En 2009, John Zorn présente sa version du Cantique des Cantiques (Shir Hashirim, d'après son titre en hébreux) au festival Jazz à la Villette. Pour l'occasion, le new-yorkais souhaite avoir des récitants français en lieu et place de Lou Reed et Laurie Anderson qui avaient tenu le rôle lors de concerts américains. L'équipe du festival lui suggère les noms de Clotilde Hesme et Mathieu Amalric. C'est ainsi que se noue la relation amicale qui unit depuis lors l'acteur et réalisateur au compositeur. Depuis, Amalric a participé à l'album Rimbaud (2012) - il erructe le texte de Conneries sur la composition du même nom - et commencé à filmer Zorn à de multiples occasions. Ce qui devait être à l'origine une commande d'Arte pour un portrait du saxophoniste, s'est peu à peu transformé en un projet au long cours qui a débouché sur une série de trois documentaires qui sortent ces jours-ci au cinéma en France, après avoir été montrés dans quelques festivals "zorniens" au fil des ans (j'avais ainsi pu voir Zorn II à Lisbonne en 2018).
Ce même jour de 2018 dans la capitale portugaise était également créée la pièce Jumalattaret pour piano et soprano. Si au piano on retrouvait un fidèle du compositeur en la personne de Stephen Gosling, c'est une nouvelle venue dans l'univers zornien à qui revenait l'honneur d'assurer la partie vocale : la soprano canadienne Barbara Hannigan... qui n'est autre que la compagne de Mathieu Amalric à la ville. Depuis lors, Zorn a continué d'écrire des oeuvres destinées à la chanteuse, et c'est donc avec un titre de soirée mettant en exergue le patronyme des deux stars que la Philharmonie présente son programme.
Alors que je m'installe, idéalement situé face à la scène au cinquième rang, j'ai la bonne surprise de remarquer John Zorn sous sa capuche installé juste derrière moi, au sixième rang. Il est bientôt rejoint par Mathieu Amalric. On peut donc difficilement être mieux placé si les spectateurs les plus illustres de la soirée sont situés juste à côté !
Le programme annonçait trois compositions, mail il y en aura en fait quatre - je bénéficie de l'explication fournie par Amalric à son autre voisin : la quatrième pièce devait initialement être jouée lors de la deuxième soirée, le 2 novembre, mais Barbara Hannigan a dû renoncer à sa participation pour des raisons familiales et Zorn a insisté pour qu'elle la chante dès le premier soir.
La soirée commence par la fameuse Jumalattaret, dont j'avais donc assisté à la création il y a cinq ans. C'est la seule pièce que j'avais déjà eu le plaisir d'entendre. Cycle de lieder basé sur le Kalevala finlandais, il convoque les forces occultes et mystiques chères à Zorn. Barbara Hannigan excèle dans les vocalises comme dans le sprachgesang en finnois ! Très élégamment drappée d'une robe rouge lui donnant des allures de vestale, elle captive de bout en bout dans cette pièce d'une trentaine de minutes. Sa présence scènique est vraiment magnétique, et sa voix d'une pureté remarquable quelque soit le registre auquel elle doit avoir recours : chuchotements, cris, douces mélopées... La partition de piano, toujours tenu par Stephen Gosling, sonne typiquement zornienne, à mi-chemin d'influence classiques et d'exotica plus accessible. C'est d'ailleurs quelque chose qui me frappera tout au long de la soirée : si par le passé Zorn pouvait donner l'impression de développer plusieurs langages, voire plusieurs carrières en parallèle, il semble aujourd'hui avoir abouti à quelque chose de plus unifié, au-delà des genres et de l'art du collage et du zapping qu'il a largement pratiqué dans le passé.
Après une petite pause destinée à préparer le plateau suivant - essentiellement la mise en place d'un vibraphone - Barbara Hannigan revient, mais cette fois-ci tout de noir vêtue. A ses côtés prennent place Jay Campbell au violoncelle, Sae Hashimoto au vibraphone et Ches Smith à la batterie. La composition, Ab Eo, Quod est plus récente (2021) et propose un parcours onirique, souligné par le son du vibraphone et le jeu tout en nuance de Ches Smith sur les ballais et les mailloches. Après le finnois, Hannigan passe au latin, mais ne perd rien de sa magie expressive dans cette pièce plus ramassée (moins de dix minutes).
Pour la troisième pièce, pas de changement de robe cette fois-ci, mais de nouveaux accompagnateurs : le JACK Quartet, soit Christopher Otto et Austin Wulliman aux violons, John Pickford Richards à l'alto et Jay Campbell au violoncelle. Composée il y a une dizaine d'années pour le quatuor Arditti, Pandora's Box met cette fois-ci l'allemand à l'honneur, dans un registre où l'écriture zornienne lorgne du côté de la Vienne fin de siècle et, toujours et encore, des forces occultes qui ont nourri l'imaginaire romantique et post-romantique. Hannigan est égale à elle-même - jamais l'attention ne retombe tellement elle fascine par le moindre de ses souffles.
En guise de conclusion inattendue, Barbara Hannigan arbore une troisème robe différente, plus légère, plus printanière, blanche avec quelques imprimés dessus (des fleurs, un crabe...). Ambiance plus guillerète qui se reflète dans la musique. Pour l'occasion, Stephen Gosling revient au piano, accompagné par Jorge Roeder à la contrebasse et Ches Smith à la batterie. Reprenant un procédé qu'il a inauguré il y a une dizaine d'années - un instrument soliste à la partition écrite accompagné par une section rythmique qui improvise - Zorn crée une pièce joyeuse, plus jazz que les précédentes, qui rappelle parfois ce qu'il a pu écrire pour l'ensemble Alhambra. Cette fois-ci en anglais, Hannigan s'amuse à dynamiser l'ensemble, utilisant parfois ses mains comme un mégaphone ou swinguant presque à d'autres moments.
A l'aide de quatre langues, de quatre line-ups instrumentaux et de trois robes, Barbara Hannigan aura illuminé de son exceptionnelle aura les compositions de John Zorn comme j'ai rarement eu l'occasion de l'entendre. Cela fait pourtant maintenant vingt ans (la première fois, en juillet 2003 avec l'Electric Masada dans le théâtre antique de Vienne !) que je vois régulièrement Zorn en concert à travers l'Europe (Paris, Prague, Barcelone, Lisbonne, Vienne en Autriche comme en Isère) ou même à New York, mais c'était clairement un des moments les plus forts d'incarnation de sa musique qu'il m'ait été donné d'entendre. Sans doute, tout là-haut, au même niveau que Masada.
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