vendredi 31 janvier 2025

Researching Has No Limits / Kris Davis Trio @ Espace Jean Vilar, Arcueil, mardi 28 janvier 2025

Lors de l'édition 2023 de Sons d'hiver, le contrebassiste Thibault Cellier a croisé la route de Joachim Kühn. Depuis, le pianiste allemand l'a engagé pour former son "French Trio" (avec le batteur Sylvain Darrifourcq, ils ont récemment sorti un disque). Et l'a surtout invité chez lui à Ibiza pour partager son "trésor" : des partitions inédites d'Ornette Coleman que le texan avait confié au natif de Leipzig quand ils formaient un duo dans la seconde moitié des années 90. En 2019, Joachim Kühn en a enregistré certaines en solo (sur le disque Melodic Ornette Coleman, chez ACT Music). Et il en a donc confié d’autres à Thibault Cellier. Pour les interpréter lors de cette édition 2025 de Sons d'hiver, le contrebassiste a rassemblé un sextet, en forme de double trio : Pierre Borel et Liam Szymonik tiennent les saxophones alto, Antonio Borghini et le leader les contrebasses, Andrès Coll et Emile Rameau les instruments percussifs (marimba et piano pour le premier, batterie pour le second). Le programme du festival évoque un écho au double quartet qui enregistra Free Jazz en 1960.


La musique qui se déploie sonne immédiatement très... ornettienne ! On y retrouve ce sens des mélodies simples, un peu acides mais enjouées, un tempo bien souvent enlevé, de soundains changements de direction, et une grande liberté formelle qui, si elle renvoie à un héritage désormais sexagénaire, continue de s'épanouir loin des cadres préformatés sur scène. Il y a de nombreux passages qui jouent sur le dédoublement des instruments : une contrebasse à l'archet quand l'autre est attaquée en pizzicati, ou au contraire des grondements à l'unisson des deux grands-mères ; des courses poursuites échevellées des deux saxophonistes, dans une sonorité qui évoque constamment celle d'Ornette ; une énergie percussive qui va bien au-delà de son cadre de maîtrise du rythme régulier. Bref, des éléments qu'on retrouvait lors des concerts d'Ornette Coleman. J'ai eu la chance d'assister à trois d'entre eux (Châtelet 2004, Cité de la Musique 2006, Grande Halle de la Villette 2009), à chaque fois avec un quartet à deux basses... tiens, tiens... Les recherches du texan n'avaient pas de limites... la preuve, elles continuent bien au-delà de son passage sur terre.

J'avais coché dans mon agenda le second concert de la soirée depuis la parution du programme du festival. La pianiste canadienne Kris Davis est l'une de mes musiciennes préférées depuis qu'elle est apparue sur le devant de la scène. Je l'avais vu une première fois aux 7 Lézards en... 2006, alors qu'elle n'était pas encore très connue. En 2013, j'en faisais une de mes trois musiciennes de l'année. J'ai eu la chance de la voir à de multiples reprises sur scène : deux fois avec le quintet Anti-House d'Ingrid Laubrock, trois fois avec son propre quartet sur des Bagatelles de John Zorn... Mais ce concert de Sons d'hiver était une première occasion de l'entendre à la tête de son propre trio, jouer sa propre musique. Enfin ! 


Pour l'occasion, elle s'est entourée d'une paire rythmique inattendue : le contrebassiste Robert Hurst est surtout connu pour son compagnonage avec les frères Marsalis, quand le batteur Jonathan Blake a publié ses plus récents disques sous son nom sur Blue Note. Bref, des musiciens à l'esthétique a priori beaucoup plus mainstream que les territoires habituels de Kris Davis, plus ouverts sur l'avant-garde du jazz new-yorkais contemporain. Mais ce choix fonctionne à merveille ! La musique réussit ainsi le pari de fondre ces éléments a priori disparates dans une grande cohérence formelle, qui oscille sans cesse entre deux pôles (pour le dire vite et de manière un peu caricaturale), entre liberté et souci de lisibilité (mélodique, harmonique). La musique donne le sentiment d'autoriser les envolées individuelles de l'un ou l'autre, tout en assurant une cohérence de groupe de tous les instants. On sent une grande écoute réciproque, une capacité à relancer l'autre en lui suggérant de nouvelles directions. Et ce n'est pas que la pianiste-leader qui assure cela. Chacun intervertit ses rôles - en soutien ou en soliste - au cours des différents morceaux. De manière assez illustrative, tous les morceaux ne sont d'ailleurs pas signés de Kris Davis. Il y a aussi des compositions de Jonathan Blake et de Robert Hurst. Par ce concert, la pianiste canadienne a demontré, une nouvelle fois, qu'elle est bien une des musiciennes les plus essentielles de l'actualité de cette musique qu'on appelle jazz. Par son jeu, par son large spectre esthétique, mais aussi par sa qualité de productrice, depuis qu'elle a lancé son label Pyroclastic Records, au catalogue excellentissime (l'un des rares labels dont je me procure quasiment toutes les productions). C'est d'ailleurs là qu'est paru à l'automne dernier le disque de ce trio, Run the Gauntlet, fortement recommandé, pour prolonger le plaisir du concert, ou découvrir pour ceux qui n'étaient pas là. 

Aucun commentaire: