Tous les ans à l'occasion du festival Jazz à la Villette, le Trabendo se rappelle qu'il y a encore quelques années il s'appelait le Hot Brass et qu'il était un club de jazz. J'y étais hier soir pour le premier des six concerts du festival pour lesquels j'ai pris des places cette année. S'y produisait Anthony Braxton en trio. Le Chicagoan, figure emblématique de l'intersection de la musique contemporaine et du free jazz, était accompagné par deux jeunes musiciens qui m'étaient jusque là inconnus : Taylor Ho Bynum à la trompette et Tom Crean à la guitare. Une formation atypique, sans section rythmique, mais avec tout de même un ordinateur manipulé par Braxton, plus pour alimenter la musique en obstacles sonores que pour soutenir le jeu des solistes ceci dit.
Braxton, qui fête cette année ses 60 ans, est un peu le père du jazz contemporain, dans sa frange la plus exploratoire. A leurs manières (différentes), les trois altistes qui auront le plus contribué à renouveler le discours du jazz ces 20 dernières années (i.e. Steve Coleman, John Zorn et Tim Berne) lui doivent tous beaucoup. Le multisaxophoniste de Chicago n'intervenait hier soir qu'à l'alto et au sopranino - en plus des machines - pour un discours très abstrait, mais qui n'en oublie pour autant pas le trait, la trace. Ce n'était pas une musique nébuleuse, atmosphérique, mais plutôt sinueuse, pointilliste par moment, plus expressionniste qu'impressionniste. Pour continuer dans la métaphore picturale, le discours développé me faisait penser tour à tour à des œuvres de Miro et de Pollock. Des toiles certes abstraites, mais qui s'attachent à promouvoir la ligne, le symbole ponctuel, le petit dessin significatif, au contraire des toiles plus contemplatives d'un Rothko par exemple. Ainsi, les trois musiciens variaient les rythmes, modulaient sans cesse leur jeu, se faisant vifs et ramassés ici, plus sinueux là, proposant toujours un discours très captivant. Chose assez rare, j'ai ainsi été complètement absorbé par la musique durant toute la durée du concert, ne pensant à rien d'autre qu'à suivre leur discours, qui demande il est vrai une bonne dose d'attention et de concentration pour en saisir le maximum de richesse. Ils ont joué la durée d'un sablier - placé à côté de l'ordinateur de Braxton - soit un peu plus d'une heure, sans interruption aucune. La musique coulait dans un flot continu, avec des rapides, des tourbillons, des rochers (électroniques) au milieu, des passages plus apaisés aussi.
Sur les deux pupitres devant Braxton se trouvaient sur celui de droite des partitions et sur celui de gauche d'étranges dessins minimalistes qui n'étaient d'ailleurs pas sans rappeler ceux de Miro. On sait que Braxton est un véritable intellectuel de la musique, nourri d'une connaissance philosophique assez poussée, qui mêle constamment écriture contemporaine savante et improvisation acrobatique, sans que l'on sache toujours très bien distingué l'un de l'autre au cours du jeu. Transcription personnelle d'orientations musicales à suivre et source d'inspiration picturale, ces dessins conservent leur caractère énigmatique pour le commun des mortels.
Les deux jeunes sidemen de Braxton ont été de très intéressantes découvertes, notamment le trompettiste Taylor Ho Bynum. Son jeu, nourri de celui du maître, est une captivante exploration des possibilités de l'instrument, parfois bouché, parfois non. A des moments rutilant, à d'autre d'une douceur crépusculaire, il ne se répétait jamais, surprenant et renouvelant constamment l'attention du public. Je vais creuser un peu dans sa discographie à l'avenir pour en connaître un peu plus sur lui. Outre le discours développé par chacun, ce qui frappait également c'était le jeu collectif qui changeait constamment de combinaison auditive, à deux, à trois, écrit, improvisé, bruitiste, souffle retenu, jaillissement festif, cordes pincées, grattées, pavillon bouché, conque marine, éléments électroniques... Comme s'il s'agissait d'explorer quasi mathématiquement (une autre préoccupation de Braxton) l'ensemble des possibilités offertes par une telle formule instrumentale dans un temps limité (le sablier).
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