Un peu de retard par rapport à mon rythme habituel pour ce concert qui se tenait lundi soir au Théâtre de la Ville. Un concert d'ailleurs difficilement résumable, qui résiste à la catégorisation trop facile. Musique contemporaine ? Peut-être, mais alors pas dans le sens où on l'entend le plus souvent. "Nouvelle musique" ? C'est le terme consacré... qui ne dit pas grand chose sur les caractéristiques du concert. Musique savante ? Oui, à condition que ce ne soit pas antinomique de "musique populaire". Musique populaire alors ? Oui, à condition que ce ne soit pas antinomique de "musique savante". Musique écrite ? Là, oui. Pas d'improvisation, même si certains acteurs de ce concert - musiciens ou compositeurs - sont aussi des habitués des musiques improvisées. Classique ? Rock ? Folklorique ? Un peu de tout ça. Folklore imaginaire, pour reprendre la formule de Bela Bartok, semble finalement le terme qui correspond le mieux.
Mais, en détails, ça donne quoi ? Et bien ça donne quatre compositeurs d'ici (République Tchèque, Royaume-Uni) et ailleurs (États-Unis x2) pour un résultat très convaincant. Le concert a commencé par My lips from speaking, une pièce de Julia Wolfe, cofondatrice du festival new-yorkais Bang on a Can, interprété au piano par Lisa Moore. Une même phrase est répétée, déformée, dédoublée, fragmentée par la pianiste dans une progression spirituelle et énergique. Pendant l'interprétation, je me disais qu'il y avait dans cette musique des éléments rhythm'n' blues et churchy, et en lisant le programme après coup, je me suis aperçu que la phrase en question était en fait l'introduction de Think d'Aretha Franklin. A l'origine il s'agissait d'une pièce pour six pianos, ce qui devait renforcer la dimension "accumulatrice" de la musique. Pour l'occasion, Lisa Moore jouait accompagnée par un enregistrement (qui ne reproduisait pas les cinq pianos manquant ceci-dit, mais qui dédoublait le jeu de la pianiste).
Après cette introduction, les autres membres du Bang on a Can All-Stars ont rejoint la pianiste pour interpréter une création de Fred Frith, intitulée Snakes and Ladders. Le titre de cette œuvre du guitariste britannique fait référence à un jeu de plateau style jeu de l'oie à base de serpents et d'échelles : si vous tombez sur une case avec une échelle, vous pouvez grimper sur une autre case située plus loin dans le jeu, alors que si vous tombez sur une case avec un serpent, vous devez revenir vers la case d'où vous venez. Sur cette idée de départ, Fred Frith a écrit une pièce joyeuse et ludique où la mélodie ne résulte pas d'un jeu continu des musiciens, mais de la juxtaposition des notes des six membres du groupe : Lisa Moore au piano, Evan Ziporyn à la clarinette, Wendy Sutter au violoncelle, Mark Stewart à la guitare, Robert Black à la contrebasse et David Cossin aux percussions. On retrouve bien l'idée de saut et de non-linéarité qui résulte de l'utilisation des échelles dans le jeu.
La première partie du concert s'est achevée sur une pièce de Philip Glass datant de 1969, Music in Fifths. Le compositeur minimaliste joue ici sur les répétitions, les infimes variations et la construction arithmétique. Les musiciens semblent répéter à l'infini la même phrase, dans une transe puissante et minimale, et pourtant l'oreille perçoit bien qu'il y a des variations de tons qui introduisent une étrange complexité dans cette œuvre d'apparence simpliste. Accumulation régulière d'apparence logique, et pourtant pas prévisible. Une construction à base d'additions et de soustractions, nous dit le programme, qui conduit l'auditeur vers une sorte d'hypnose.
Après l'entracte, le Bang on a Can All-Stars a été rejoint par la compositrice, violoniste et chanteuse morave Iva Bittova. Je l'avais déjà vu - furtivement - lors du concert de David Krakauer l'année dernière à la Cigale. Une rencontre alors un peu frustrante car vraiment courte. Cette fois-ci, on avait l'occasion de profiter plus longuement de l'univers étonnant et multiforme de la musicienne. Encore quelqu'un qui est difficilement définissable. Dans sa discographie on trouve des interprétations d'œuvre de Bartok et Janacek, des disques de musiques folkloriques, d'autres de musiques improvisées, ses propres compositions, bref un joyeux mélange qui se retrouve dans sa façon de jouer. Elle a ainsi commencé par une petite performance en solo, avec juste son violon et son chant entre gazouillis d'oiseau et onomatopées humaines. Après cette introduction surprenante elle a été progressivement rejointe par les membres du Bang on a Can All-Stars, d'abord la pianiste, puis le guitariste, le contrebassiste et le batteur, et enfin par le clarinettiste et la violoncelliste. Ensemble, ils ont interprété Elida, une composition en neuf tableaux d'Iva Bittova sur des poèmes inspirés par la poétesse tchèque Vera Chase. Iva Bittova a essentiellement officié au chant, ne jouant qu'occasionnellement du violon. La musique proposée est un amoncellement d'influences diverses : on retrouve des folklores d'Europe de l'Est, plus ou moins imaginaires, une touche de klezmer avec la clarinette d'Evan Ziporyn, un zest de rebetiko à travers le banjo de Mark Stewart, quelques éléments tziganes dans la fougue du violon ou du violoncelle. Il y a aussi des éléments parfois un peu rock, quand guitare électrique et batterie se font plus insistantes. Quelques influences post-bartokiennes, tels des Contrastes pop. Mais, quelques soient les ingrédients à la base de cette étrange mixture, le résultat est des plus convaincants, réjouissant au sens le plus littéral du terme. En sortant de la salle, on se prend à rêver d'un trio improbable où Iva Bittova côtoierait Phil Minton et Médéric Collignon, dont elle partage la vision du chant. Avis aux programmateurs !
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