Encore une prestation de Steve Coleman qui va faire débat. Comme à peu près tous ses concerts et disques ces dernières années. Il est même fort probable que ceux qui appréciaient l'altiste pour son côté funk/groove ne se retrouvent pas dans la nouvelle direction prise par le chicagoan. Les derniers concerts de Coleman auxquels j'avais assisté m'avaient d'ailleurs, moi aussi, laissé un peu sceptique parfois. Mais cette fois-ci, je me retrouve du côté des convaincus par ce concert à la Cité de la Musique samedi soir, dans le cadre de Jazz à la Villette.
En sortant de la salle, j'ai eu le sentiment d'avoir retrouvé les Five Elements, après quelques années de recherches pas toujours abouties. Le tournant entamé avec Lucidarium (Label Bleu, 2004) semble enfin avoir débouché sur quelque chose de cohérent. Ambiance apaisée, au déroulement lent, où voient le jour des solos de cuivre tranchants comme l'acier, teintés de bleu électrique, sur un tapis rythmique qui joue à l'économie, avec les incantations vocales de Jen Shyu délivrées avec parcimonie. Renouvelant toujours ses sidemen, Coleman semble désormais avoir trouvé la formule juste avec Jonathan Finlayson à la trompette, Tim Albright au trombone, Jen Shyu au chant, Thomas Morgan à la contrebasse et le petit dernier Justin Brown à la batterie. De jeunes musiciens qui lui permettent de renouveler son discours sous une forme peut-être plus "musique contemporaine", mais aussi plus directement ancré dans le langage jazz traditionnel, qui met en relief d'une nouvelle manière ses solos qui transpirent l'héritage bop.
Le concert s'est déroulé comme une grande suite, sans véritable pause entre les morceaux. La première moitié du concert s'apparentait à une sorte de requiem, au déroulement lent et majestueux, pareil à une "explosante fixe" chère aux surréalistes. Coleman mettait en place progressivement sa musique, dans un souci de construction spirituelle évident. L'alternance des formats - à six, en trio, en duo - et les changements de rythmiques - souvent impaires - permettaient de marquer les étapes de cette progression. On retrouvait ainsi les soucis de forme développés par Coleman depuis ses contacts avec l'Ircam. Jen Shyu, dans ses interventions, semblait réciter des prières dans une langue non-articulée, avec une maîtrise de ses effets vocaux plus assurée qu'auparavant.
Par changements de direction successifs, marqués de manière brutale, comme une scansion claire dans la musique, Coleman a progressivement emmené le groupe vers un bouillonnement plus marqué par le groove et l'expressivité des solistes, mais sans que cela ne s'apparente réellement à son discours habituel. Le batteur, par sa légèreté, tranchait singulièrement avec les précédents occupants de ce poste parmi les Five Elements. Là où un Tyshawn Sorey écrasait tout sur son passage de sa frappe surpuissante, Justin Brown développe une approche plus percussive de l'instrument, avec un jeu plus varié, assez peu marqué par le funk. La présence d'une contrebasse, si elle a été amorcée il y a déjà quelques années, trouve enfin, dans ce contexte, toute la place qu'elle mérite, ne cherchant pas à reproduire un groove de basse électrique et n'apparaissant plus comme un élément intrus dans le magma développé.
Ce nouvel écrin met particulièrement en avant la beauté du son de Coleman à l'alto. Moins d'effets pyrotechniques, des interventions solitaires souvent ramassées dans la durée, mais avec un timbre parkérien qui déchire, comme un éclair, la nuit bleue-noire à laquelle s'apparente sa musique. J'ai particulièrement apprécié les passages en trio avec juste la section rythmique. Coleman semblait, à travers eux, insisté sur ce qui le rattache à la tradition jazz classique, loin des fusions en tous genres qui font bien souvent l'actualité de cette musique.
Après cette longue suite qu'on ne saurait qualifier d'introductive, les Five Elements ont enchaîné sur un morceau aux allures de jazz funerals néo-orléanais. On y retrouvait une sorte de candeur de marching band, où alternaient joie insouciante et tristesse mélancolique. C'était pour le moins déconcertant d'entendre Coleman dans ce contexte - une musique qui évoquait presque les fanfares de cirque par moment - mais tout à fait en cohérence avec ce concert qui semblait avoir choisi la thématique de la vie et de la mort, du rapport à la tradition, à sa transmission, et à son présent. Le groupe s'est même payé le luxe d'un rappel - ce que ne fait pas toujours Coleman - aux accents plus habituels. Signe qu'il était sans doute dans un bon jour.
"Là, tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté." Qui l'eût cru de la part de Steve Coleman ? Si on retrouvait son souci de la forme et de la construction de la musique, le saxophoniste semblait apaisé. Il dégageait une grande sérénité - sûr de la direction dans laquelle il emmenait ses fidèles Five Elements, un groupe qui fête cette année ses vingt ans tout de même.
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