On va finir par croire que les opéras auxquels j'assiste sont choisis sur des critères très stricts : comme les quatre précédents vus à Bastille, celui-ci a été composé dans les années vingt. C'est aussi le troisième de Janáček après De la maison des morts en 2005 et L'affaire Makropoulos en 2007. Mais, contrairement aux trois derniers (Makropoulos, Cardillac et Wozzeck), Angela Denoke n'était pas de la distribution. Je reste donc large d'esprit. Ouf !
La joie de retrouver Janáček à Bastille ne se résume toutefois pas à la seule logique comptable. Elle est tout d'abord couplée à celle de pouvoir profiter d'une mise en scène d'André Engel, toujours assisté de Nicky Rieti pour les décors. Ceux-ci offrent, par des changements de plateau rapides, une adéquation parfaite avec le cycle musical déployé par le compositeur morave. Le cycle des saisons, l'opposition entre la nature fourmillante de vie et le monde triste et circonscrit des humains, les incessants passages de l'un à l'autre sont rendus possibles par une mise en scène intelligente qui tire profit des capacités techniques de l'Opéra Bastille (même si la mise en scène a déjà été proposée à l'Opéra de Lyon et au TCE). Le retour cyclique du thème de la Renarde dans la musique de Janáček rythme ainsi une mise en scène très changeante, mais qui repasse finalement toujours par les mêmes lieux.
Au-delà du panthéisme du vieux tchèque, Engel doit jongler avec un imaginaire français contemporain façonné par Le roman de Renart, les fables de La Fontaine et... les dessins-animés de Walt Disney. Autant de représentations qui tissent une culture commune remplie d'animaux doués de raison et d'humains aux traits bestiaux. La prouesse du metteur en scène est de réussir à rester toujours empreint d'un rien de naïveté enfantine sans tomber pour autant dans la mièvrerie, de rester au fond assez proche des différents niveaux de lecture présents dans cette adaptation d'une bande-dessinée par Janáček. Les rails sous la neige qui stylisent l'hiver - simple décor en apparence - ont ainsi comme une résonance avec l'insulte "bolchévique" lancée en début d'opéra par l'un des animaux de la forêt ou avec le double langage émancipateur de la Renarde face aux poules - délivrez-vous de vos chaînes d'animaux de basse-cour... et je pourrai mieux vous croquer. Un renvoi, aussi, à l'univers du bagne de la maison des morts.
Ces références laissent néanmoins une large place à l'humour. Dès l'ouverture et l'apparition des premiers animaux (escargot, mouches, chenille, etc.), on sourit, voire on rit nettement quand les moustiques tirent le sang du garde-chasse à la seringue. Le sommet est atteint avec la fameuse scène des poules où celles-ci sont de vraies "poules" qui caquettent sans cesse face à un coq qui se grattent les couilles avant d'aller vérifier - de manière courageuse mais peu téméraire - si la Renarde est effectivement morte (une ruse de plus...). Elizabeth Neumuller a pu s'en donner à cœur joie avec les costumes animaliers. Ce qui rajoute incontestablement aux nombreux sourires que nous tirent le spectacle.
La direction d'acteurs, entre animaux muets, humains balourds et rusés renards est excellente. Ils sont tous particulièrement expressifs par leur gestuel. Beaucoup plus que par leur voix pour la plupart. Celles-ci ont souvent tendance à être couvertes par l'orchestre - impeccable sous la direction de Dennis Russell Davies - malheureusement. C'est là le point faible du spectacle. Ne surnagent en fait que Jukka Rasilainen en garde-chasse amoureux de la Renarde (fantasme masculin de la femme libre et sauvage, moderne et insaisissable) et le couple de goupils : Hannah Esther Minutillo en Renard et Elena Tsallagova, qui porte l'essentiel de la pièce, en Renarde Oreilles-Pointues (puisque telle est la traduction littérale du titre tchèque pour ceux qui se posent la question).
La chanteuse russe, et rousse pour l'occasion, joue à merveille l'espièglerie et la curiosité sans borne - et finalement fatale - de la Renarde. Elle colle parfaitement à la partition de Janáček, joyeuse et virevoltante, cyclique sans être répétitive, entre comptines à fredonner en reprenant le métro et architecture d'ensemble soignée dans ses moindres détails. Un alliage parfait de modernité musicale, d'écoute des bruits de la nature - sans entrer pour autant dans une démarche naturaliste imitative - et de souvenirs de l'enfance et des campagnes moraves. La preuve que d'une simple bande-dessinée d'un quotidien de Brno peut naître une œuvre majeure, à la fois populaire et savante. Et que les histoires pour enfants ne leur sont pas forcément uniquement destinées.
A lire ailleurs : Bladsurb, Palpatine, ConcertoNet (oui, ce sont souvent les mêmes).
Ivo Perelman Interview
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