L'édition 2006 du festival Banlieues Bleues s'achevait vendredi soir à la MC 93 de Bobigny par une soirée éthiopienne. Si la musique ouest-africaine connaît une large diffusion en Europe depuis quelques décennies déjà, ce n'était jusqu'à récemment pas le cas des rythmes en provenance de la corne de l'Afrique. Mais, depuis quelques années désormais, un producteur français, Francis Falceto, s'est mis dans l'idée de diffuser plus largement les trésors de la musique éthiopienne - de son âge d'or d'avant la dictature de Mengestu aux rythmes contemporains de l'Ethiopie urbaine. Pour cela il a créé une série de compilations sous le nom d'Ethiopiques. Avec une vingtaine de volumes déjà parus, c'est un monde de musiques pour la plupart inouïes en Occident qui se révèle à nous. La musique éthiopienne a en effet la particularité d'être pentatonique, ce qui lui donne un air lancinant, comme une sorte de groove plaintif - un blues terriblement entêtant. On retrouve cette caractéristique principale chez tous les musiciens éthiopiens, par delà les époques et les genres, instrumentistes comme chanteurs. C'est ce que la soirée de vendredi nous a en tout cas fait découvrir à trois reprises.
La première partie - la plus réussie - mettait au prise le trio du chanteur aveugle Mohammad Jimmy Mohammad avec la batterie explosive d'Han Bennink. Un très grand moment pour tout dire. Tout d'abord, le trio de musiciens traditionnels éthiopiens produisait à l'aide de trois fois rien une transe vocale et rythmique absolument fascinante. D'allure frêle, assis sur sa chaise en ne bougeant que l'avant-bras pour battre la mesure, Mohammad Jimmy Mohammad n'impressionne pas à première vue. Mais dés qu'il commence à chanter, le jugement ne peut que se modifier. Une voix puissante au groove entêtant s'échappe de son corps. Le public - très nombreux - est immédiatement captivé. Et pourtant - à part peut-être les membres de la communauté éthiopienne francilienne venus en nombre - je présume que pas grand monde ne le connaissait avant le concert. Pour l'accompagner il y a deux musiciens sur des instruments rudimentaires. A sa droite, un percussionniste qui joue sur quelques tambours aux allures de caisses claires, avec un son très mat et peu varié. A sa gauche, un joueur de krar, la lyre traditionnelle à cinq cordes de la musique éthiopienne. Depuis l'antiquité grecque, les occasions sont rares d'entendre des lyres dans la musique occidentale. Quelle surprise par conséquent quand on se rend compte que loin d'être limitées, les possibilités offertes par l'instrument sont impressionnantes. Le musicien présent vendredi en tirait des rythmes aussi funky qu'une guitare électrique entre les mains de Sly Stone ! Mais avec un côté lancinant, typique de la musique pentatonique. Déjà à eux trois, les musiciens éthiopiens avaient de quoi renverser l'auditoire. Mais - riche idée - ils collaborent depuis quelques temps avec le monstre hollandais, particulièrement en verve vendredi. Au groove hypnotique des Éthiopiens, Han Bennink apporte sa science de batteur free, faisant s'envoler les rythmes avec légèreté et vivacité, comme un feu d'artifice constamment alimenté. Les cymbales tournoient à vive allure sous les coups des baguettes explosives de Bennink, avec toujours dans l'idée de se mettre au service des musiciens qu'il accompagne - et non de tirer la couverture à lui. Il n'a par exemple pris qu'un solo au cours du concert, préférant laisser au premier plan la voix de Mohammad Jimmy Mohammad ou le son incisif de la krar. A la fin du concert, il a même abandonné sa batterie, pour se contenter de marteler le sol avec ses baguettes, comme pour présenter la musique du trio éthiopien dans tout le dépouillement qui lui convient - une sorte de groove minimal qui tourne et tourne encore et encore, porté par la voix de miel du chanteur. Vraiment une grosse claque !
La deuxième partie du concert était également le fruit d'une collaboration hollando-éthiopienne. Les anarcho-punks de The Ex avaient en effet invité le saxophoniste ténor Gétatchèw Mèkurya à jouer avec eux. On retrouvait bien entendu Katherina à la batterie, Andy et Terrie aux guitares, G.W. Sok à la voix sur quelques morceaux et Colin McLean, qui remplace Luc depuis le départ de celui-ci vers de nouvelles aventures, à la basse. Mais, en plus de la formule de base du collectif, il y avait également une section de soufflants : Xavier Charles à la clarinette, Brody West au sax alto et Joost Buis au trombone. De quoi apporter un peu de la douceur du souffle humain au milieu des riffs électriques des guitares, bien mises en avant. Avec The Ex, c'est une autre sorte d'entêtement qui se fait jour. Celui de morceaux au rythme incisif, bondissant, très électrique. Mais aussi une coloration "folklorique" de Katherina à la batterie, tout en chaloupements chaleureux. Leur invité éthiopien a développé une technique complètement externe à la tradition occidentale du saxophone - qu'elle soit européenne ou américaine. Il a en effet cherché à transcrire sur l'instrument la technique vocale du shellèla. A l'origine il s'agit d'un chant improvisé des guerriers éthiopiens pour galvaniser les armées avant le combat. Vociférations, invectives à l'ennemi et promesses d'héroïsme alimentaient ces chants. Transposés sur le saxophone ténor, cela donne une musique qui n'est pas sans évoquer certaines techniques issues du free, sans s'y résumer pleinement toutefois. On trouve un mélange de lyrisme et de fureur qui va finalement très bien avec la démarche impro-punk de The Ex. Jouant des morceaux éthiopiens traditionnels à leur sauce (hollandaise), ils ont proposé d'excellents moments, qui restent bien coller à la mémoire par la suite par leur côté à la fois très rentre-dedans et terriblement musical, grâce notamment au drumming de Katherina. Au-delà des genres et des continents, une musique populaire et engagée qui touche à l'universel. Très beau.
Après ces deux formidables moments de musique(s), la troisième partie a un peu fait baisser la tension - et l'attention. Il est vrai qu'il était difficile de maintenir le rythme imposé par The Ex. Pour l'occasion, le big band américain Either Orchestra arrangeait à se manière - un peu trop "pépère" à mon goût - des morceaux éthiopiens. La suite inaugurale en trois mouvements était un peu lisse, avec des arrangements trop explicites qui laissaient finalement assez peu de place à la fantaisie et à la surprise. Hommage sans doute trop respectueux à une musique qui vit pourtant par le groove. Ils ont ensuite été rejoints pour deux morceaux par la chanteuse Tsèdènia Gèbrè-Marqos, joli timbre de voix, qui me rappelait par moments Gigi (la seule chanteuse éthiopienne que je connaisse). Un autre accompagnement aurait peut-être débouché sur quelque chose de plus captivant cependant. Après un autre morceau purement instrumental, les Américains ont fait appel à celui qui, visiblement, avait attiré la majorité des spectateurs, le chanteur Mahmoud Ahmed, gloire nationale, et sans doute le chanteur éthiopien le plus connu internationalement. Et, c'est vrai qu'il a une voix assez captivante, qui a fait redécoller l'attention sur la fin. De quoi prendre du plaisir, à défaut d'atteindre à nouveau les sommets du début de soirée.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire