dimanche 1 novembre 2009

Wayne Shorter Quartet @ Salle Pleyel, jeudi 29 octobre 2009

Il y avait une forte concurrence jeudi soir pour les amateurs de bonne musique à Paris : la première étape du cycle Mahler de l'ONF au Châtelet ; les retrouvailles de Stéphan Oliva, Claude Tchamitchian et Jean-Pierre Jullian au Sunside dix-huit ans après le merveilleux Novembre ; ou encore Sonny Rollins à l'Olympia. Il fallait faire un choix, forcément difficile, et le mien s'est orienté vers le quartet de Wayne Shorter, un groupe que je considère comme l'un des plus incontournables du jazz actuel. Il est vrai qu'avec un blog qui tire son nom d'un disque de Shorter, j'avais comme une obligation morale à me rendre Salle Pleyel. Je ne sais pas ce que donnèrent les autres concerts, mais je ne fus pas déçu de mon choix, bien au contraire. S'il ne faut pas abuser des superlatifs, je peux quand même affirmer qu'il s'agissait du meilleur concert auquel j'ai assisté cette année.

Le concert de jeudi s'inscrivait dans le cadre d'un cycle autour de l'exposition sur Miles Davis inaugurée quelques jours auparavant à la Cité de la Musique. La plupart des manifestations de ce cycle consistent en des relectures d'albums cultes du sorcier noir : Birth of the Cool, Kind of Blue, Bitches Brew, Jack Johnson, On The Corner... Un exercice toujours un peu casse-gueule, bien souvent décevant. Je n'ai par conséquent pris une place que pour On The Corner, en décembre, en raison d'un line-up excitant (Liebman, Abercrombie, Emler, Echampard...). Sous-titré "Tribute to Miles Davis" sur le programme de Pleyel, le concert de jeudi était avant tout un concert du Wayne Shorter Quartet. L'occasion de revoir ce fabuleux groupe six ans après son passage au Parc Floral et trois ans après celui au Châtelet (un bon rythme). S'il y a un hommage à Miles avec le groupe de Shorter ce n'est pas tant par la relecture de thèmes associés au Second Great Quintet des 60s que par la liberté dans la forme - et non la liberté sans la forme - qui structure pareillement le jeu de ces deux ensembles.

L'heure et demie passée sur scène par Shorter (ts, ss), Danilo Perez (p), John Patitucci (cb) et Brian Blade (dms) s'est organisée en deux longues suites ininterrompues où les thèmes s'enchaînent et l'improvisation se glisse partout. Pas de solo démonstratif ni de mise en avant alternée des membres du groupe, on est loin des codes du concert de gala dont pourrait se contenter Shorter du haut de ses soixante-seize ans et de son statut de légende vivante. A la place, une fluidité dans l'interplay et un sens de l'architecture d'ensemble que l'on rencontre plus souvent dans les orchestres de chambre, avec ce goût de la surprise et de l'inouï propre aux grands improvisateurs. Ce qui frappe dans cette musique, c'est l'évidence du jeu, la nécessité de ne pas se mettre en avant mais de jouer comme un ensemble cohérent. Chacun entre et sort en fonction des besoins intrinsèques de la musique et non pour attirer la lumière à lui ou pour laisser la place à l'autre. C'est une sensation que très peu de groupes sont capables de procurer. On se laisse alors progressivement emporter, incapable de résister à un tel choc esthétique. La seconde suite est, dans cette optique, un sommet de ce qu'il est possible de produire à partir de thèmes revisités et d'explorations renouvelées par la magie de l'improvisation. On reconnaît des bribes de thèmes connus, des années 60 (période Blue Note et Miles Davis Quintet) ou plus récents, sans qu'il soit toujours aisé de leur coller un nom dessus. Shorter joue plutôt avec sa mémoire, avec la notre, avec des émotions édifiées par des strates d'écoutes successives de sa riche discographie. Sans redite, mais comme des portes d'entrée vers son aventure actuelle. Sans chercher le "Tribute to", mais comme un prolongement magnifique des enseignements du Miles de la fin des 60s.

S'il fallait nuancer un tant soit peu le propos, on soulignerait le déséquilibre sonore du groupe en début de concert avec la mise en avant trop appuyée du piano dans l'amplification. Mais, le temps de quelques réglages, et tout cela semblait déjà très loin. Comme si rien ne pouvait entamer la détermination musicale d'un groupe qui ne sait décidément faire qu'un. On pourrait également souligner les qualités des individualités rassemblées, les échos impressionnistes de Danilo Perez ou l'élasticité du drumming de Brian Blade, mais ce serait passer à côté du sens profond de l'esthétique retenue. On retiendra quand même la profondeur du chant de Shorter au soprano sur le rappel, une version déchirante de Sanctuary qui clôturait en son temps Bitches Brew. De quoi quitter la salle de la magie plein les oreilles. Plein de souvenirs qui resteront longtemps incrustés dans nos mémoires.

A lire ailleurs : Franck Bergerot, Robert Latxague.
Par ailleurs, le concert était filmé et devrait être disponible prochainement sur le site de la Cité de la Musique.