samedi 25 janvier 2025

Calling the Spirit of Don Cherry / Cosmic Ear / Irreversible Entanglements @ Centre des Bords de Marne, Le Perreux-sur-Marne, vendredi 24 janvier 2025

Trente ans après sa disparition, le festival Sons d'Hiver rendait hommage à Don Cherry lors de la soirée d'ouverture de son édition 2025. Pour célébrer le musicien globe-trotter, trois propositions musicales se sont succédées sur la scène du Centre des Bords de Marne, dont la salle pouvant accueillir 500 personnes était pleine (concert sold out). Pour débuter, Hamid Drake, qui a accompagné Don Cherry pendant les quinze dernières années de sa carrière, se présente armé d'un bendir pour un dialogue avec le vibraphoniste Pasquale Mirra. Ce dernier place une feuille de papier aluminium sur son instrument et en joue principalement avec un archet sur le bord des lames, ce qui donne des sonorités très douces qui entrent en résonnance avec le chant d'Hamid Drake et son accompagnement percussif. Une musique tout de suite ouverte sur les rythmes du monde que Don Cherry a largement explorés à partir de la fin des années 60. Les deux musiciens sont ensuite rejoints sur scène par Moor Mother, venue déclamer une incantation destinée à appeler l'esprit de Don Cherry selon le titre donné dans le programme à cette première partie. Elle évoque la vie du trompettiste, de l'Oklahoma jusqu'à la Suède, et son aspiration à l'universel. 


La Suède, c'est justement la patrie des cinq musiciens de Cosmic Ear qui prennent le relai ensuite. Parmi eux, le vétéran Christer Bothén, 83 ans, est un ancien compagnon de Don Cherry. Il intervient notamment sur les disques Organic Music Society ou Eternal Now du début des années 70. Autour de lui, on retrouve Mats Gustafsson (sax ténor, flûte, machines), Goran Kajfes (trompette, synthé, percussions), Torbjörn Zetterberg (contrebasse, donso n'goni) et Juan Romero (congas, berimbau et autres percussions). Bothén, quant à lui, alterne entre la clarinette basse, le piano et le donso n'goni - large spectre ! On connaît par ailleurs le lien affectif qu'entretient Gustafsson avec la musique de Don Cherry : son power trio The Thing tire son nom d'une composition du trompettiste, et leur premier album comprenait essentiellement des reprises de Cherry. Ils ont même enregistré un disque avec Neneh Cherry, la belle-fille de Don. S'il y a bien des solos enfievrés de Gustafsson ou de Kajfes de-ci de-là, la musique déployée par Cosmic Ear est le plus souvent marquée par un registre medium qui met les rythmes du monde en avant. L'absence de batterie accentue cette dimension un peu onirique, presqu'en retenue parfois, qui fait qu'elle donne un peu le sentiment de ne pas aller jusqu'au bout de ce qui serait possible avec de tels musiciens. Il y a des passages réjouissants - quand Bothén est au piano, ou quand Bothén et Zetterberg jouent tous les deux du donso n'goni, cette harpe-lutte originaire du Mali, et qu'ils sont rejoints par Hamid Drake au bendir. Mais l'ensemble laisse malgré tout un goût d'inachevé un peu paradoxal, plein de promesses pas tout à fait concrétisées. 


La musique jouée alterne les compositions originales et les citations de thème de Don Cherry : Brown Rice, Mopti... Et nous donne néanmoins l'opportunité de voir sur scène des musiciens qu'on apprécie et qui ne se produisent pas si fréquemment que ça à Paris. Gustafsson, Kajfes et Zetterberg sont trois musiciens dont j'avais acheté un certain nombre de disques lors d'un séjour à Stockholm en... 2008 (déjà) et que, pour les deux derniers, je voyais pour la première fois en concert (et la première fois en France pour Gustafsson... vu trois fois en Autriche et une fois au Portugal précédemment). Alors qu'ils quittent déjà la scène, Hamid Drake s'empare d'un micro pour vanter les louanges de Christer Bothén, indiquant qu'il fut le premier Européen à aller au Mali pour aprendre le donso n'goni puis au Maroc pour apprendre le guembri auprès des gnawas, et qu'il fut celui qui apprit ces deux instruments à Don Cherry. 

La troisième partie voyait le retour de Moor Mother sur scène, au sein d'Irreversible Entanglements. J'ai déjà dit tout le bien que je pensais de ce groupe lors d'un précédent concert parisien, fin 2023, et leur prestation d'hier soir n'a fait que renforcer ma conviction. Là où on pouvait regretter le manque de densité du concert précédent à certains moments, le set enflammé des Américains incarnait parfaitement cette notion. Il faut dire qu'avec la paire rythique formée par Luke Stewart (contrebasse) et Tcheser Holmes (batterie), le groove est omniprésent et l'esprit du free jazz le plus engagé parfaitement incarné. Aquiles Navarro (trompette, congas, percussions) et Keir Neuringer (sax alto et soprano, synthé, percussions) ne sont néanmoins pas en reste tant leurs interventions font preuve d'une intensité de tous les instants. Pour célébrer Don Cherry, ils revisitaient à leur manière le répertoire de l'Organic Music Society, moment clé dans la carrière du trompettiste, entre le free jazz des années 60 et l'exploration des prémices des musiques du monde à partir des années 70. 


S'il y a bien des thèmes issus du disque en question, on retrouve tout autant la musique caractéristique d'Irreversible Entanglements - il ne s'agit pas juste de rejouer la musique d'un autre, mais bien de se l'approprier pour nourrir son propre langage. Moor Mother déclame les titres évocateurs de nombreux disques de Don Cherry : Symphony for Improvisers, Eternal Rhythm, Hear & Now, Togetherness, Human Music... Tout un programme qui résume parfaitement l'aspiration à l'universel qui émanait de la musique et de la personnalité de Don Cherry. Le flot ininterrompu de la musique nous entraîne avec lui pendant une bonne heure, dans une Complete Communion avec l'esprit de Don Cherry, qui a fait de cette soirée hommage beaucoup plus qu'un prétexte de programmation : un appel à revenir écouter, encore et encore, la musique magique du natif de l'Oklahoma devenu le musicien du monde par excellence. 

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