Aja Monet s'inscrit dans une tradition du slam ou du spoken word déjà bien établie depuis les années 90. Le coeur vibrant de cette scène est sans doute le fameux Nuyorican Poets Café dont Aja Monet avait gagné à 19 ans (en 2007) la compétition annuelle. Elle a depuis publié quatre recueils de ses poèmes, mais n'est passée à la mise en musique et à la réalisation d'un disque que récemment (2023 donc). Pour l'occasion, elle est accompagnée par un quartet aux teintes nu-soul composé de Niko Coyez à la flûte, Javier Santiago au piano et au rhodes, Micah Collier à la contrebasse et Justin Brown à la batterie. La musique sonne comme particulièrement ancrée dans son époque - mais une époque qui dure depuis quasiment trente ans tout de même - aux confluents d'influence jazz, hip hop et soul, avec quelques incursions afro-cubaines sur la fin du concert. Rien d'absolument inédit en tant que tel, mais qui colle bien à la voix de la poétesse. On reconnaît des inflexions héritées des preachers, d'autres plus proches du slam habité pratiqué par exemple par Saul Williams, et entre les deux une dette envers les Last Poets. Elle interprète d'ailleurs au cours du concert un texte d'Abiodun Oyewole, dernier survivant de la première mouture de ce groupe précurseur du rap. Par rapport à Moor Mother vue deux jours plutôt au sein d'Irreversible Entanglements, Aja Monet apparaît plus posée, elle déclame ses textes d'un ton serein, comme sûre de leur force. Là où Moor Mother est plus dans l'interjection coup de poing, Aja Monet se sert du rythme de la phrase pour nous convaincre. Quelques textes - et leur musique - me frappent particulièrement : Black Joy, Weathering, The Devil You Know. Leurs thématiques pronant la justice sociale, la conscience face à l'urgence climatique ou l'affirmation noire détonnent nécessairement alors qu'un pouvoir aux tendances fascistoïdes vient de s'installer à la Maison Blanche.
La résistance à cet hubris réactionnaire est aussi au coeur du propos de Dave Douglas. De manière moins explicite peut-être - il se sert de sa trompette et non de mots - mais la reprise lumineuse de We Shall Overcome au cours du concert ne laisse planer aucun doute. Pour l'introduire, il explique d'ailleurs qu'il ne dira rien de la situation politique du monde, comme il aime pourtant le faire, mais qu'on comprendra en écoutant la musique. Cette incursion du côté de l'hymne du combat pour les droits civiques s'inscrit dans un répertoire par ailleurs centré sur celui du plus récent disque de Dave Douglas, Gifts. J'avais déjà eu l'occasion de le voir il y a un an sur ce programme, en quintet (trompette, sax ténor, violoncelle, guitare, batterie). Le passage au disque avait réduit l'effectif à un quartet (sans le violoncelle). Et pour ce concert, ils n'étaient plus que trois (sans le saxophone). En plus, Camila Meza a remplacé Rafiq Bhatia à la guitare et Kate Gentile a pris le relai de Ian Chang à la batterie. Si le répertoire est le même, son interprétation s'en trouve quand même bien renouvelée. Gifts mêle les compositions de Billy Strayhorn aux propres compositions de Dave Douglas, en écho à celles du compagnon du Duke. On reconnaît bien entendu les airs les plus célèbres de Strayhorn, Take The A Train ou Blood Count, mais pour les autres on en vient parfois à se demander de qui ils sont signés. Preuve de l'hommage réussi, d'une part, et de la véritable modernité de l'oeuvre de Strayhorn, de l'autre. Car il ne s'agit ici nullement de les jouer comme à l'époque, mais bien de les réimaginer à l'aide d'un langage contemporain, plein d'électricité et de brisures rythmiques.
Le resserrement sur la formule du trio donne beaucoup plus de place au leader pour s'exprimer. L'année dernière, je notais en effet que les soufflants n'étaient pas mis en avant et que c'était plutôt la paire guitare-batterie qui était au coeur du réacteur de cette musique. La prestation de cette année me paraît plus équilibrée de ce point de vue là, même si on sent bien entendu que le travail d'écriture et d'arrangement autour du couple guitare / batterie était une préoccupation importante de Douglas sur ce répertoire. Si le trompettiste nous fait entendre à de nombreuses reprises sa sonorité si maîtrisée, il laisse également beaucoup de place à ses sidewomen. Le rôle de Camila Meza oscille ainsi entre appui rythmique lors des passages en trio et développement d'un discours soliste quand on passe en duo. Je ne connaissais la guitariste chilienne que d'assez loin avant ce concert, et ça a été une belle découverte. Kate Gentile m'était plus connue, notamment à travers son passionnant triple album (rien que ça), Find Letter X, publié par Pi Recordings en 2023. Adepte des rythmiques complexes et d'une musique sous haute tension, il était intéressant de voir comment elle allait s'intégrer dans le son du trio (elle avait déjà collaboré avec Dave Douglas ceci-dit, sur l'excellent Engage, Greenleaf 2019, au casting cinq étoiles avec également Jeff Parker, Anna Webber, Tomeka Reid, Nick Dunston). Tout en contrastes, alternant les montées en tension quasi rock et les ponctuations percussives plus lâches, mais toujours pleines de surprises, elle a aisément démontré pourquoi Douglas l'avait choisi pour succéder à Ian Chang, batteur du groupe de post-rock Son Lux. Il tient là un groupe qui lui permet de vraiment faire ressortir toute la modernité de l'oeuvre de Billy Strayhorn, et nous rappelle, à travers quelques tournures et le line-up instrumental réuni, l'un des groupes les plus addictifs du trompettiste, le Tiny Bell Trio. Encore un grand concert de Dave Douglas ! C'est une habitude, mais on ne s'en lasse pas.
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