Benoît Delbecq était hier soir à la tête d'un groupe international sur la scène du Sunside. Le pianiste était accompagné par deux grands noms du jazz américain, Mark Turner au sax ténor et Mark Helias à la contrebasse, auxquels s'ajoutaient la violoniste alto canadienne Tanya Kalmanovitch et le batteur néerlandais Chander Sardjoe. Le groupe sonne typiquement "delbecquien", mais avec une certaine ampleur dans le son et une profusion d'idées qui nécessitent concentration et temps d'adaptation. Le premier set a ainsi servi d'entrée progressive dans cette musique riche et complexe, pour que les deux suivants laissent plus facilement libre cours au plaisir de l'écoute.
Ce qui caractérise tout d'abord cette musique, c'est la difficulté qu'il y a à la saisir comme un tout. Entre le piano "ligetien" de Delbecq, l'inventivité rythmique de Chander Sardjoe et Mark Helias, et le discours élaboré de l'alto et du sax, il faut au minimum trois paires d'oreilles pour arriver à tout suivre. Le premier set a donc nécessité un zapping un peu constant d'un élément du groupe à l'autre, pour essayer de tirer le maximum de la riche substance proposée. Les passages à deux ou trois permettaient un focus bienvenu sur le jeu de chacun : le son mat et très saccadé de Chander Sardjoe ne connaît pas vraiment d'équivalent sur l'instrument, le lyrisme tortueux de Tanya Kalmanovitch s'exprimait plus fortement quand elle était libre de l'accompagnement de Mark Turner du fait de la proximité de texture du sax ténor et du violon alto, Turner lui-même intervenait dans un contexte qu'on n'a pas l'habitude de le voir explorer, beaucoup plus ouvert, Mark Helias est un sacré rythmicien au son délicieusement entêtant, et enfin le jeu du leader au piano résonne de mille influences qu'on a peu l'occasion d'entendre dans le jazz, ce qui lui permet de développer un discours tout à fait singulier. La musique jouée n'est ni free, ni mainstream, ni entre les deux. Elle se situe ailleurs, dans une sorte de zone grise par delà jazz et musique contemporaine.
Après l'entrée progressive dans l'ambiance musicale du premier set, la suite du concert permet d'en apprécier un peu mieux la cohérence. Oreilles peu à peu habituées ou plus grande unité du propos ? Sans doute un peu des deux. En tout cas, j'ai trouvé le deuxième set en tous points remarquables. Un très grand moment de musique pour tout dire. Au-delà de la démarche assez écrite et intellectuelle de Delbecq, on sentait et voyait le plaisir des musiciens de jouer ensemble, avec notamment un Chander Sardjoe hilare d'un bout à l'autre du set. Le morceau For Mal Waldron, en hommage au regretté pianiste, avec une progression aussi sinueuse qu'inéluctable, des bruissements du piano préparé et des balais sur la batterie vers un déchaînement de puissance et d'énergie fut sans doute l'un des sommets du concert. Ce groupe donne toute son ampleur aux concepts musicaux forgés au sein de la nébuleuse du Hask pendant une bonne décennie. Si le collectif est aujourd'hui dissout, ses enseignements aux confins des musiques improvisées, de la musique contemporaine et des expérimentations électroniques vit pleinement dans la musique de Benoît Delbecq, peut-être chez le pianiste encore plus que chez les autres héritiers du Hask.
Le troisième set, devant un public clairsemé de passionnés, s'oriente plus vers une sorte de jam session avec des reprises de morceaux joués durant les deux premiers sets, et une plus large place, m'a-t-il semblé, laissée à l'improvisation et à la fantaisie des différents musiciens (Delbecq se faisant moins directif sur qui doit jouer quoi et quand). Une très agréable manière de conclure ce concert aussi exigeant que passionnant, qui a finalement débouché sur une réelle beauté.
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