jeudi 30 octobre 2008

Leoš Janáček - La Petite Renarde rusée @ Opéra Bastille, mercredi 29 octobre 2008

On va finir par croire que les opéras auxquels j'assiste sont choisis sur des critères très stricts : comme les quatre précédents vus à Bastille, celui-ci a été composé dans les années vingt. C'est aussi le troisième de Janáček après De la maison des morts en 2005 et L'affaire Makropoulos en 2007. Mais, contrairement aux trois derniers (Makropoulos, Cardillac et Wozzeck), Angela Denoke n'était pas de la distribution. Je reste donc large d'esprit. Ouf !

La joie de retrouver Janáček à Bastille ne se résume toutefois pas à la seule logique comptable. Elle est tout d'abord couplée à celle de pouvoir profiter d'une mise en scène d'André Engel, toujours assisté de Nicky Rieti pour les décors. Ceux-ci offrent, par des changements de plateau rapides, une adéquation parfaite avec le cycle musical déployé par le compositeur morave. Le cycle des saisons, l'opposition entre la nature fourmillante de vie et le monde triste et circonscrit des humains, les incessants passages de l'un à l'autre sont rendus possibles par une mise en scène intelligente qui tire profit des capacités techniques de l'Opéra Bastille (même si la mise en scène a déjà été proposée à l'Opéra de Lyon et au TCE). Le retour cyclique du thème de la Renarde dans la musique de Janáček rythme ainsi une mise en scène très changeante, mais qui repasse finalement toujours par les mêmes lieux.

Au-delà du panthéisme du vieux tchèque, Engel doit jongler avec un imaginaire français contemporain façonné par Le roman de Renart, les fables de La Fontaine et... les dessins-animés de Walt Disney. Autant de représentations qui tissent une culture commune remplie d'animaux doués de raison et d'humains aux traits bestiaux. La prouesse du metteur en scène est de réussir à rester toujours empreint d'un rien de naïveté enfantine sans tomber pour autant dans la mièvrerie, de rester au fond assez proche des différents niveaux de lecture présents dans cette adaptation d'une bande-dessinée par Janáček. Les rails sous la neige qui stylisent l'hiver - simple décor en apparence - ont ainsi comme une résonance avec l'insulte "bolchévique" lancée en début d'opéra par l'un des animaux de la forêt ou avec le double langage émancipateur de la Renarde face aux poules - délivrez-vous de vos chaînes d'animaux de basse-cour... et je pourrai mieux vous croquer. Un renvoi, aussi, à l'univers du bagne de la maison des morts.

Ces références laissent néanmoins une large place à l'humour. Dès l'ouverture et l'apparition des premiers animaux (escargot, mouches, chenille, etc.), on sourit, voire on rit nettement quand les moustiques tirent le sang du garde-chasse à la seringue. Le sommet est atteint avec la fameuse scène des poules où celles-ci sont de vraies "poules" qui caquettent sans cesse face à un coq qui se grattent les couilles avant d'aller vérifier - de manière courageuse mais peu téméraire - si la Renarde est effectivement morte (une ruse de plus...). Elizabeth Neumuller a pu s'en donner à cœur joie avec les costumes animaliers. Ce qui rajoute incontestablement aux nombreux sourires que nous tirent le spectacle.

La direction d'acteurs, entre animaux muets, humains balourds et rusés renards est excellente. Ils sont tous particulièrement expressifs par leur gestuel. Beaucoup plus que par leur voix pour la plupart. Celles-ci ont souvent tendance à être couvertes par l'orchestre - impeccable sous la direction de Dennis Russell Davies - malheureusement. C'est là le point faible du spectacle. Ne surnagent en fait que Jukka Rasilainen en garde-chasse amoureux de la Renarde (fantasme masculin de la femme libre et sauvage, moderne et insaisissable) et le couple de goupils : Hannah Esther Minutillo en Renard et Elena Tsallagova, qui porte l'essentiel de la pièce, en Renarde Oreilles-Pointues (puisque telle est la traduction littérale du titre tchèque pour ceux qui se posent la question).

La chanteuse russe, et rousse pour l'occasion, joue à merveille l'espièglerie et la curiosité sans borne - et finalement fatale - de la Renarde. Elle colle parfaitement à la partition de Janáček, joyeuse et virevoltante, cyclique sans être répétitive, entre comptines à fredonner en reprenant le métro et architecture d'ensemble soignée dans ses moindres détails. Un alliage parfait de modernité musicale, d'écoute des bruits de la nature - sans entrer pour autant dans une démarche naturaliste imitative - et de souvenirs de l'enfance et des campagnes moraves. La preuve que d'une simple bande-dessinée d'un quotidien de Brno peut naître une œuvre majeure, à la fois populaire et savante. Et que les histoires pour enfants ne leur sont pas forcément uniquement destinées.

A lire ailleurs : Bladsurb, Palpatine, ConcertoNet (oui, ce sont souvent les mêmes).

lundi 27 octobre 2008

De bruit et de silence

Avec quelques autres blogs ayant le jazz pour passion commune, nous publions aujourd'hui chacun un billet consacré à un pianiste. Me concernant, ce sera une pianiste : Sylvie Courvoisier. Pas nécessairement un exemple de jazzwoman d'ailleurs, tant la Suissesse se tient dans un au-delà des genres, une zone grise au confluent de la composition contemporaine et des musiques improvisées post-free jazz.

Sylvie Courvoisier, par Juan-Carlos Hernandez

J'avais un peu pu discuter avec elle après un concert qu'elle donnait l'année dernière en duo avec son mari, le violoniste Mark Feldman, au Théâtre de l'Onde de Vélizy. Elle me disait alors ne pas se considérer comme une pianiste de jazz, mais comme une musicienne tout court. Elle a débuté le piano poussée par son père, pianiste dixieland, étudiant avec des amis de ce dernier avant de poursuivre par la voie classique du conservatoire... qu'elle n'a jamais fini. C'est donc plutôt sur le tas, au fil des rencontres (notamment celle décisive avec Jacques Demierre), loin de toute école, que Sylvie Courvoisier a développé son style. Car il y a bien aujourd'hui une signature musicale Courvoisier. Un univers sonore attaché au silence et aux moindres bruits, parcouru de résonances et de mémoires classiques. Une poésie du bruitisme comme il en existe peu dans ce langage musical.

Ce style s'est forgé progressivement et il est intéressant, pour en comprendre la genèse, de parcourir, rapidement, la carrière discographique de la pianiste. Son premier opus, joliment titré Sauvagerie Courtoise, a paru en 1994. A la tête d'un "quintetto" (l'italien en dit long sur la musique ici rassemblée), Sylvie Courvoisier développe alors un langage qui n'est pas sans évoquer Carla Bley, nourri de mélodies populaires d'Italie, d'Europe centrale et du monde germanique. Cherchez l'intrus, dans le lecteur ci-dessous, en est extrait.



Entre ce premier essai et l'approche développée aujourd'hui, il y a un disque charnière, sorte de pont jeté entre mélodies populaires de rue et goût des sonorités surprenantes. Enregistré en trio avec Michel Godard (tuba) et Pierre Charial (instruments mécaniques), Y2K mêle chanson de village jouée à l'orgue de barbarie et intérêt de la musique contemporaine pour les structures rigides (on pense aux travaux de Ligeti en la matière). Le bien nommé Machines-à-sons, dans le lecteur, en est extrait.

La suite - et l'actualité - de la carrière de Sylvie Courvoisier, c'est une série de trios qui lui permettent d'aborder divers aspects de son monde musical. Le trio Mephista, avec Ikue Mori (machines) et Susie Ibarra (percussions), est le plus bruitiste, mais pas le moins poétique. La musique du trio est parcourue de cliquetis en tous genres que font vivre une attention de tous les instants au jeu de l'autre. Dans une veine plus "classiquement" free jazz, il y a les trios avec Joëlle Léandre (contrebasse) et Susie Ibarra ou Ellery Eskelin (saxophone) et Vincent Courtois (violoncelle). L'art de l'improvisation y est ici central. Pour la composition, Sylvie a son trio Abaton, avec les cordes sensibles de Mark Feldman (violon) et Erik Friedlander (violoncelle). Le double CD du trio paru chez ECM en 2003 est assez exemplaire dans sa démarche : le premier regroupe quatre compositions de la pianiste, le second dix-neuf improvisations du trio. Nova Solyma extrait de ce second disque est en écoute dans le lecteur ci-dessus, tout comme Drôle de Mots de Mephista, extrait du second disque du trio, Entomological Reflections. Pour le trio avec Eskelin et Courtois, voici un extrait vidéo enregistré au Roulette, un club de New York, en 2007.



Si l'art du trio convient parfaitement à la Suissesse, certains de ses plus récents opus suivent d'autres chemins. Deux disques parus l'an dernier synthétisent ainsi les préoccupations actuelles de Sylvie Courvoisier. Signs and Epigrams, en solo, se présente comme un recueil d'études. A son sujet, Sylvie me confiait que le rapport au silence y était encore plus important que d'habitude. On est ici chez la compositrice plus que chez l'improvisatrice, mais on entend cependant une démarche nourrie du goût de la surprise que seule une pratique approfondie des musiques improvisées permet. Epigram 2, dans le lecteur, en témoigne. C'est aussi dans l'art de la composition que puise Lonelyville, enregistré en quintet. Sylvie résume ici son ambition par la formule Mephista + Abaton, soit l'alliance de deux de ses amours musicales, la composition contemporaine pour cordes et l'art du bruit des machines et percussions. Piano, violon, violoncelle, batterie, ordinateur, la formule peut surprendre, mais le résultat est splendide comme je m'en faisais l'écho ici.

Le panorama ne serait pas tout à fait complet sans l'évocation du duo qu'elle forme, à la ville comme à la scène, avec le violoniste Mark Feldman. Leur univers commun est fait de lyrisme et d'humour, d'imprévu et de mélancolie, de bruits et de citations. Tous les deux proches de John Zorn (Sylvie vit à New York depuis dix ans), ils ont magnifié les compositions de ce dernier pour Masada à travers deux grands disques : Masada Recital et Malphas. Du premier est extrait Mahshav, en écoute dans le lecteur. J'ai eu la chance de les voir à deux reprises en concert sur ce répertoire. La première est chroniquée ici.

Mon plus beau moment en compagnie de la musique de Sylvie Courvoisier reste néanmoins un merveilleux concert en solo au Centre culturel suisse de Paris en 2006. Une heure et quelques poussières de bonheur musical, entre improvisations et compositions, sur l'ivoire ou dans les cordes, à mains nues ou à l'aide de divers objets (mailloches, ruban adhésif, boules métalliques...). Les cliquetis percussifs ne sont jamais là pour prendre le pas sur la rigueur de la construction harmonique, mais bel et bien pour s'intégrer pleinement à une démarche musicale aussi exigeante que ludique. La mélodie n'est pas toujours présente, mais la pianiste ne lui refuse néanmoins pas de beaux développements sous prétexte d'intégrisme bruitiste. Le silence est comme toujours une composante essentielle de son approche musicale mais, là non plus, pas tant comme le fruit d'un quelconque dogme que comme source naturelle de respiration dans un souci de construction autant présent dans les pièces improvisées que dans les études écrites. Dans ses improvisations, on entend ainsi véritablement les morceaux s'organiser au fur et à mesure, à partir d'un bruit particulier, d'une simple série de notes à développer ou d'un agencement rythmique singulier. Sylvie Courvoisier lance une idée, différente à chaque morceau, et en explore les possibles sans trituration excessive. Quand elle a obtenu ce qu'elle souhaite, elle s'arrête tout simplement, sans chercher à user les ressorts de son art.

La musique de Sylvie Courvoisier respire pour moi la mélancolie. Elle semble jeter un regard très conscient sur l'état du monde, tout en n'oubliant pas de s'en amuser. Mais jamais par la franche rigolade, plutôt par une sorte de musique pince-sans-rire, comme un sourire furtif lancé pour combattre l'abattement généralisé. Derrière ses airs sages et concentrés, ses lunettes strictes et sa longue chevelure brune frisée, on devine ainsi une sensibilité exacerbée, à l'écoute du moindre petit bruit, prête à en extraire toute la musicalité.

Pour finir ce petit portrait sonore de la pianiste helvète, voici en bonus un deuxième extrait vidéo, une improvisation en duo avec Ellery Eskelin, enregistrée au Rhythm in the Kitchen Festival à New York en 2006.



Enfin, pour une discographie complète, un agenda des concerts ou d'autres extraits sonores et vidéo, n'oubliez pas de visiter le site de Sylvie.

Les autres pianistes à l'honneur :
- Craig Taborn sur Mysteriojazz
- Marc Copland sur Livre d'images
- Jobic Le Masson sur Jazz à Paris
- Andy Emler chez Belette & Jazz
- Jean-Michel Pilc sur le Ptilou's Blog
- Marco Benevento sur Jazz Frisson
- Bheki Mseleku chez Z et le jazz
- Bojan Zulfikarpasic chez Maître Chronique

dimanche 26 octobre 2008

Orchestre National du Capitole de Toulouse @ Salle Pleyel, samedi 25 octobre 2008

Pour sa première saison en tant que directeur musical de l'Orchestre National de Toulouse, le jeune chef ossète dont tout le monde parle, Tugan Sokhiev, a reçu un accueil triomphal : bis et ter après la cinquième symphonie de Chostakovitch.

Le concert avait débuté avec le concerto pour piano d'Edvard Grieg interprété par Nelson Freire. Grosse affiche donc, même si personnellement j'adhère assez peu à la musique du compositeur norvégien. Le pianiste brésilien me séduit plus par son toucher soyeux lors des cinq minutes de son rappel sur un extrait du Children's Corner de Debussy que durant les trente minutes extrêmement romantiques du concerto. La présence de Grieg au programme a néanmoins le mérite de me replonger, en pensées, dans mes récentes vacances norvégiennes.

Chez Grieg, le port de Bergen

Cinquième de Chostakovitch après l'entracte, donc. Une musique qui me convient bien mieux. Sokhiev tire le meilleur de l'orchestre, notamment les vents impeccables d'un bout à l'autre de l'œuvre. Les musiciens semblent dévoués à leur chef, comme ils le démontreront lors des nombreux rappels, tout aussi heureux que le public de taper des mains et des pieds. La symphonie de Chostakovitch, écrite comme une assurance-vie après les critiques de la Pravda contre Lady Macbeth, multiplie les références et les niveaux d'écoute, d'un Largo sans cuivre quasi mahlerien à un pétaradant final tous cuivres dehors où l'on ne peut s'empêcher d'entendre résonner un rire douloureux mais ironique. Sokhiev est parfaitement à l'aise dans ce répertoire et remporte presque à lui tout seul un succès fort mérité.

A lire ailleurs : Bladsurb, Palpatine, ConcertoNet.

Alain Platel - pitié! @ Théâtre de la Ville, jeudi 23 octobre 2008

Excellent concert d'Aka Moon, une nouvelle fois. Fabrizio Cassol, saxophoniste du trio, a adapté avec brio La Passion selon Saint Matthieu de Bach. Le résultat, plein de joie et d'espoir, porté par un trio augmenté de Magic Malik (flûte et chant), Airelle Besson (trompette), Tcha Limberger (violon) mais aussi un violoncelle et un accordéon et trois chanteurs, dont le formidable contre-ténor Serge Kakudji, est fait pour la danse. Dommage que celle-ci ne suive pas.

J'avais déjà été assez réservé face au précédent spectacle de Platel, vsprs d'après les Vêpres de la Vierge de Monteverdi. pitié! en accentue les défauts : Platel en fait constamment trop, ça déborde de partout, on se rhabille et déshabille frénétiquement, tout s'entrechoque sans qu'une direction qui ferait sens n'en émerge. Non que pris isolément chaque élément n'ait son intérêt, mais l'ensemble ne fait pas corps. Aucune sympathie, aucune compassion : les souffrances des danseurs ne sont pas partagées malgré la volonté affichée du chorégraphe.

Reste alors la musique, et son adéquation au cas par cas à telle figure, tel mouvement d'ensemble, tel pas de deux. De quoi au moins passer le temps (deux heures quand même), et ne pas trop s'agacer de l'usage jusqu'à l'usure des gestes et paroles d'aliénés mentaux.

A lire ailleurs : Images de danse, In the mood for jazz, Les Trois Coups, Un soir ou un autre, Bladsurb.

Concentus Musicus Wien @ Salle Pleyel, mardi 21 octobre 2008

La salle Pleyel est étonnamment peu remplie. Je peux donc me replacer de face au rang G, abandonnant la troisième catégorie pour la première. Est-ce l'absence d'Harnoncourt, souffrant et remplacé par le chef de chœur Erwin Ortner, qui a dissuadé le public ? Je pensais pourtant qu'un tel programme - des cantates de Bach par le Concentus Musicus Wien - avait tout pour attiré un maximum de monde.

Le concert commence par la BWV 38, Aus tiefer Not schrei ich zu dir. Le chœur entame seul, juste soutenu par quatre trombones situés en son sein. Très belle impression, aussi bien sonore que visuelle. L'air du ténor, ici interprété par Werner Güra, fait souffrir les hautbois. L'air de la soprano, Barbara Bonney, étonne par son traitement plus proche de l'opéra que des habituels ais baroques. Ce décalage stylistique entre chanteurs et chanteuses, notamment la soprano, conduira d'ailleurs à quelques interrogations restées sans réponse tout au long de la soirée.

Je penche pour ma part plus du côté de Timothy Sharp, basse, qui fait des merveilles dans les deux autres cantates au programme : la BWV 70 au titre explicite, Wachet! Betet! Betet! Wachet! (Veillez ! Priez ! Priez ! Veillez !) qui alterne attente pleine d'espérance et crainte apeurée face à l'approche du Jugement dernier, et surtout la BWV 30, dont le titre Freue dich, erlöste Schar là aussi sert de programme : réjouis-toi troupeau des rachetés, dans une danse entrainante à la structure choeur-récitatif-air à laquelle seul le ténor se voit soustrait (il n'a pas d'air à lui).

A lire ailleurs : Bladsurb, Palpatine.

lundi 20 octobre 2008

Michael Wollny @ Théâtre des Abbesses, samedi 18 octobre 2008

Le jeune pianiste allemand se présentait seul sur la scène du Théâtre des Abbesses samedi après-midi. J'avais déjà eu l'occasion de l'entendre en duo avec Heinz Sauer lors d'un concert marquant de 2006 ainsi qu'en trio avec son groupe [em] en 2007. Pour cette troisième rencontre en autant d'années, Michael Wollny a proposé une plongée évocatrice dans ses territoires intérieurs.

Il commence le concert par une longue improvisation, qu'il intitule sobrement "Théâtre des Abbesses". La musique se déploie à partir de motifs répétés qui lui donnent une dimension liquide. Les notes serrées, égrenées avec vitesse, forment comme un tapis mouvant à partir duquel le pianiste étire ses improvisations. Le climat dégagé est sombre, un brin mélancolique, un rien inquiétant. Les territoires explorés évoquent les toiles de Caspar David Friedrich. Wollny revendique l'héritage romantique allemand. Il dédie d'ailleurs le rappel à l'une de ses références, Franz Schubert. L'ajout progressif de bruitages et samples par un ingénieur du son en coulisse accentue la dimension introspective. On parcourt ainsi un monde accidenté, où d'étranges échos se répondent au-delà de l'action humaine sur les touches du piano. Les frottements sur les cordes amplifient de grondements les notes obsessionnellement répétées. L'impression de s'aventurer dans un monde englouti - d'où pourrait surgir une cathédrale - relie alors Michael Wollny à toute une tradition pianistique qui trouve ses sources bien au-delà du jazz.

C'est dans ce contexte que trouve tout naturellement sa place une relecture dépouillée d'un thème de Björk, Joga. Originellement hurlée contre les forces de la nature par la chanteuse islandaise, la mélodie se retrouve désossée, ballotée par des vents inamicaux, pour ne ressurgir rassemblée dans une économie toute minimaliste qu'à la fin du morceau.

Les titres des disques publiés jusqu'ici par Wollny résument parfaitement l'idée véhiculée par sa musique : Melancholia et Certain Beauty s'intitulaient ses collaborations avec Heinz Sauer ; Hexentanz (danse de sorcières) son recueil solitaire. Sensible sans être sentimentale, elle a surtout le mérite d'explorer des terres encore relativement vierges du jazz contemporain.

vendredi 17 octobre 2008

Nasser Martin-Gousset - Comedy @ Théâtre de la Ville, jeudi 16 octobre 2008

Drôle, légère et colorée, la Comedy de Nasser Martin-Gousset est une vraie réussite. De la danse-champagne sans prétention mais qui attire et fascine d'un bout à l'autre du spectacle. Ancien de chez Sasha Waltz, NMG est lui aussi un adepte de la danse-théâtre. A laquelle s'ajoute une forte relation au cinéma. Comédies musicales et policières de l'âge d'or hollywoodien comme référence explicite.

Un âge d'or baigné du jazz cool de Dave Brubeck et Paul Desmond, ou des musiques de film d'Henry Mancini et Michel Legrand. Mais pour les interpréter sur scène, un vrai quartet de jazzmen aguerris à des sonorités plus contemporaines : Alban Darche au ténor, Pierre Christophe au piano, Raphaël Dever à la contrebasse et Steve Argüelles à la batterie.

L'action se déroule dans un élégant salon moderniste, quelque part du côté des années 60. S'y succèdent des voleurs de bijoux, des invités à une party, des musiciens ambianceurs, un serveur ivre, des meurtriers de cartoons. La danse est fluide, naturelle, avec des clins d'œil perturbateurs appuyés au cinéma - ralentis, mimiques de dessins animés. L'atmosphère est empreinte de légèreté. On rit souvent. Les mouvements de groupe dégagent beaucoup d'enthousiasme, les solos épousent les rythmes ternaires du jazz avec humour. Serrées, déserrées, les relations se font et se défont. D'essaim en couples, de trios en amoncellement. La superficialité semble régner, mais chacun poursuit en fait un objectif des plus matérialistes. Le reste n'est qu'amusement et mondanités.

L'ambiance de la soirée est plaisante. Le spectacle l'est tout autant. Et le bonheur dégagé par la danse particulièrement contagieux.

mercredi 15 octobre 2008

Angelin Preljocaj - Blanche Neige @ Théâtre National de Chaillot, mardi 14 octobre 2008

L'association Grimm - Preljocaj - Mahler - Gaultier fait de ce Blanche Neige un succès quasiment couru d'avance. Ma curiosité, plus centrée sur la relation Preljocaj / Mahler il est vrai, m'a conduit à aller vérifier si cela était justifié.

La trame du récit - car c'est un spectacle clairement narratif - s'éloigne assez peu du conte des frères Grimm. On reste donc à distance de l'univers de Walt Disney. Les tableaux se succèdent, de la naissance de Blanche Neige au supplice de la belle mère, et narrent l'histoire dans son intégralité. Toute la première partie relate ainsi la vie à la cour, où Blanche Neige attend une demande en mariage aux côtés de son père adoptif de roi. Gentes dames et damoiseaux se frôlent, éveillent leur sens au contact de l'autre, sous le regard amusé de Blanche Neige. Le langage des danses de couple est assez typique du style Preljocaj, mélange de grâce mutine et de gestes sportifs plus affirmés. La musique - des extraits des symphonies de Mahler tout au long du spectacle - résonne des valses et autres danses de salon maltraitées par le compositeur autrichien. La distance toujours un peu ironique maintenue par Mahler dans son traitement des matériaux populaires accentue la galanterie un peu vaine des danseurs enamourachés.

Subitement, le deuxième mouvement de la cinquième symphonie, Stürmisch bewegt, retentit. La reine - la belle mère de Blanche Neige - apparaît affublée de deux chats. Elle est toute habillée de noire, avec juste un liseré rouge sur le bas de la robe. Corset métallique et porte-jarretelles apparents font de son costume l'un des rares un peu loufoques du spectacle. La véhémence de la musique colle parfaitement au numéro tout en charmes et venin de la belle mère. S'ensuit une longue errance de Blanche Neige dans la forêt, les fameux appels au beau miroir de la reine et, enfin, l'apparition des nains.

Le traitement musical - le troisième mouvement de la première - est ici parfait. Descendant en rappel le long d'une paroi rocheuse, les sept mineurs trouvent un écho juste ce qu'il faut distancié dans le côté feierlich und gemessen du mouvement. Le rythme chaloupé de Frère Jacques comme la clarinette klezmer joueuse en font un passage particulièrement réjouissant, avec une danse à la verticale pleine d'allégresse. On se surprend même à trouver un écho pas si lointain entre Mahler et le On rentre du boulot de Walt Disney.

Autre passage célèbre entre tous, la mort de Blanche Neige et sa résurrection par le baiser du prince. La déception première liée à l'évidence un peu trop forte de l'utilisation de l'adagietto de la cinquième pour ce passage disparaît rapidement devant le magnifique traitement chorégraphique du récit. Du point de vue de la danse, c'est sans doute le plus beau moment du spectacle. Le mélange d'espoirs et de lamentations du prince charmant trouve une expression physique prodigieuse. Les deux se mêlent face aux (absences de) réactions de la belle endormie. Une nouvelle fois, Preljocaj fait montre de son talent dans la danse de couple, avec un corps en apparence inanimé mais qui demande beaucoup de technique pour couler ses mouvements dans les soubresauts du prince. Magnifique tension entre rigidité et souplesse.

Ces deux passages - l'apparition des nains et le réveil de Blanche Neige - sont les points culminants du spectacle. Humour d'un côté, romantisme de l'autre : une belle illustration de la musique de Mahler. Entre parodie, goût du grotesque, projection du trivial dans la tradition, et anoblissement des formes populaires, inscription dans la tradition et place laissée aux sentiments. La plus grande réussite de Preljocaj, c'est sans doute d'avoir su utiliser ce conte très (trop) populaire comme déclaration d'amour à la musique du compositeur autrichien.

A lire ailleurs : Paris-Broadway.