La Générale, ancienne centrale électrique transformée en coopérative d'artistes sise avenue Parmentier (XIe), accueillait cinq soirs de suite la troisième édition du festival annuel du Tricollectif la semaine dernière. Je n'ai pas pu assister à tous les concerts, mais ai toutefois été richement gâté par le programme des deux derniers soirs. Le déroulement des soirées reposait sur un principe simple : tout d'abord, à 20h, une rencontre improvisée entre des musiciens du collectif et des figures amies, puis à 21h deux groupes issus du collectif, là aussi éventuellement augmentés par quelques renforts externes n'en partageant pas moins les choix esthétiques.
Vendredi, quand j'arrive dans la salle, le concert est déjà commencé. Je me faufile derrière le lourd rideau noir qui délimite le lobby de la salle de spectacle à proprement parlé. Celle-ci est plongée dans le noir, seuls les trois musiciens sont - légèrement - éclairés. On mettra plusieurs minutes à s'habituer à l'obscurité et à deviner le public, nombreux, qui ne manque pas une miette des échanges complices. On a à vrai dire du mal à croire qu'il s'agit d'une rencontre improvisée tant ce qu'on entend semble évident de justesse, de délicatesse et de maîtrise affirmée de la forme. Roberto Negro, piano, échange avec Jean-Brice Godet, clarinette, et Bart Maris, trompette. Au départ (enfin, au moment où je pénètre dans la salle plus exactement), ils sont en plein passage minimaliste, entre bruitisme susurré de Bart Maris et fines perles de notes aquatiques égrénées par le pianiste. Rien de bien surprenant, de prime abord. Mais cela évolue rapidement vers quelque chose qui semble beaucoup plus structuré, avec un cadre bien défini par Roberto Negro, comme s'il était là pour délimiter le terrain de jeu par quelques accords majestueux alors que les deux souffleurs déploient des trésors de tendresse pour faire vivre de belles mélodies. C'est absolument magique, et un indéniable sommet de ces deux soirées - qui n'en furent pour autant pas chiches.
Après la pause, le Trio à Lunettes prend place sur scène. Les trois binoclards qui donnent son nom au groupe sont Quentin Biardeau (ts, ss), Léo Jassef (p) et Théo Lanau (dms). Ils sortent ce soir-là leur premier disque. Leur jeu est assez typique d'un jazz européen "free chambriste", où des mélodies empruntant au format chanson et aux folklores populaires sont dynamisées par un sens de la nuance et de la surprise aussi présent dans les vifs chevauchées du ténor que dans les ponctuations plus disparates de la batterie. On ne voit pas le temps passé alors qu'ils cèdent déjà la place à La Scala, quartet emmené par Roberto Negro avec Théo Ceccaldi (vln, vla), Valentin Ceccaldi (vcl) et Adrien Chennebault (dms). J'avais déjà eu l'occasion de voir une première fois le groupe il y a un peu plus d'un an sur la péniche l'Improviste, et c'était avec un certain appétit que je les retrouvais vendredi, et ce d'autant plus qu'ils sortaient pour l'occasion eux aussi leur premier disque (chez Ayler Records, disponible d'ici quelques jours pour ceux qui n'étaient pas à La Générale). L'instrumentation du quartet pourrait plaire à Sylvie Courvoisier dont ils partagent certains traits, notamment dans un rapport ludique à la tradition chambriste classique, bien que leur musique fréquente majoritairement d'autres territoires. Ce qui frappe tout de suite, et d'autant plus en concert, c'est l'incroyable dynamisme des morceaux, propulsés par la transe vrombissante du violoncelle de Valentin Ceccaldi, terrain de jeu propice aux envolées démonstratives, mais non moins musicalement pertinentes, de son frère. Comme lors de la première partie, Roberto Negro a des allures d'architecte sonore de l'ensemble tant son jeu, dans l'économie des techniques étendues comme dans de belles cavalcades d'accords, dessine une trame qu'on ne peut prendre en défaut de cohérence et d'élégance, même dans les passages apparemment les plus débridés. Alliance superficielle des contraires - la fougue des frères Ceccaldi, la maîtrise du pianiste et du batteur - cette association révèle, en profondeur, une belle identité sonore qu'on a hâte de pouvoir réentendre bientôt live - même si, en attendant, le disque prolonge formidablement, avec quelques éclairages complémentaires, les sensations du concert.
Rebelote le lendemain, donc, avec une nouvelle rencontre improvisée, mettant aux prises deux fratries : les cordes des frères Ceccaldi et les anches des frères Dousteyssier (Benjamin au sax ténor et Jean à la clarinette). Le plus jeune, Jean, fait partie, comme Théo, de l'actuel ONJ quand Benjamin est un membre actif de l'autre collectif particulièrement actif sur la jeune scène jazz hexagonale, Coax. Leurs dialogues croisés font immédiatement sens : cascades, tourbillons, vrilles étourdissantes, on ne sait vite plus où donner de la tête, et on se laisse emporter par un torrent fait de respirations circulaires et de brusques montées en tension des cordes. Après cette brève, mais intense, mise en bouche, Marcel & Solange, trio composé de Gabriel Lemaire aux anches (bs, as, cl), Florian Satche à la batterie et le décidément incontournable Valentin Ceccaldi au violoncelle, rejoint la scène accompagné d'un invité de marque en la personne du tromboniste suisse Samuel Blaser. Ils déploient de belles mélodies, volontairement populaires (en ce qu'elles semblent faire référence à une culture commune faite de bals paysans et de l'allégresse des cabarets), délicieusement soulignées par un trombone qui s'intègre parfaitement à leur champ d'expression. Ce n'est vite plus un trio +1, mais un véritable quartet qui déploie une musique cohérente et charmeuse.
La soirée, et la semaine, s'achève sur une autre rencontre entre un groupe issu du Tricollectif, en l’occurrence le quartet Walabix, et une figure phare du jazz européen, le trompettiste flamand Bart Maris de retour après sa splendide prestation de la veille. Le parti pris de leur rencontre semble être de repousser, en les faisant exploser, les limites du cadre dans lequel le groupe s'était affirmé dans son premier (excellent) disque. De nombreux passages déstructurés irriguent ainsi des compositions aux mélodies moins évidentes que sur ledit disque. Autre plaisir, issu de la confrontation des sonorités des saxophones (Gabriel Lemaire, bs, as, Quentin Biardeau, ts, ss) et de la trompette, de l'exploration des différentes textures du son (Valentin Ceccaldi, encore lui, vcl, et Adrien Chennebault, dms), qui demande sans doute encore à murir un peu (c'était la première de cette rencontre, appelée à perdurer vue la tournée qui s'annonce) afin de profiter pleinement des possibles de cette association a priori alléchante. Mais, heureusement qu'il reste encore quelques promesses à concrétiser, pour que l'appétit reste, lui, intact d'ici les soirées Tricot 2015.
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