coins et recoins, entrecoupant les chansons de quelques explications, par bribes, avec beaucoup de retenue, sur la vie de Peters. Les couleurs changeantes ont pour effet de me parler plus ou moins. Cela me touche par exemple moins quand elles tirent vers la folk que dans les passages plus tendus, entre jazz électrique et post rock, comme cette formidable interprétation de "Rest' la maloya", sans doute la chanson la plus connue de Peters, particulièrement fantomatique, au rythme ralenti et néanmoins très appuyé. Dans le même genre liquoreux, leur version de "Wayo Manman" fait ressortir toute la douleur dont semblait souffrir Peters. Sur la fin du concert, elles font un pas de côté en allant visiter le temps d'un morceau une autre créolité, guadeloupéenne , sans que cela ne fasse tâche dans ce programme réunionais. Leur joie de jouer ensemble et de partager cette musique se prolonge en un long rappel de non pas une mais trois chansons complémentaires. Généreux jusqu'au boût. 


En seconde partie de soirée, la créolité réunionaise se confronte à d'autres réalités. Le groupe Lagon Noir n'en est qu'au deuxième concert de sa jeune existence, commencée quelques jours auparavant dans le cadre du festival strasbourgeois Jazzdor. Malgré cela, l'intensité est déjà là. L'intensité de la chanteuse réunionaise Ann O'aro tout d'abord. Autrice de deux excellents disques de maloya minimaliste sous son nom ces dernières années, elle se confronte ici à un univers beaucoup plus électrique. Sa voix déchirante, puissante et comme écorchée vive, fait également merveille dans ce contexte moins dépouillé qu'à l'accoutumée. Pour l'occasion elle est entourée par deux musiciens issus du Tricollectif et très actifs sur la scène jazz hexagonale contemporaine : le saxophoniste Quentin Biardeau (au ténor et au synthé ce soir-là) et Valentin Ceccaldi qui avait troqué son habituel violoncelle pour une basse électrique. Le quatuor était complété par le batteur et chanteur burkinabé Marcel Balboné. La présence de ce dernier donnait une coloration panafricaine aux chansons du groupe qui, outre le créole réunionais faisaient également retentir les sonorités sahéliennes ici ou là. Plus nerveuse que celle de Wati Watia, la musique de Lagon Noir dégage beaucoup d'énergie, même s'il y a quelques passages au rythme plus ralenti bienvenus pour respirer un peu. Chacun brille tour à tour - Quentin Biardeau par tel solo enflammé, Ann O'aro par la puissance habitée de son chant, Valentin Ceccaldi par l'ancrage solide qu'il maitient tout au long du concert ou Marcel Balboné par sa palette percussive très variée - mais c'est bien un collectif fluide et unitaire qui s'offre à nous, avec une musique qui leur est propre où les influences diverses se fondent pour tenir un discours cohérent. On a hâte de pouvoir retrouver ça sur disque à l'occasion.

mercredi 6 décembre 2023

Alexandra Grimal Trio @ Le Triton, samedi 2 décembre 2023

J'ai souvent vu Alexandra Grimal sur scène lors de la décénie 2006-2016. La première fois, c'était à La Fontaine en avril 2006, et la dernière au sein de l'ONJ d'Olivier Benoît sur le programme Europa Berlin en mars 2016 à la Maison de la Musique de Nanterre, mon dernier concert parisien avant mon exil praguois. La première d'un nouveau trio, au Triton, était donc l'occasion idéale pour renouer les fils d'une certaine fidélité et voir (et entendre) comment la musique d'Alexandra avait évolué ces dernières années. Nouveau trio, car l'association de ses trois membres était inédite, mais pourtant l'occasion de retrouver Jozef Dumoulin aux côtés d'Alexandra, pour une association qui avait, par le passé, largement contribué à créer madite fidélité à la musique de la saxophoniste. Je me souviens ainsi d'un concert mémorable à l'été 2006 avec justement Dumoulin, et Dré Pallemaerts, en trio (que j'avais chroniqué pour Citizen Jazz) qui m'avait définitivement "converti" en suiveur attentif de la carrière d'Alexandra. Cette fois-ci, le triangle était complété par Yuko Oshima, batteuse japonaise installée en France, et déjà vue il y a quelques années au sein du duo Donkey Monkey qu'elle formait avec la pianiste Eve Risser. 

Le concert commence par des développements tout en nuance de Jozef Dumoulin au piano. Adepte des claviers électriques, il s'exprime ce soir-là essentiellement sur le grand piano acoustique, même s'il a sur sa droite un synthé et sur sa gauche une bass station, complétés par un sampler posé sur le piano. Il construit patiemment un univers ouaté, tout en retenu, qui permet d'installer immédiatement une ambiance propice à l'écoute attentive. Alexandra le rejoint ensuite en dessinant de courtes phrases au saxophone que Dumoulin sample en direct pour les réinjecter dans la musique qui commence à se densifier, par l'accumulation de strates. Yuko Oshima les écoute attentivement et n'intervient que très parcimonieusement pour ajouter quelques virgules soniques de-ci de-là en frappant cymbales ou cloches. L'ambiance déployée est une parfaite introduction à la soirée, pleine de sérénité et de douceur.


Par la suite, Alexandra alterne entre le ténor et le soprano, entre interventions atmosphériques pour contribuer à l'élaboration collective de la masse sonore et solos plus intenses où elle prend clairement le discours à son compte et se pose en leader le temps d'un instant. Ce n'est jamais très long - on la sent plus dans une démarche collective que dans l'expression d'une singularié - mais c'est toujours magnifique. Elle a une qualité vraiment inédite dans l'expressivité, aussi bien au ténor qu'au soprano, qui réussit à allier les contraires apparents du feu et de la glace. Son attachement au silence, à n'intervenir que quand c'est nécessaire, me frappait déjà en 2006 (à l'époque où je l'avais interviewée pour Citizen Jazz et où je notais déjà ce point). Elle n'a pas changé d'approche depuis ce temps, mais a évidemment muri sa démarche, parfaitement maîtrisée à l'aide de ce nouveau trio. Au passage, il est intéressant de relire les deux autres interviews qu'Alexandra avait accordé à mes camarades citoyens, pour comprendre son évolution : en 2012 auprès de Laurent Poiget, et en 2020 auprès de Franpi Barriaux. 

Au cours du concert, la saxophoniste abandonne aussi un instant ses instruments pour tout simplement chanter des "songs of freedom" (si ma mémoire est bonne) de sa voix cristalline, qui a gardé quelquechose du grain de l'enfance. A un autre moment, elle approche un transistor qui grésille délicatement de son micro pour donner d'autres couleurs à la musique - mais toujours dans une sorte de clair-obscur qui brouille les contrastes. Ces partenaires d'un soir sont sur la même longueur d'onde. Yuko Oshima est plus percussionniste que batteuse, ne cherchant pas spécialement à "soutenir" le rythme mais plutôt à ponctuer le discours, intervenant comme coloriste. Jozef Dumoulin, quant à lui, définit l'ambiance générale des morceaux, leur donne leur assise, toujours avec une certaine économie de moyens. C'est délicat et un écrin parfait pour les chants d'Alexandra, à la voix, au ténor ou au soprano. Un beau concert qui me conduira nécessairement à continuer de tisser le fil de cette fidélité dans les années à venir.

Et, à propos de fil renoué, en sortant du Triton, j'entends mon nom hélé dans la rue : c'est Bladsurb, autre survivant blogueur, qui m'a reconnu bien que, là aussi, nous ne nous soyons pas croisés à un concert depuis un temps certain.