Le chorégraphe flamand sait créer des images fortes. Cette reprise d'une pièce de 1999 (sur une musique de David Byrne), et même "re-création" est-il précisé dans le programme (je ne saurais toutefois dire s'il y a eu des changements significatifs au-delà des danseurs), illustre parfaitement la force visuelle dont est capable Win Vandekeybus. Sa pièce mêle des moments de danse à couper le souffle, des passages théâtraux complètement loufoques et la projection de deux courts métrages inspirés de nouvelles de Julio Cortazar qui font écho à ce qui se déroule sur scène. Avec un casting uniquement masculin (onze danseurs plus une courte apparition du chorégraphe à la fin), Vandekeybus développe un propos où s'entremêlent rêves éveillés, somnambulisme torturé, caprices enfantins, réveil en sursaut et mimétisme animalier. Lors de la première scène, les danseurs trottent ainsi sur le plateau, semblables à des chevaux alors que l'un d'entre eux essaie de les dresser cravache à la main. Vers la fin, c'est un incroyable vol en groupe d'hommes-oiseaux qui impressionne autant par la puissance athlétique qu'il dégage que par la fragile poésie qu'il évoque. Entre les deux, ils voudront tour à tour être ou avoir une éponge, un chameau, une panthère noire ou un singe. Expression d'un désir primal de retour à l'état de nature ou amusement enfantin face à d'autres formes de vie, le propos est suffisamment ouvert pour que chacun puisse l'interpréter à son gré.
La construction du spectacle n'est pas là pour expliciter un quelconque "message" qu'il faudrait absolument transmettre au spectateur. On est plutôt face à un jeu de correspondances, d'images en miroir qui créent autant de connexion visuelles qu'elles déroutent celui qui y cherche une "explication". Les deux projections d'un film, tourné en italien et aux forts relents felliniens, permettent ainsi de retrouver des éléments de décor aperçus sur scène auparavant tout en ajoutant une dimension fantastique au récit, entre vendeur de cris et tête décapitée qui continue à parler après avoir prononcé ses derniers mots. Italien, anglais, français, les danseurs racontent leurs souhaits et leurs volontés dans un tourbillon de langues qui résonne avec la confrontation des corps. Semblant parfois inspirée par des mouvements d'art martiaux - magnifiques passages où les danseurs portent juste une longue jupe et s'empoignent, où ils se jettent tourbillonnant dans les bras de deux autres - on retrouve la dimension très athlétique de la danse de Vandekeybus. Cela n'empêche pas des moments de grande poésie comme lorsque la lumière s'éteint et que les danseurs se passent de main en main des petites ampoules qui éclairent juste furtivement une partie de leurs mouvements. Sans doute le plus beau moment du spectacle.
Le sommeil est très présent tout au long de la pièce. Les danseurs dorment, debout ou allongés, se réveillent brusquement pris de peur, tremblent ou crient, se rassurent ou au contraire s'inquiètent les uns les autres. Il y a comme une ambiance de dortoir parfois, où l'irrationalité de l'esprit de groupe semble dominer les individus. Ainsi, l'un d'entre eux explique qu'il ne dort pas pour éviter de rêver. L'impossibilité de maîtriser ses désirs, l'attirance pour l'animalité, la confrontation verbale qui devient physique entrent en résonance avec des dysfonctionnements sans doute éternels de toute société humaine. Mais il ne s'agit pas ici de juger, plutôt de transfigurer par la grâce du mouvement. Ce que le chorégraphe réussit parfaitement, laissant des images très fortes dans la tête du spectateur.
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