De Bertolt Brecht, vraiment ? Alors que la pièce a commencé depuis quelques minutes, Christian Hecq (Peachum) prend à partie Sefa Yeboah pour lui demander s'il connaît Brecht. En lui expliquant qui était le fameux homme, il suggère qu'il n'a fait qu'aposer sa signature à un texte écrit par "sa petite amie de l'époque". Le programme distribué à l'entrée mentionne ainsi : texte de Bertolt Brecht, musique de Kurt Weill, avec la collaboration d'Elisabeth Hauptmann. Thomas Ostermeier, metteur en scène de cette nouvelle production du chef d'oeuvre weimarien, utilise ainsi un procédé typiquement brechtien - la distanciation, la disparation du quatrième mur - pour envoyer un clin d'oeil ironique à l'auteur et rappeler la contribution oubliée de son amante. Ce ne sera pas la seule fois que des addresses au public qui n'existent pas dans la pièce originale (qui en compte pourtant certaines) s'immisceront ainsi dans le cours du spectacle. Ainsi Stéphane Varupenne, interprète du chef de la police Tiger Brown, qui s'excuse en arrivant sur scène de ne pas être Benjamin Lavernhe, qui tient le rôle en alternance avec lui. Comme la pièce insiste par elle-même sur son caractère de représentation théâtrale, cela fonctionne comme un hommage naturel au génie brechtien.
C'est la deuxième fois que je vois une représentation de l'Opéra de quat'sous, quatorze ans après la venue du Berliner Ensemble au Théâtre de la Ville. Il est donc tentant de jouer au jeu des différences. La première, évidente, est le passage de l'allemand au français en rejoignant la maison de Molière. S'il est d'abord un peu étrange d'entendre des chansons si connues en v.o., traduites, il faut reconnaître une vraie réussite dans la nouvelle traduction proposée par Alexandre Pateau. Celui-ci a cherché à respecter à la fois la gouaille populaire du texte original et la nécessité d'une prosodie qui puisse correspondre aux mélodies de Kurt Weill. Si je notais il y a quatorze ans que les sous-titres de la version du TdV édulcoraient le propos de Brecht, rien de tel ici. On notera toutefois un parti pris étrange avec la retraduction en français moderne des textes de François Villon que Brecht avait lui même traduits en allemand, sans respecter le texte original. D'autant plus perturbant quand on a leur interprétation par Léo Ferré dans l'oreille.
La seconde différence tient aux choix de mise en scène. Il faut dire que la version du Berliner Ensemble était confiée à Bob Wilson, dont on connaît les choix esthétiques extrêmement forts au point d'en avoir fait une marque de fabrique très personnelle. Pourtant, Ostermeier comme Wilson en profitent pour rendre hommage à des formes typiques de la période de création de la pièce (1928). Si Wilson revisitait à sa manière l'expressionisme du cinéma allemand des années 20, Ostermeier regarde lui un peu plus à l'Est et s'inspire du constructivisme russe. Placé en corbeille, sur le côté de la scène, je ne dispose cependant pas d'un angle de vue me permettant de profiter pleinement du décor, et concentre l'essentiel de mon attention sur les comédiens, qui eux me sont bien visibles.
On sait l'équilibre de la pièce difficile à trouver pour embrasser l'ensemble de ses dimensions : pas vraiment un opéra, ni une pièce de théâtre, il faut savoir chanter, jouer, passer d'un registre à l'autre. Sur une musique qui elle-même est un syncrétisme de plusieurs genres, passant du trivial au sublime, mêlant rengaines populaires et arrangements ciselés. C'est l'orchestre Le Balcon qui assure la partie instrumentale, ayant recours à des multi-instrumentistes comme Weill l'avait imaginé à l'origine. Dans les parties vocales, les rôles sont assez inégaux. La distribution féminine brille ainsi plus que sa contrepartie masculine tout au long de la pièce. Marie Oppert, qui interprète Polly Peachum, rayonne particulièrement dans les chansons emblématiques que sont Seeräuber-Jenny (Jenny-la-flibuste ici), la Barbara-song ou le duo de la jalousie, sans doute le plus beau moment du spectacle. Elle y fait face à Claïna Clavaron, qui interprète Lucy, dans un duel vocal spectaculaire alors que les deux interprètes grimpent sur les grilles de la prison d'où Mac-la-lame (nouvelle traduction de Mackie Messer) vient de s'échapper. C'est aussi Claïna Clavaron à qui revient l'honneur d'ouvrir la pièce en interprétant la plus que célèbre complainte de Mackie Messer. Véronique Vella, en Celia Peachum, est, dans un registre différent, plus truculant, elle aussi à la hauteur dans les parties chantées. Elle forme avec Christian Hecq, égal à lui-même dans l'utilisation de son corps, un couple Peachum haut en couleurs qui fait beaucoup pour le succès comique de la pièce. Birane Ba, qui interprète Macheath, a une vraie présence dans les passages parlés, mais souffre un peu de la comparaison avec ses nombreuses conquêtes féminimes dans les parties chantées.
On ne voit ceci-dit pas le temps passer, et la curiosité de départ face à une version en français du Dreigroschenoper se transforme vite en enthousiasme face à la joie que dégage la troupe du Français à interpréter cet Opéra de quat'sous. La prochaine fois, il faudra peut-être aller voir comment se débrouille Mack-the-Knife dans la langue de Shakespeare ?
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