samedi 15 octobre 2016

Tom Harrell @ Village Vanguard, jeudi 13 octobre 2016

Après le concert de Brian Marsella au Stone, je file au Village Vanguard pour le deuxième set du quintet à deux trompettes de Tom Harrell. J'avoue ne pas vraiment connaître la musique de ce dernier, mais les sidemen annoncés ont suscité ma curiosité : on trouve ainsi comme deuxième trompettiste Dave Douglas, mais aussi Charles Altura à la guitare, Ugonna Okegwo à la contrebasse et E.J. Strickland à la batterie. Un quintet à deux trompettes, la formule est originale, et l'on se demande un peu comment ils vont se partager la tâche. Et bien en explorant des registres différents. À Tom Harrell les sonorités les plus douces, un registre plus aigu, plus nocturne. À Dave Douglas les solos solaires, volontiers rutilants et les sons plus graves. Ils alternent les solos, réduisant les expositions en commun du thème au strict minimum.

Le concert commence par des morceaux à l'esprit très cool, marqués par une rythmique qui tire vers la bossa nova. C'est easy listening dans le bon sens du terme, agréable à l'oreille sans pour autant se laisser gagner par la facilité. La musique brille ainsi par la place qu'elle laisse aux solistes. Les deux trompettistes d'abord, puis Charles Altura ensuite, et enfin l'un des deux piliers de la section rythmique en alternance selon les morceaux. Les solos sont relativement courts, ce qui donne une belle dynamique aux morceaux grâce aux passages de relais fréquents entre les membres de l'orchestre. 

La seconde moitié du concert est marquée par des rythmes plus urbains et actuels. Sur deux d'entre eux, par exemple, E.J. Strickland emprunte clairement aux boucles du hip hop, mais en gardant toujours un son cool. Le changement d'ambiance rythmique n'entraîne pas de changement au niveau des solos et de la ligne mélodique en revanche. Et ça fonctionne également très bien ainsi. Classique dans sa formule (thème - solos - thème), accessible par sa clarté mélodique, cette musique est servie par d'excellents interprètes, avec un petit plus pour le batteur, irréprochable de bout en bout, et au jeu le plus varié des cinq ce soir-là. 

vendredi 14 octobre 2016

Brian Marsella, Trevor Dunn, Tyshawn Sorey @ The Stone, jeudi 13 octobre 2016

Encore un passage par le Stone ! Cette fois-ci pour écouter Brian Marsella interpréter quelques "Bagatelles" de John Zorn au sein d'un classique trio piano, contrebasse, batterie. Les "Bagatelles" sont un recueil de 300 compositions écrites par Zorn début 2015. A la manière de sa démarche avec le "Book of Angels", second songbook de Masada, il confie à différents ensembles le soin de les faire vivre sur scène. Mais à la différence de Masada, aucun enregistrement n'est prévu, il s'agit d'une musique destinée uniquement au concert.

C'est ma première confrontation avec ce nouveau corpus zornien. Et donc, à quoi ça ressemble ? Comme pour les compositions de Masada, les "Bagatelles" tiennent sur cinq portées maximum si j'en crois les partitions posées sur le piano de Marsella. Il s'agit de pièces relativement courtes, donc, qui laissent beaucoup d'espace à l'improvisation. On y retrouve en effet cette obsession permanente de Zorn : comment composer à partir du geste improvisé, sans en perdre la fraîcheur ? Cela pourrait s'apparenter à des compositions de Masada sans l'utilisation de la gamme hébraïque et avec un attachement beaucoup moins grand à l'aspect mélodique. L'écriture semble ainsi mettre l'accent sur des éléments plus directement issus du langage jazz, avec des gimmicks propres à Zorn, comme cet art incessant des breaks abrupts et du zapping. Les morceaux agencent ainsi des courtes phrases bien distinctes qui s'entrechoquent constamment avant que la structure d'ensemble de la pièce n'émerge. Si on reconnaît le trait zornien, ça ne ressemble en fait pas vraiment à d'autres de ses travaux. Le plus proche est peut-être ce qu'il a écrit pour le Nova Express Quartet.

Brian Marsella, Trevor Dunn et Tyshawn Sorey prennent la plupart des morceaux uptempo. Je ne sais pas si c'est une caractéristique générale des "Bagatelles" ou si c'est le fruit de leur sélection. Du coup, la virtuosité est ce qui ressort le plus. Ça va vite, très vite, avec des virages à angle très serré qui donnent le tournis à l'auditeur. Tyshawn Sorey est particulièrement impressionnant dans cette alliage de puissance et de musicalité qu'il dégage, semblant toujours en parfaite maîtrise des effets qu'il produit même dans des passages au rythme particulièrement enlevé. Brian Marsella, plutôt entendu sur des claviers électriques jusque là, s'amuse sur le grand piano à coup de grappes d'accords dissonants qui évoquent des sortes d'études ligetiennes désorganisées. Toute la magie de l'écriture de Zorn est de réussir à laisser émerger une sorte de chaos apparent au sein des morceaux, tout en maintenant clairement une direction pour ne pas se perdre dans d'interminables divagations. Et ça marche très bien.

jeudi 13 octobre 2016

Crazidelphia @ The Stone, mercredi 12 octobre 2016

Retour au Stone. David Krakauer a laissé la place à Brian Marsella pour cette semaine. Le claviériste, surtout entendu au sein du Banquet of the Spirits de Cyro Baptista jusque là, propose dix ensembles différents toute la semaine. J'opte pour un rassemblement de Philadelphiens de toutes générations qui promet quelques délires free-cosmiques : Marshall Allen, vétéran de l'Arkhestra de Sun Ra (92 ans tout de même) est en effet de la partie au sax alto. Tout comme Elliott Levin au sax tenor et Dave Hotep à la guitare, autres noms liés aux explorations interstellaires. Le groupe est complété par Josh Lawrence, parfait look de hipster, à la trompette, Matt Hollenberg (du trio Simulacrum) à la guitare, Tom Spiker à la basse et G. Calvin Weston (Prime Time, Lounge Lizards...) à la batterie.

A huit, ils occupent plus de la moitié de l'espace pour le moins confiné du Stone. Il faut dire que Brian Marsella est entouré par toutes sortes de claviers (rhodes, orgue hammond, clavinet, synthé) et qu'il y a en plus trois Japonais qui filment le tout. Bref, il y a presque autant de monde sur scène que parmi les spectateurs !

Côté musique, c'est l'alliance parfaite d'une lourde rythmique funk et de solos free furieux des saxophonistes, Brian Marsella faisant le lien en alternant phrases répétitives obsédantes et accords plaqués au hasard. Il se dégage une ambiance de jam session avec le leader qui fait des grands signes pas toujours bien compris quand il estime que tel ou tel doit intervenir. Malgré l'aspect un peu fourre-tout de la musique, ça fonctionne plutôt bien et on se laisse prendre facilement au jeu à hocher la tête en rythme. Parmi les compositions, il y en a une qui permet à Marsella de raconter une anecdote amusante : intitulé "Les Arcs", elle fait référence à la station de ski française où il s'est retrouvé engagé dans un quintet de jazz pendant quinze jours par un hôtel pour servir d'orchestre de bar en 2001... sauf que c'était en plein été... sans aucun client et avec alcool à volonté... ce qui a permis quelques expérimentations bien loin de ce qui est attendu d'une musique d'ambiance ! Les chemins de la créativité empruntent des voies insoupçonnées.

Bill Frisell @ Blue Note, mardi 11 octobre 2016

Bill Frisell est en résidence pendant deux semaines au Blue Note en ce mois d'octobre. L'occasion pour lui d'y présenter ses deux plus récents projets. Et pour cette deuxième semaine, les musiques de film sont à l'honneur. Entouré de Thomas Morgan à la contrebasse, Rudy Royston à la batterie et Petra Haden au chant, le guitariste revisite quelques thèmes célèbres associés au septième art. Il y a à la fois des chansons ("The Windmills Of Your Mind" de Michel Legrand, "Lush Life" de Billy Strayhorn, "When You Wish Upon A Star" extrait du Pinocchio de Disney) et des airs purement instrumentaux ("Once Upon A Time In The West" d'Ennio Morricone ou "Psycho" de Bernard Herrmann). Sur ces derniers, Petra Haden fredonne l'air, intervient comme un instrument complémentaire, et ce sont les passages que je préfère. Non que sa voix soit désagréable quand elle chante plus classiquement des chansons, mais le format de celles-ci et la nécessité de se tenir au texte laissent moins de place à l'imagination des musiciens.

Très référencée, la musique jouée ce soir-là semble ainsi parfois un peu prisonnière de notre mémoire collective. Même sans être un grand cinéphile, il est impossible de ne pas connaître les airs interprétés. Et c'est d'autant plus vrai quand des paroles viennent se glisser dans l'intervalle entre l'auditeur et les musiciens. Petra Haden, fille de Charlie, les interprète sans affect, d'une voix claire, peu travaillée mais très pure, plus proche de la tradition folk que des canons du jazz. C'est joli, mais l'émotion a du mal à percer. Bill Frisell égrène des chapelets de notes déliées, qui là aussi font plus écho à l'americana des grands espaces qu'aux blue notes des clubs new-yorkais. Le temps semble se dilater, l'espace s'étire et parfois l'attention retombe un peu. Il faut les quelques rares solos du contrebassiste et du batteur, sur les morceaux purement instrumentaux, pour glisser quelques frissons hors champ dans ces thèmes archi-connus. Ainsi Rudy Royston dynamise de fort belle manière "Once Upon A Time In The West", rendant un peu de la tension et du caractère inquiétant liés au film, en s'éloignant d'une relecture trop littérale de la partition de Morricone. Thomas Morgan lui rend la pareille en instillant quelques doses de suspense hitchcockien dans son solo sur le thème de "Psycho". Ils laissent ainsi entrevoir un potentiel intéressant - assez évident vus les musiciens réunis - mais qui n'aura été malheureusement qu'effleuré.

mardi 11 octobre 2016

Mingus Big Band @ Jazz Standard, lundi 10 octobre 2016

Le lundi, de nombreux clubs new-yorkais font relâche. D'autres honorent la tradition du big band à l'aide d'orchestre en résidence. Parmi ceux-ci, je choisis le Jazz Standard qui accueille depuis des années ses "Mingus Monday" sous le patronage bienveillant de Sue Mingus (présente dans la salle). Le Mingus Big Band est l'une des trois incarnations d'un ensemble à géométrie variable mais qui emploie les mêmes musiciens pour honorer la mémoire et les compositions du grand Charles (les deux autres étant le Mingus Dynasty et le Mingus Orchestra). La formation Big Band est évidemment la plus cuivrée, employant cinq saxophonistes, trois trombonistes, trois trompettistes et une section rythmique piano, contrebasse, batterie. Et c'est peu de dire que ça groove ! Mais pas que. Le concert de ce lundi soir (deuxième set) est ainsi l'occasion de démontrer la plasticité et la diversité du répertoire mingusien.

En 1h20 de concert et cinq morceaux, s'il y a bien trois pièces qui collent à l'esthétique attendue d'un Big Band rutilant, il y a surtout deux morceaux de bravoure un peu hors cadre. Tout d'abord un extrait d'"Epitaph", composition au long cours (plus de deux heures dans son entièreté) écrite au début des années soixante dans une optique third stream. Pour l'occasion deux des saxophonistes se saisissent de flûtes et un des trombonistes empoigne un tuba. Le rythme régulier est bien présent, comme un attachement à la tradition du jazz, mais les développements mélodiques et harmoniques empruntent plus à la tradition classique européenne du début du XXe siècle. Contrairement aux autres morceaux, pas de solos ici, mais des voix qui s'entremêlent, se superposent, se rejoignent puis s'éloignent dans un grand raffinement, avec un attachement particulier à l'agencement des timbres. Une vraie merveille.

L'autre grand moment, c'est le dernier morceau de la soirée. Un des musiciens annonce qu'ils vont jouer un extrait d'une longue composition, mais les autres protestent et insistent pour la jouer en entier. Il s'agit de "Cumbia and Jazz Fusion", composition tardive de Mingus (1977), l'une des dernières qu'il enregistra. Un grand voyage d'une demi-heure, des rythmes syncopés de la jungle colombienne fantasmée aux rues de New York, où se mêlent les langages sud et nord américains. On sent une joie de jouer évidente de la part des musiciens, très communicative. La salle réagit avec enthousiasme à la succession de solos flamboyants. La tradition du Big Band est encore bien vivante avec une telle machine à groover.

David Krakauer Acoustic Klezmer Quartet @ The Stone, dimanche 9 octobre 2016

Ce dimanche soir, David Krakauer clôture une semaine de résidence au Stone, le club de John Zorn. Le clarinettiste a ainsi proposé chaque soir une formule instrumentale différente. Pour cette dernière il propose un groupe tout acoustique, débarrassé des samplers et guitares électriques qui l'accompagnent le plus souvent. Il s'entoure de quelques fidèles pour revisiter son répertoire : Will Holshouser à l'accordéon, Jerome Harris à la guitare basse acoustique et Michael Sarin à la batterie. Si le répertoire ne propose aucune surprise, mélange de traditionnels klezmer et de compositions personnelles bien documentées sur disque, l'intérêt du concert est de pouvoir l'écouter dans ce contexte plus dépouillé qu'à l'accoutumée, dans l'intimité d'une petite salle, au plus près du son des instruments.

C'est bien la qualité du son de la clarinette qui frappe avant tout. Toujours superbement maîtrisé, dans les lentes montées en puissance comme dans les danses paroxystiques qui sont la marque de fabrique de David Krakauer. On entend le souffle résonner sur la paroi de l'instrument, et c'est une expérience assez inédite, loin de ce qu'on a déjà pu entendre de lui lors de concerts en Europe, dans des salles plus grandes et entouré d'une instrumentation plus électrique. Les moments les plus calmes, quand il prend le temps d'installer un climat sur la longueur sont particulièrement émouvants. Ainsi ce "Moldovian voyage" particulièrement poignant, long crescendo tout en retenu avant le déchaînement final.

Entre les morceaux, Krakauer aime raconter des anecdotes sur leur origine. On voyage ainsi des confins du Yiddishland au Lower East Side (où se trouve le Stone). On sent toute la passion de la transmission qui anime le clarinettiste. Il ne fait pas que jouer une musique qui lui plaît, il cherche à transmettre une culture, un héritage qui a faillit être définitivement interrompu. Cette formule instrumentale ramassée y parvient peut-être encore mieux que les expériences plus crossover qui l'ont popularisé. Il n'abandonne rien de ses ambitions modernisatrices, mais il transmet plus directement l'émotion. Grand concert, une musique généreuse.

John Zorn & Milford Graves @ Village Vanguard, dimanche 9 octobre 2016

En ce dimanche après-midi, John Zorn inaugure une résidence mensuelle au Village Vanguard. L'occasion pour moi de le voir dans un contexte assez différent des précédents concerts auxquels j'ai pu assister : dans l'intimité d'un club (123 personnes maximum indique un panneau sur le mur à côté du bar), loin des grandes salles européennes (théâtre antique de Vienne, Auditori de Barcelone, Fondation Gulbekian à Lisbonne, Théâtre du Châtelet, Cité de la Musique, Salle Pleyel et Grande Halle de la Villette à Paris). L'occasion également d'entendre le saxophoniste et l'improvisateur, non le compositeur et catalyseur d'énergies. L'occasion, enfin, de se rappeler tout ce qu'il doit à la tradition du jazz, même si sa musique ne s'y est jamais résumée.

A ses côtés, un batteur historique du free jazz et de ses marges, accueilli sur Tzadik il y a quelques années pour deux disques en solo. La batterie de Milford Graves a la particularité d'intégrer des percussions des traditions africaines et afro-caraïbéennes, non pas comme un complément à côté, mais en son sein, parmi les toms plus traditionnels de la batterie jazz. Du coup, il donne des couleurs très particulières à son jeu, entre free jazz, rituel afro-cubain et fantôme du bop.

Le concert s'organise autour d'une série d'échange en duos (des morceaux relativement ramassés, loin des improvisations au long cours qu'on pourrait attendre) et de quelques solos de chacun (deux pour le batteur, un pour le saxophoniste). Cela démarre comme on pourrait s'y attendre, avec un discours très dense, Zorn partant d'emblée de jeu en respiration circulaire. Pourtant, il ne faudrait pas penser que tout n'est qu'urgence et vivacité dans cette musique. La mélodie s'invite souvent, héritée du hard bop ou aux relents masadiens. Les couleurs afro-caraïbes de la batterie de Milford Graves accentuent l'aspect voyageur du concert, notamment lors de son premier solo où il psalmodie en même temps quelques mots aux consonances africaines. On croirait assister à un rituel santeria. En une heure, les deux musiciens parcourt ainsi l'héritage commun du free jazz tout en y injectant chacun leurs particularités. On ne voit pas le temps passer, et à la fin on aurait bien aimé un peu de rab !