jeudi 30 mars 2006

Iva Bittova & Bang on a Can All-Stars @ Théâtre de la Ville, lundi 27 mars 2006

Un peu de retard par rapport à mon rythme habituel pour ce concert qui se tenait lundi soir au Théâtre de la Ville. Un concert d'ailleurs difficilement résumable, qui résiste à la catégorisation trop facile. Musique contemporaine ? Peut-être, mais alors pas dans le sens où on l'entend le plus souvent. "Nouvelle musique" ? C'est le terme consacré... qui ne dit pas grand chose sur les caractéristiques du concert. Musique savante ? Oui, à condition que ce ne soit pas antinomique de "musique populaire". Musique populaire alors ? Oui, à condition que ce ne soit pas antinomique de "musique savante". Musique écrite ? Là, oui. Pas d'improvisation, même si certains acteurs de ce concert - musiciens ou compositeurs - sont aussi des habitués des musiques improvisées. Classique ? Rock ? Folklorique ? Un peu de tout ça. Folklore imaginaire, pour reprendre la formule de Bela Bartok, semble finalement le terme qui correspond le mieux.

Mais, en détails, ça donne quoi ? Et bien ça donne quatre compositeurs d'ici (République Tchèque, Royaume-Uni) et ailleurs (États-Unis x2) pour un résultat très convaincant. Le concert a commencé par My lips from speaking, une pièce de Julia Wolfe, cofondatrice du festival new-yorkais Bang on a Can, interprété au piano par Lisa Moore. Une même phrase est répétée, déformée, dédoublée, fragmentée par la pianiste dans une progression spirituelle et énergique. Pendant l'interprétation, je me disais qu'il y avait dans cette musique des éléments rhythm'n' blues et churchy, et en lisant le programme après coup, je me suis aperçu que la phrase en question était en fait l'introduction de Think d'Aretha Franklin. A l'origine il s'agissait d'une pièce pour six pianos, ce qui devait renforcer la dimension "accumulatrice" de la musique. Pour l'occasion, Lisa Moore jouait accompagnée par un enregistrement (qui ne reproduisait pas les cinq pianos manquant ceci-dit, mais qui dédoublait le jeu de la pianiste).

Après cette introduction, les autres membres du Bang on a Can All-Stars ont rejoint la pianiste pour interpréter une création de Fred Frith, intitulée Snakes and Ladders. Le titre de cette œuvre du guitariste britannique fait référence à un jeu de plateau style jeu de l'oie à base de serpents et d'échelles : si vous tombez sur une case avec une échelle, vous pouvez grimper sur une autre case située plus loin dans le jeu, alors que si vous tombez sur une case avec un serpent, vous devez revenir vers la case d'où vous venez. Sur cette idée de départ, Fred Frith a écrit une pièce joyeuse et ludique où la mélodie ne résulte pas d'un jeu continu des musiciens, mais de la juxtaposition des notes des six membres du groupe : Lisa Moore au piano, Evan Ziporyn à la clarinette, Wendy Sutter au violoncelle, Mark Stewart à la guitare, Robert Black à la contrebasse et David Cossin aux percussions. On retrouve bien l'idée de saut et de non-linéarité qui résulte de l'utilisation des échelles dans le jeu.

La première partie du concert s'est achevée sur une pièce de Philip Glass datant de 1969, Music in Fifths. Le compositeur minimaliste joue ici sur les répétitions, les infimes variations et la construction arithmétique. Les musiciens semblent répéter à l'infini la même phrase, dans une transe puissante et minimale, et pourtant l'oreille perçoit bien qu'il y a des variations de tons qui introduisent une étrange complexité dans cette œuvre d'apparence simpliste. Accumulation régulière d'apparence logique, et pourtant pas prévisible. Une construction à base d'additions et de soustractions, nous dit le programme, qui conduit l'auditeur vers une sorte d'hypnose.

Après l'entracte, le Bang on a Can All-Stars a été rejoint par la compositrice, violoniste et chanteuse morave Iva Bittova. Je l'avais déjà vu - furtivement - lors du concert de David Krakauer l'année dernière à la Cigale. Une rencontre alors un peu frustrante car vraiment courte. Cette fois-ci, on avait l'occasion de profiter plus longuement de l'univers étonnant et multiforme de la musicienne. Encore quelqu'un qui est difficilement définissable. Dans sa discographie on trouve des interprétations d'œuvre de Bartok et Janacek, des disques de musiques folkloriques, d'autres de musiques improvisées, ses propres compositions, bref un joyeux mélange qui se retrouve dans sa façon de jouer. Elle a ainsi commencé par une petite performance en solo, avec juste son violon et son chant entre gazouillis d'oiseau et onomatopées humaines. Après cette introduction surprenante elle a été progressivement rejointe par les membres du Bang on a Can All-Stars, d'abord la pianiste, puis le guitariste, le contrebassiste et le batteur, et enfin par le clarinettiste et la violoncelliste. Ensemble, ils ont interprété Elida, une composition en neuf tableaux d'Iva Bittova sur des poèmes inspirés par la poétesse tchèque Vera Chase. Iva Bittova a essentiellement officié au chant, ne jouant qu'occasionnellement du violon. La musique proposée est un amoncellement d'influences diverses : on retrouve des folklores d'Europe de l'Est, plus ou moins imaginaires, une touche de klezmer avec la clarinette d'Evan Ziporyn, un zest de rebetiko à travers le banjo de Mark Stewart, quelques éléments tziganes dans la fougue du violon ou du violoncelle. Il y a aussi des éléments parfois un peu rock, quand guitare électrique et batterie se font plus insistantes. Quelques influences post-bartokiennes, tels des Contrastes pop. Mais, quelques soient les ingrédients à la base de cette étrange mixture, le résultat est des plus convaincants, réjouissant au sens le plus littéral du terme. En sortant de la salle, on se prend à rêver d'un trio improbable où Iva Bittova côtoierait Phil Minton et Médéric Collignon, dont elle partage la vision du chant. Avis aux programmateurs !

lundi 27 mars 2006

New Lousadzak / Bojan Z Trio @ Espace Paul Eluard, Stains, samedi 25 mars 2006

Suite des aventures séquano-dionysiennes samedi soir avec le New Lousadzak de Claude Tchamitchian suivi de Bojan Zulfikarpasic en trio à l'Espace Paul Eluard de Stains.

La première partie proposait la quatrième incarnation du groupe fondé par le contrebassiste Claude Tchamitchian en 1994. Après Lousadzak ("lumière" en arménien) à l'origine, après Grand Lousadzak en 1998, après Acoustic Lousadzak en 2001, voici donc New Lousadzak, et comme pour les précédents, le festival Banlieues Bleues accueillait cette nouvelle formation et ce nouveau répertoire. Sur scène, ils sont huit, disposés en arc de cercle, avec de gauche à droite : Médéric Collignon au cornet et au chant, Daunik Lazro au sax alto, Lionel Garcin au sax ténor, Daniel Malavergne au tuba, Rémi Charmasson à la guitare, Raymond Boni à la guitare également, Claude Tchamitchian à la contrebasse et Ramon Lopez à la batterie et aux percussions (cajon, tablas, xylophone...). Le groupe a proposé deux longues suites sans titre, juste inspirées par des réflexions entendues ça ou là. La première reflétait ainsi une pensée d'Albert Einstein : "je ne sais pas avec quelles armes se fera la troisième guerre mondiale, mais ce dont je suis sûr, c'est que la quatrième se livrera à coups de massue". La seconde suite, quant à elle, partait d'une réflexion de la chanteuse malienne Rokia Traoré, qui disait que dans sa langue natale le verbe "avoir" n'existait pas et que le terme le plus proche signifiait "être avec". On l'aura compris, le propos de départ est volontiers humaniste, et le répertoire proposé répond d'ailleurs au titre de "Human Songs". La musique jouée colle parfaitement avec ce propos. Elle est lyrique, révoltée, engagée, enracinée, déracinée, voyageuse, populaire, puissante, violente, libre, ludique et généreuse.

Le concert a commencé par un grondement terrible des huit instrumentistes, emmenés par une paire rythmique Tchamitchian-Lopez magnifique de sensibilité exacerbée. Il y énormément de bonnes choses dans ce groupe, de Lazro à Collignon en passant par le moins connu Lionel Garcin, mais s'il fallait ne retenir qu'une seule chose (ce qui serait parfaitement absurde), c'est sans doute la performance du leader et du batteur, leur complémentarité et leur engagement, qui s'imposerait. Ces deux musiciens qu'on a l'habitude de voir dans de très nombreux groupes du jazz aventureux hexagonal comme sidemen de luxe se trouvaient enfin mis en avant dans ce projet. Et de quelle manière ! La contrebasse de Tchamitchian semble en contact direct avec les entrailles de la terre quand il la frappe violemment avec les doigts, avant de devenir légère et chantante quand il la caresse de l'archet. La batterie de Ramon Lopez résonne de mille musiques populaires, de l'Inde à l'Espagne en passant par les Caraïbes ou le free américain, pour se faire elle aussi tour à tour martiale ou susurrante.

Emmenée par cette terrible rythmique, le groupe a donné un aperçu de ce que les musiques improvisées européennes peuvent avoir de meilleur. Les solos suraigus et les coups de bec du sax alto de Daunik Lazro (un habitué des Instants Chavirés) donnaient une dimension extrémiste, proche parfois du jeu de John Zorn en contexte d'impro totale, qui contrebalançait le ludisme délicat de Médéric Collignon, dont la performance vocale hallucinante provoquait les rires des quelques enfants présents dans la salle (et les sourires des grands enfants, n'en doutons pas). Mais, au-delà de sa technique vocale peu banale, Collignon est avant tout un extraordinaire joueur de cornet, amenant une douceur mélodique qui contrastait merveilleusement avec l'engagement free des autres musiciens. J'ai bien aimé également la présence, discrète, de l'électricité apportée par les deux guitares, dont un très beau solo aux résonances un peu africaines de Rémi Charmasson à l'entame de la deuxième suite.

Ce New Lousadzak s'inscrit un peu dans la continuité du Liberation Music Orchestra de Charlie Haden et Carla Bley, dans l'esprit c'est certain, et dans la lettre par moment, avec l'espièglerie de Médéric Collignon en lieu et place du lyrisme enfiévré de Gato Barbieri.

La deuxième partie était plus attendue, étant donné que j'ai déjà dû voir Bojan Zulfikarpasic entre dix et quinze fois en concert. Mais je ne m'en lasse pas. Pour l'occasion, il était accompagné par Rémi Vignolo à la contrebasse et Ari Hoenig à la batterie. Comme à la Cigale l'an dernier, Bojan s'entourait de trois claviers : un grand piano devant, un rhodes au son vintage et crade sur sa droite, et un clavier électrique avec des tas de boutons d'effet sur sa gauche. Ce concert était aussi le premier documentant ses nouvelles compositions qu'on devrait bientôt pouvoir retrouver sur son nouvel opus, Xenophonia, à sortir courant avril chez Label Bleu. On y retrouve la "patte" Bojan, avec des arpèges méditerranéens jouées à deux cents à l'heure, mais aussi quelques ballades au clavier romantique. Il y a cependant quelques nouveautés, qu'on percevait de plus en plus ces dernières années dans ses concerts et qui s'affirment désormais pleinement, avec une utilisation plus systématique des claviers électriques et un recours décomplexé aux idiomes de la musique noire américaine, blues et funk en tête. Ari Hoenig était en grande forme. C'est lui qui dynamisait le trio, surprenant et amusant ses deux comparses d'un soir, avec une avalanche de rythmes peu orthodoxes, parfois joués avec une dizaine de baguettes dans les mains. Pas la peine d'épiloguer, c'est toujours un vrai plaisir d'entendre Bojan en live, et ce fut évidemment une nouvelle fois le cas samedi soir.

samedi 25 mars 2006

Benoît Delbecq Unit @ Sunside, vendredi 24 mars 2006

Benoît Delbecq était hier soir à la tête d'un groupe international sur la scène du Sunside. Le pianiste était accompagné par deux grands noms du jazz américain, Mark Turner au sax ténor et Mark Helias à la contrebasse, auxquels s'ajoutaient la violoniste alto canadienne Tanya Kalmanovitch et le batteur néerlandais Chander Sardjoe. Le groupe sonne typiquement "delbecquien", mais avec une certaine ampleur dans le son et une profusion d'idées qui nécessitent concentration et temps d'adaptation. Le premier set a ainsi servi d'entrée progressive dans cette musique riche et complexe, pour que les deux suivants laissent plus facilement libre cours au plaisir de l'écoute.

Ce qui caractérise tout d'abord cette musique, c'est la difficulté qu'il y a à la saisir comme un tout. Entre le piano "ligetien" de Delbecq, l'inventivité rythmique de Chander Sardjoe et Mark Helias, et le discours élaboré de l'alto et du sax, il faut au minimum trois paires d'oreilles pour arriver à tout suivre. Le premier set a donc nécessité un zapping un peu constant d'un élément du groupe à l'autre, pour essayer de tirer le maximum de la riche substance proposée. Les passages à deux ou trois permettaient un focus bienvenu sur le jeu de chacun : le son mat et très saccadé de Chander Sardjoe ne connaît pas vraiment d'équivalent sur l'instrument, le lyrisme tortueux de Tanya Kalmanovitch s'exprimait plus fortement quand elle était libre de l'accompagnement de Mark Turner du fait de la proximité de texture du sax ténor et du violon alto, Turner lui-même intervenait dans un contexte qu'on n'a pas l'habitude de le voir explorer, beaucoup plus ouvert, Mark Helias est un sacré rythmicien au son délicieusement entêtant, et enfin le jeu du leader au piano résonne de mille influences qu'on a peu l'occasion d'entendre dans le jazz, ce qui lui permet de développer un discours tout à fait singulier. La musique jouée n'est ni free, ni mainstream, ni entre les deux. Elle se situe ailleurs, dans une sorte de zone grise par delà jazz et musique contemporaine.

Après l'entrée progressive dans l'ambiance musicale du premier set, la suite du concert permet d'en apprécier un peu mieux la cohérence. Oreilles peu à peu habituées ou plus grande unité du propos ? Sans doute un peu des deux. En tout cas, j'ai trouvé le deuxième set en tous points remarquables. Un très grand moment de musique pour tout dire. Au-delà de la démarche assez écrite et intellectuelle de Delbecq, on sentait et voyait le plaisir des musiciens de jouer ensemble, avec notamment un Chander Sardjoe hilare d'un bout à l'autre du set. Le morceau For Mal Waldron, en hommage au regretté pianiste, avec une progression aussi sinueuse qu'inéluctable, des bruissements du piano préparé et des balais sur la batterie vers un déchaînement de puissance et d'énergie fut sans doute l'un des sommets du concert. Ce groupe donne toute son ampleur aux concepts musicaux forgés au sein de la nébuleuse du Hask pendant une bonne décennie. Si le collectif est aujourd'hui dissout, ses enseignements aux confins des musiques improvisées, de la musique contemporaine et des expérimentations électroniques vit pleinement dans la musique de Benoît Delbecq, peut-être chez le pianiste encore plus que chez les autres héritiers du Hask.

Le troisième set, devant un public clairsemé de passionnés, s'oriente plus vers une sorte de jam session avec des reprises de morceaux joués durant les deux premiers sets, et une plus large place, m'a-t-il semblé, laissée à l'improvisation et à la fantaisie des différents musiciens (Delbecq se faisant moins directif sur qui doit jouer quoi et quand). Une très agréable manière de conclure ce concert aussi exigeant que passionnant, qui a finalement débouché sur une réelle beauté.

vendredi 24 mars 2006

Marc Ducret Trio @ La Fontaine, jeudi 23 mars 2006

Depuis lundi, et jusqu'à samedi, a lieu à La Fontaine une semaine spéciale Marc Ducret. Un si grand musicien dans une si petite salle, ça provoque deux réactions : la joie de pouvoir le voir au plus près d'une part, l'amertume de voir un tel musicien obligé de jouer dans un tel lieu faute d'alternative de l'autre.

Pour le voir au plus près, il faut un peu jouer des coudes ceci dit, tellement le lieu est bondé par un public jeune, essentiellement masculin, chevelu et barbu. A la tête du public, on a déjà un indice sur la musique proposée. Pour l'occasion, le guitariste est à la tête de son trio régulier composé de Bruno Chevillon à la contrebasse et d'Eric Echampard à la batterie, eux aussi incontournables des musiques improvisées en France. Je me souviens d'un concert mémorable où ils accompagnaient Michel Portal, Bojan Z. et Paolo Fresu il y quelques années à la Grande Halle de la Villette. Les deux m'avaient alors fait une énorme impression : Echampard par sa frappe sèche et puissante, Chevillon par l'étendue illimitée de sa palette expressive, acoustique et électrique, à l'archet ou en pizzicati, par delà le jazz et le rock.

Le concert a commencé par un morceau intitulé L'ampleur des dégats, dédié par Ducret à notre Ministre de l'Intérieur. De fait, ce morceau ressemble à la bande son idéale des images de manifs relayées par les médias où les casseurs sont trois fois plus nombreux que les manifestants. Un son très incisif, heurté et percussif à la guitare, qui se fluidifie progressivement pour s'achever vers des éléments un peu rhythm'n'blues. La force de frappe d'Echampard est ici à son maximum : ça fait du bruit. C'est puissant, rapide, sec, mais pourtant pas du tout lourd, grâce à une grande musicalité et un sens des nuances assez remarquable à ce niveau de puissance sonore. Les morceaux de Ducret prennent le temps de raconter une histoire, d'évoluer en fonction du contexte (disposition de la salle, réception du public, interaction entre les trois musiciens...). Ainsi, le concert ne sera composé que de cinq morceaux : trois pour le premier set et deux pour le deuxième, mais avec des développements qui vont de 20 minutes à près d'une heure sur le dernier morceau. Sur les cinq morceaux, trois ont été annoncés. Outre le morceau inaugural déjà cité, on a eu droit à Un certain malaise et au Menteur. Des titres pour le moins explicites et qui collent d'ailleurs assez bien à la musique de Ducret, pas faite pour brosser dans le sens du poil (mais plutôt pour le hérisser... de plaisir bien entendu). Sur Le Menteur, qui a ouvert le second set, Bruno Chevillon a proposé l'un des plus beaux solos de la soirée, où l'on entendait les différents matériaux comme rarement : bois, cordes, doigts, crissements de l'archet... on était face à un véritable sculpteur sonique, qui maléait devant nous sa matière première pour en faire une œuvre expressive et puissante.

De là où j'étais placé, je voyais Ducret de dos, faisant osciller son corps pour quasiment l'entourer autour de sa guitare, rebondir dans tous les sens et dans toutes les directions musicales : des solos ancrés dans le rock, un détachement des notes parfois plus jazz, des éléments bruitistes, des mélodies qui puisent dans le rhythm'n'blues et une énergie créative qui se situe bien au-delà des genres. Si vous ne savez pas quoi faire ce week-end, il vous reste deux soirs pour les voir (entrée libre) !

samedi 18 mars 2006

Alexander von Schlippenbach - Monk's Casino @ La Dynamo, vendredi 17 mars 2006

Vendredi soir, le festival Banlieues Bleues accueillait le projet "Monk's Casino" du grand pianiste allemand Alexander von Schlippenbach à Pantin. Le principe en est simple : à la tête d'un quintet, Schlippenbach reprend en l'espace de trois sets l'intégrale des morceaux composés par Thelonious Monk. Oui ! L'intégrale.

Cette soirée a tout d'abord été l'occasion de découvrir le nouvel espace Banlieues Bleues installé à Pantin. Pour cette 23e édition, le festival s'est en effet doté d'un lieu fixe pour abriter son administration, mais également une salle de concert et des studios d'enregistrement et de répétition. Pour cela, une ancienne fabrique de toile de jute a été complètement réaménagée pour un résultat vraiment convaincant. Ainsi, la salle de concert semble avoir été parfaitement conçue pour une acoustique claire et limpide, qui a permis aux musiciens de jouer sans ampli aucun, comme des musiciens classiques. Et c'est quand même beaucoup plus agréable. De plus, cette installation en un lieu fixe permettra une programmation toute l'année, en dehors de la période du festival, qui devrait débuter à la rentrée 2006.

Pour le concert en lui-même, mon sentiment est assez mitigé. Il y a d'abord un écueil qui tient à la nature même du projet : celui du zapping. Parcourir en l'espace de trois heures plus de 70 thèmes, c'est évidemment prendre le risque de ne pas creuser toujours les idées lancées de-ci de-là. C'était parfois un peu frustrant, quand le concert s'orientait vers une sorte de "blind-test" trop respectueux des versions originales de Monk. En effet, autre déception, notamment lors du premier set : le manque de "folie" de la musique proposée, bien loin du Globe Unity Orchestra qui a fait la renommée de Schlippenbach. On pouvait s'attendre à une relecture plus libertaire de la part d'une des figures majeures du free européen. Enfin, pour en finir avec les reproches, le batteur Uli Jennessen était souvent très limite, jouant très carré, sans le moindre swing, et plombant parfois lourdement les efforts du reste du groupe.

Le reste du groupe était quant à lui vraiment très bon pourtant. J'ai notamment particulièrement apprécié la complémentarité sonore de la clarinette basse de Rudi Mahall et de la trompette d'Axel Dörner. Et, quand il se libère un peu de la lettre du projet, Alexander von Schlippenbach est un pianiste incroyable aux idées fourmillantes, comme il l'a surtout démontré au cours du deuxième set, beaucoup plus imaginatif que les deux autres : superposition de deux thèmes, utilisation d'ustensiles dans les cordes à la manière d'un piano préparé, jeu en miroir déformant des thèmes de Monk... Le cinquième membre du quintet, le contrebassiste Jan Roder, était lui plus en retrait par rapport au reste du groupe, mais il était quand même plus convaincant que le batteur, même si relativement sage.

Le troisième set a été plus récréatif, avec Rudi Mahall et Axel Dörner qui se baladaient dans le public, tout en continuant à jouer, Alex von Schlippenbach qui troquait le piano pour la trompette quelques instants (pour une sorte de marche funèbre vraiment très belle - sans le batteur !), ou encore Uli Jennessen qui jouait à faire rebondir un ballon. Les musiciens ont également joué un morceau allongés par terre, pour accentuer le côté un peu cirque de leur relecture. Il est vrai que l'esprit du projet est, selon les dires du pianiste, proche de celui d'une fête foraine : "casino" en italien renvoie à l'idée de bordel, de foutoir. Il est donc d'autant plus dommage que cet esprit n'ait été là que par intermittence au cours du concert, et que l'aspect rythmique des choses ait un peu plombé l'ensemble.

dimanche 12 mars 2006

Speeq / La Campagnie des Musiques à Ouïr @ Espace Paul Eluard, Stains, samedi 11 mars 2006

Un vent de douce folie soufflait hier soir sur la scène de l'Espace Paul Eluard de Stains. La soirée a débuté avec une création du guitariste danois Hasse Poulsen, déjà entendu au sein du Napoli's Walls de Louis Sclavis. Sous le nom de "Speeq", elle regroupait quatre figures des musiques improvisées nord-européennes : outre Poulsen, on retrouvait la chanteuse norvégienne Sidsel Endresen, pionnière de la bouillonnante scène néo-jazz made in Norway (Trygve Seim, Arve Henriksen, Nils Petter Molvaer, Bugge Wesseltoft...), le bassite néerlandais Luc Ex, ex-The Ex et membre de 4Walls, et le batteur britannique Mark Sanders. Le concert a commencé par des sons gutturaux et onomatopéiques de Sidsel Endresen, pendant que les trois autres musiciens entamaient une lente progression bruitiste pour déboucher sur une explosion proche des guitares saturées du rock. Après cette entrée en matière surprenante, la surprise continuait avec un decrescendo très mélodique, presque folk, d'Hasse Poulsen à la guitare. Le concert a ainsi été une suite ininterrompue de montées en tension puissantes et de douces mélodies crépusculaires, très méditatives, avec une Sidsel Endresen qui parfois chantait de manière articulée, parfois se contentait de borborygmes et d'onomatopées. La guitare basse de Luc Ex donnait, par son vrombissement continu, une dimension hypnotique à la musique proposée. A le voir se déhancher et se tordre dans tous les sens pendant qu'il jouait, on ne pouvait s'empêcher de penser à la dimension très chorégraphique du projet. Il ne manquait que quelques danseurs pour incarner pleinement les multiples changements directionnels aiguillés par la batterie agile de Mark Sanders. En dynamiseur des énergies, le batteur britannique semblait servir de colonne invertébrale, au milieu des zébrures zigzaguantes de ses collègues d'un soir, à la musique jouée. A l'instar de Sidsel Endresen, il semblait lui aussi constamment passer du discours intelligible au bruitisme feutré de multiples petites percussions. Ses petits obstacles sonores se retrouvaient dans le jeu d'Hasse Poulsen qui disposait quelques objets métalliques sur sa guitare - comme pour un piano préparé - de manière à en altérer le son. Que pensait donc le public, resté silencieux tout au long de la pièce jouée, de cette création ? Au bout d'une heure de musique décalée et vraiment originale, la réponse fut sans nuance : des applaudissements particulièrement nourris. Le concert a été filmé (par Arte me semble-t-il). Peut-être pourrons-nous le (re)voir d'ici quelques temps au cours d'un programme nocturne improbable.

La deuxième partie promettait elle aussi d'être marquée du signe de la surprise. La Campagnie des Musiques à Ouïr devait en effet confronter son univers déjanté aux textes, non moins fantaisistes, de Brigitte Fontaine. Malheureusement la chanteuse était souffrante et n'a pas pu assurer ce concert. Dommage. J'avais déjà loupé leur première apparition francilienne en juin dernier dans le cadre du festival "La voix est libre", et j'attendais avec une certaine impatience cette session de rattrapage. J'espère qu'une belle sera prévue.

Faute de Brigitte Fontaine, les trois campagnons ont assuré le spectacle seuls. Et c'était la grande forme ! Christophe Monniot (sax alto et sopranino, claviers), Fred Gastard (sax basse, claviers) et Denis Charolles (batterie, percussions, trombone, clairon, guitare et arrosoir) ont mis le feu au public pourtant confortablement assis dans de beaux fauteuils rouges. Après une morceau introductif typiquement "campagnard", ils ont enchainé sur une très belle et délicate relecture de Comme à la radio, magnifique chanson de Brigitte Fontaine enregistrée avec l'Art Ensemble of Chicago en 1970. La mélodie tendrement naïve se faisait entêtante sous les coups du trombone bouché de Denis Charolles et le toujours tourbillonnant Christophe Monniot à l'alto. Ils ont alors poursuivi par un autre morceau de Brigitte Fontaine, le plus récent God's Nightmare, avec Denis Charolles qui chantait un peu en prime. Formidable début de concert qui ne rendait que plus dommageable l'absence de la chanteuse. C'est alors qu'est apparu sur scène un chanteur prénommé Vincent qui a interprété Le Nougat... en japonais (enfin, il m'a semblé). Délirant, certes, mais bien loin de s'y résumer, parce qu'avec la Campagnie, l'humour fait toujours très bon ménage avec une grande musicalité. Pour le prouver, Christophe Monniot a alors enchainé sur le thème de Chorinho pra ele d'Hermeto Pascoal au sopranino. On quittait les rivages fontainesques pour retrouver les territoires plus habituels des concerts de la Campagnie : un grand ragoût à base de musiques populaires (valse, paso-doble, tango, variété...) servi avec une bonne dose de jazz libertaire. La reprise du Que je t'aime de Johnny Hallyday fut un morceau de franche rigolade jubilatoire. Fred Gastard jouait le thème sur trois notes sur ses claviers, Denis Charolles susurrait l'air au trombone bouché du fond de la scène, pendant que Christophe Monniot chantait à travers un micro à effets, de la manière la plus douce possible. A la pyrotechnie de la machine Hallyday, la Campagnie opposait une version minimaliste du tube, comme un contre-pied de nez amusé chanté avec, bien entendu, tout le sérieux qui sied à de grands professionnels. Le public - sans doute conquis d'avance, tellement le public de la Campagnie est une petite, voire un peu plus, troupe de fidèles - n'a pas voulu relâcher les musiciens, qui sont donc revenus pour un nombre hors norme de rappels, conclus par une standing ovation ma fois bien méritée.

samedi 4 mars 2006

Kalman Olah, Kristof Bacso, Sébastien Boisseau @ Institut Hongrois, vendredi 3 mars 2006

L'Institut Hongrois inaugurait hier soir une série de concerts mettant à l'honneur des groupes de jazz franco-hongrois. Pour l'occasion, le trio composé du pianiste Kalman Olah, du saxophoniste Kristof Bacso et du contrebassiste Sébastien Boisseau venait présenter les compositions qui constitueront son premier disque, annoncé pour l'automne par BMC Records.

C'est toujours un grand plaisir de retrouver le contrebassiste nantais, vu notamment aux côtés de Gabor Gado ou au sein du formidable Baby Boom Quintet de Daniel Humair. Le concert a d'ailleurs débuté par une de ses compositions, intitulée Lonyay utca, du nom d'une rue de Budapest (utca signifie rue en hongrois). Ce sera le morceau le plus complexe et le moins directement évident du concert. On retrouve là le goût pour le jazz contemporain à l'architecture élaborée développé par Sébastien Boisseau. En variant les angles d'attaques - trio, duos, solos - les trois musiciens sculptent le son pour élever une œuvre fragile, soulignée là par le jeu tranchant de Kristof Bacso au soprano, ici par le tendre lyrisme de Kalman Olah au piano, ou encore par l'entêtement rythmique développé par le contrebassiste, notamment dans un beau solo central. La suite du concert, avec cette fois-ci une alternance de compositions des deux Hongrois, développe une conception plus mélodique, parfois chantante, de la musique. Le jeu de Kalman Olah, véritable pivot autour duquel s'organise ce trio, tient ainsi autant du jazz à la Keith Jarrett que du répertoire romantique, avec quelques touches puisées dans l'école hongroise du début du XXe siècle. Le deuxième morceau ne s'intitule pas Bartok Impressions par hasard. On y entend comme des échos des Contrastes du grand compositeur, avec le soprano de Bacso tenant le rôle de la clarinette, et les cordes de la contrebasse répondant au violon originel. Nouvelle référence explicite pour le troisième morceau, une composition de Kristof Baco intitulée Hommage à Nino Rota. On y retrouve le tendre lyrisme mi-nostalgique mi-insouciant qui faisait la marque du musicien fétiche de Fellini. Et d'ailleurs, tout au long du concert j'ai trouvé que le jeu de Kalman Olah résonnait d'éléments qu'on a coutume d'entendre chez les jazzmen italiens : ce goût des belles mélodies, chantantes et tendres. Ont ensuite suivi un Hungarian sketch composé par Kalman Olah et un Dark forest de Kristof Bacso qui nous ramenaient vers les folklores magyars et leur traitement - toujours et encore - par Bartok et Kodaly, avec toujours une touche de jazz romantique, et un Kristof Bacso passé à l'alto. Le dernier morceau, le bien nommé Last moment composé par le pianiste, se faisait plus enlevé, avec un rythme bondissant et une mélodie joyeuse, comme pour nous inviter à quitter la salle avec le sourire et le cœur rempli de légèreté rieuse. C'était compter sans le rappel, plus court que les morceaux du concert (six, mais s'étirant pendant près d'1h45), et qui se faisait apaisant, mais toujours enclin au bonheur.

Je ne connaissais pas le pianiste avant ce concert - et m'attendait pour tout dire à un style très différent, je ne sais pas trop pourquoi - mais il m'a véritablement conquis avec son phrasé très chantant. Quant à Krsitof Bacso, je le connaissais assez peu, seulement dans le cadre de ses participations à quelques disques de Gabor Gado, et il était intéressant de pouvoir l'écouter développer son discours - surtout au soprano - dans une situation le mettant plus en avant. Pour Sébastien Boisseau, pas de surprise, mais un plaisir intact (c'est sa présence qui m'a encouragé à aller à ce concert).

mercredi 1 mars 2006

Nicole Mitchell's Indigo Trio / Martial Solal & Dave Douglas @ Espace 93 Victor Hugo, Clichy-sous-Bois, mardi 28 février 2006

Très beaux concerts hier soir à l'Espace 93 Victor Hugo de Clichy-sous-Bois. Tout d'abord, une découverte avec la flûtiste chicagoane Nicole Mitchell, issue de l'AACM. Elle se produisait en trio avec deux musiciens que j'ai notamment eu l'occasion de voir cette année dans le cadre de Sons d'hiver : Harrison Bankhead à la contrebasse et Hamid Drake à la batterie. Les flûtistes ne sont pas si nombreux dans le milieu du jazz, alors forcément on pense tout d'abord à Eric Dolphy ou Roland Kirk. Pourtant, la musique proposée m'a plutôt évoqué le duo Don Cherry-Ed Blackwell qu'on peut entendre sur le magnifique Mu (BYG, 1969) du trompettiste. Il est vrai qu'Hamid Drake se situe volontiers dans la descendance de Blackwell, et que le discours parfois un peu "ethnique" de Nicole Mitchell à la flûte ne pouvait que faire échos aux escapades planétaires de Don Cherry. Le style de Nicole Mitchell oscille en fait entre deux tendances : l'exploration des sonorités extra-occidentales donc, mais aussi la tradition afro-américaine entre jazz, blues et soul. On est bien dans l'esthétique de l'AACM.

Le trio nous a proposé trois longs morceaux, plus un plus court en rappel, qui montraient bien l'étendu du discours de la flûtiste. Tout d'abord puisant dans le blues sur le premier, Prophets, composé par Harrison Bankhead. La flûtiste et le contrebassiste s'accompagnaient de la voix, y compris pour Nicole Mitchell en soufflant simultanément dans ses flûtes, à la manière de Roland Kirk (ou de Magic Malik). Le deuxième morceau était plus "ethnique", cherchant son inspiration du côté des musiques africaines, et s'intitulait d'ailleurs Africa rising. Beaucoup de douceur s'échappait de ce morceau, quand le premier était plus spirituel. Le troisième voyait Hamid Drake troquer sa batterie pour un bendir et Harrison Bankhead sa contrebasse pour un violoncelle. La présence de ce dernier modifiait quelque peu le son de l'ensemble, comme jetant un pont entre traditions européenne et africaine, là aussi avec beaucoup de tendresse dans l'expression. Le rappel fut lui plus enlevé rythmiquement, tranchant singulièrement avec toute la douceur déployée auparavant. C'est aussi pour ce genre de découverte surprenante qu'on aime le festival Banlieues Bleues.

La deuxième partie était elle très attendue. Martial Solal et Dave Douglas y donnaient en effet leur unique concert en duo, suite à la sortie récente de leur disque Rue de Seine (Cam Jazz, 2006). C'était la première fois que je voyais chacun des deux musiciens en plus, autant dire que j'espérais beaucoup de ce concert. Je ne fus pas déçu. La musique jouée par le duo était en tout point magnifique. D'un Solar (de Miles) inaugural à un All the things you are (d'Oscar Hammerstein et Jerome Kern) en rappel, en passant par les compositions alternées de Solal et Douglas tout au long du concert, il y avait à peu près tout ce qui fait le jazz dans leur musique : de l'humour avant tout, mais aussi de l'émotion, comme sur le magnifique Blues to Steve Lacy composé par Douglas, de la technique époustouflante sans jamais être démonstrative (ah ! voir les mains de Solal !...), de la complicité mais aussi des petits "couacs" qui montraient la spontanéité de la démarche... Le son de trompette de Douglas est celui que je préfère sur l'instrument, et pouvoir l'entendre ici de manière si pure, si nette, seulement accompagné d'un piano, était un vrai bonheur. Quant à Martial Solal, on a le sentiment que le poids des âges (il est né en 1927) n'a pas de prise sur lui. Il est toujours aussi vif dans ses idées et dans son jeu, espiègle et joyeux, surtout dans le cadre aussi immédiatement expressif du duo. Le maître-mot de ce concert était le plaisir. Et il fut vraiment au rendez-vous. Bien là, dans ses joies simples provoquées par l'évidence d'une musique à la complexité dissimulée sous l'émotion. Une prestation qui laissera des traces.