Cette année, la programmation du festival Jazz à la Villette est organisée autour de deux thèmes : Jazz New Sounds et Coltrane's Sound, dont le concert d'hier soir au Trabendo était un bel exemple. Pour l'occasion le saxophoniste Sonny Fortune et le batteur Rashied Ali dialoguaient autour de la musique du Trane. Les deux philadelphiens sont connectés depuis longtemps à l'univers du grand saxophoniste disparu en 1967. Rashied Ali fut son dernier batteur, entre 1965 et 1967, et il reste l'homme du fabuleux dialogue d'Interstellar Space, sans doute l'un des plus beaux disques de free jazz. Sonny Fortune, lui, a longuement côtoyé McCoy Tyner et Elvin Jones (il fut l'un des piliers de la Jazz Machine du batteur), et par conséquent le répertoire coltranien.
Rashied Ali ayant 70 ans et Sonny Fortune 66, on vient surtout à ce genre de concert avec l'espoir qu'ils aient encore de beaux restes, mais sans véritablement attendre les fulgurances de leur jeunesse. Le concert commence d'ailleurs un peu comme ça, avec une interprétation du thème d'Impressions, célèbre morceau du répertoire coltranien. Là, on se dit : "ok, ils vont jouer quelques thèmes de Coltrane de manière honnête et respectueuse, ça sera pas mal, mais pas génial". Et puis en fait, on a tout faux. Parce qu'après avoir joué deux-trois fois le thème d'Impressions, Sonny Fortune ne s'arrête pas, bien au contraire, il lâche complètement les amarres pour une exploration du morceau qui va durer 90 minutes !!! Et là, c'est peu de dire que la surprise est de taille et remplit de plus en plus de joie les spectateurs, moi le premier, au fur et à mesure du concert. C'est le genre de concert qui n'existe plus normalement, complètement hors norme, avec des improvisations de génie. On sait bien que ce genre de concert a existé autrefois et ailleurs, dans le New York des années 60, grâce à quelques enregistrements sur disques, mais le prendre en pleine poire comme ça (en étant en plus au deuxième rang en ce qui me concerne), c'est le genre de truc dont on ne rêve même pas. Après coup, on se dit qu'on vient d'assister à l'un des meilleurs concerts de sa vie, si ce n'est le meilleur.
Sonny Fortune au sax alto a un style qui emprunte simultanément à Charlie Parker et à Coltrane. Il a la vélocité du Bird et la profondeur émotionnelle de Coltrane. Il ne lâche pas prise un instant pendant les 65 premières minutes du concert (et donc du morceau, puisqu'il n'y en aura qu'un). Boosté par un Rashied Ali en grande forme à la batterie, puissant sur les toms et maintenant un bruissement constant des cymbales, Fortune explore jusqu'à ne plus avoir de souffle le thème d'Impressions, rebondissant de-ci de-là dessus, pour mieux repartir ensuite dans sa recherche sans fin. Pas besoin de jouer extrêmement free, il marie plutôt les différentes facettes du jazz moderne (du bop au free) pour dresser un portrait très cubiste - vue sous différentes faces simultanément - de la magie coltranienne. Au bout de 65 minutes, Fortune s'arrête quand même un instant histoire de reprendre un peu ses esprits et surtout de s'éponger le front et les mains, laissant Rashied Ali seul pendant 5 minutes. Pendant cet intermède en solo, celui-ci nous gratifie d'ailleurs d'un numéro assez hallucinant sur les cymbales, les faisant tourner sur elles même avec fracas mais aussi légèreté. Virevoltant ! Après ce solo, Fortune empoigne à nouveau son saxo pour repartir explorer les Impressions coltraniennes pendant 20 minutes supplémentaires, finissant en citant le thème en entier, ce qu'il n'avait plus fait depuis le début du morceau, une heure et demi auparavant !
A la fin du concert, après des applaudissements extrêmement nourris, les deux musiciens ont dédié leur "recherche" (puisque c'est le terme qu'ils ont employé) à Coltrane et aux sinistrés de la Nouvelle-Orléans, avec beaucoup de simplicité et de sincérité dans les quelques mots prononcés. Devant l'insistance du public, ils sont revenus pour un rappel - chose qu'ils ne font par en temps normal ont-ils précisé - pour un morceau évidemment plus court et pas issu du répertoire coltranien, histoire de remercier un public qui fut particulièrement bon, il est vrai. Un concert vraiment extraordinaire.
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