dimanche 23 février 2025

Sylvie Courvoisier Trio / Tyshawn Sorey Trio @ Théâtre Antoine Vitez, Ivry-sur-Seine, jeudi 13 février 2025

Double plateau de trio piano, contrebasse, batterie pour ce quatrième et dernier concert de l'édition 2025 du festival Sons d'hiver auquel j'ai assisté. Format historique de l'histoire du jazz, mais promesses d'approches inédites à la lecture des noms des musiciens rassemblés. Pour commencer, Sylvie Courvoisier était accompagnée par Drew Gress et Kenny Wollesen, soit trois personnalités que j'écoute sur scène comme sur disque depuis le tournant du millénaire. Trois musiciens dont j'apprécie l'univers, à commencer par celui de la leader, toujours plein de surprises, attachée à créer une musique laissant la place au bruit et au silence, comme je le notais dans un portrait que je lui avais consacré il y a maintenant bien longtemps.


Surprise, il y a dès le début du concert, mais pas celle à laquelle on pouvait s'attendre. En effet, ils entament le premier morceau par une pompe rythmique tout ce qu'il y a de plus classique, qui les relie directement à toute une histoire du piano jazz, héritée du stride et du swing, là où on ne les attendait certainement pas. Bien sûr, le concert ne se résumera pas à ce clin d'oeil appuyé à la tradition, mais à plusieurs reprises, des passages plus straight viendront s'immiscer entre les échappées libres des trois complices. Sylvie Courvoisier alterne les modes, joue des techniques étendues, change soudainement de direction au cours des morceaux qui ont, ainsi, un déroulé tout sauf linéaire. Kenny Wollesen intervient principalement sur un registre medium, plus percussionniste que batteur "tenant" le rythme, et enchante dans les passages à mains nues sur les peaux qui apportent une profondeur mélodique, moins évidente aux balais ou aux baguettes. Drew Gress alterne archet et pizzicati à la contrebasse, s'autorisant quelques solos buissonniers, tout en étant prêt à créer du liant quand il le faut entre les approches ouvertes de ses partenaires. Ludique, presque espiègle par moment, leur approche trouve sa cohérence dans une attention à la poésie des sons qui est la marque de fabrique de la pianiste suisse. Si les directions empruntées semblent disparates au début, on entend une forme émergée peu à peu, qui embrasse aussi bien l'histoire du trio piano jazz que les développements plus récents des musiques improvisées, pour aboutir à une signature sonore très personnelle, reconnaissable comme telle. La marque des plus grands, ce que Sylvie Courvoisier est incontestablement.


Même format instrumental pour la seconde partie, avec également des musiciens connus pour leur goût des explorations sonores, mais résultat en tout point opposé pourtant. Tyshawn Sorey a mis sur pied un trio avec le pianiste Aaron Diehl depuis quelques années, qui revisite à sa manière les standards (et un peu plus). En quatre excellents disques (dont un triple en quartet avec Greg Osby en sus), la contrebasse a changé plusieurs fois de mains. Pour le dernier en date, comme pour ce concert, c'est Harish Raghavan qui en a hérité. Là où Sylvie Courvoisier changeait constamment de direction, le trio de Tyshawn Sorey prend le temps de développer une forme déterminée sur la longueur. En cinquante minutes, sans interruption, ils n'enchainent ainsi que deux morceaux. Tout d'abord, une composition inédite du batteur, encore sans titre, qu'ils prévoient d'enregistrer prochainement. Puis une relecture au long cours de A Chair In The Sky, morceau cosigné par Charles Mingus et Joni Mitchell, qui apparaissait sur le disque hommage au premier cité de la chanteuse canadienne. S'ils prennent de temps de déployer les morceaux sur le temps long, et si le déroulé en est beaucoup plus linéaire qu'en première partie, il ne faut toutefois pas en conclure à une monotonie. En effet, ils jouent avec l'intensité, les vitesses, la réharmonisation constante, ce qui tient en alerte l'auditeur, jamais sûr de ce qui va suivre. Aaron Diehl, au piano, a une capacité incroyable à nous emporter avec lui par la capacité à faire "chanter" son piano en jouant habilement de l'art du crescendo. Le batteur-leader, qu'on a connu tour à tour surpuissant à ses débuts aux côtés de Steve Coleman, puis instant composer hérité des formes les plus abstraites du free jazz, nous revient en adepte des belles mélodies, qu'il sait juste surligner par un jeu économe quand nécessaire, et dynamiser subtilement à d'autres occasions. Pour le rappel, ils reprennent même une chanson "pop" du groupe Vividry, Your Good Lies, tendance électro-soul, à la mélodie entêtante qu'ils subliment par leur inventivité rythmique et harmonique. Si la forme était très éloignée de celle de Sylvie Courvoisier, les deux sets avait une chose en partage : l'excellence ! Et, quelques jours après le trio de Kris Davis, une nouvelle preuve que le format piano, contrebasse, batterie a encore de beaux jours devant lui. 

dimanche 9 février 2025

Fur / Bonbon Flamme @ La Dynamo, vendredi 7 février 2025

Vendredi soir, la Dynamo accueillait une soirée co-organisée par le Tricollectif et BMC Records. Deux groupes issus du collectif orléanais dont les récents disques ont été publiés par le label budapestois se succédaient ainsi dans la salle de Banlieues Bleues, à Pantin. Tout d'abord, le trio Fur, composé d'Hélène Duret à la clarinette et à la clarinette basse, Benjamin Sauzereau à la guitare et Maxime Rouayroux à la batterie. Puis Bonbon Flamme, quartet européen qui rassemble autour de Valentin Ceccaldi (violoncelle) et Etienne Ziemniak (batterie), le guitariste portugais Luis Lopes (dont j'aime beaucoup le Humanization 4tet, dont le 5e album, Saarbrücken, vient de sortir chez Clean Feed), et le claviériste néerlandais Fulco Ottervanger. 


Le premier set a commencé par des morceaux à l'atmosphère assez statique, avec peu de variations, jouant plus sur les nuances timbrales que sur l'articulation d'un véritable discours mélodique. Les vibrations du souffle d'Hélène Duret dans la clarinette basse entraient en résonnance avec les zébrures retenues de la guitare de Benjamin Sauzereau, tandis que Maxime Rouyaroux déployait une approche de percussionniste plutôt que de pur batteur. Après deux morceaux destinés à installer ce climat tempéré, le discours s'est peu à peu densifié, Hélène Duret passant à la clarinette pour déployer un chant plus immédiatement mélodique, alors que guitare et batterie accentuaient les angles rythmiques. Il y a dans cette musique comme des échos de ce que pouvait proposer le Rockingchair de Sylvain Rifflet, à l'instrumentation certes plus fournie (en quintet), mais que l'alliance des sonorités de la clarinette, de la guitare électrique et de la batterie évoque de-ci de-là. De lointains échos d'AlasNoAxis, le groupe de Jim Black, aussi, dans un entre-deux pas forcément bien précis, entre jazz, pop et post-rock, qui repose plus sur l'installation de climats subtilement changeants que sur des contrastes trop appuyés. Le concert s'achève néanmoins sur une belle mise en tension au rythme frénétique, comme une annonce de l'orage qui allait suivre avec le deuxième set.


Bonbon Flamme ne fait en effet pas dans la délicatesse. Ils dressent vite un mur du son extrêment dense où le violoncelle vrombit, les riffs de guitare s'entrechoquent avec les accords de synthé déglingués, et la batterie entraîne le tout à toute vitesse. Bruitiste, free et rock tout à la fois, la musique nous prend à la gorge. Mais elle n'oublie cependant pas d'être dansante à l'occasion, avec un rythme de cumbia concassé sous l'assaut de la guitare de Luis Lopes ou un ragtime de Scott Joplin attaqué façon punk. Ce concert était l'occasion de célébrer la sortie de leur deuxième disque, Calaveras y Boom Boom Chupitos (BMC Records, 2025), dont le titre fait écho à un folklore mexicain revisité façon kitsch, têtes de mort et shot d'alcool fort. La pochette du disque, qui était distribué gratuitement au public, ainsi que celui de Fur, à l'entracte, laisse apparaître un énorme citron vert muni d'un mèche de grenade en train de se consummer : cela résume bien la musique de Bonbon Flamme, un kitsch exotique ravalé par des musiciens qui savent faire du bruit, mais qui le font avec le sérieux nécessaire à créer une oeuvre vraiment cohérente, au-delà des ingrédients divers qu'ils intègrent à leur recette. Ils savent aussi varier les climats, jouer sur les différents niveaux de tension au cours du concert, afin de maintenir notre sens de l'ouïe en alerte constante. Il y a toujours une surprise à découvrir, un élément hors cadre qui permet d'aller au-delà du kitsch de façade. C'est du coup très convaincant.

samedi 8 février 2025

Odeia @ Studio de l'Ermitage, mardi 4 février 2025

Voici un groupe dont j'aime beaucoup les disques, mais que je n'avais encore jamais eu l'occasion de voir sur scène. C'est enfin chose faite grâce au concert de sortie de leur troisième album, Il pleut (Wopela, 2025), dont j'avais participé à la campagne de crowdfunding. Odeia, c'est un trio de cordes - celles de Lucien Alfonso (violon), Karsten Hochapfel (violoncelle et guitare) et Pierre-Yves Le Jeune (contrebasse) - au service de la magnifique voix d'Elsa Birgé. Pour ce troisième album, on retrouve les langues familières de leur répertoire : grec, italien, français essentiellement. La nouveauté vient du choix d'explorer des pièces du grand répertoire aux côtés des mélodies traditionnelles qu'ils ont l'habitude de fréquenter. En l'occurence des airs baroques signés Vivaldi, Scarlatti ou Dowland. 

Le thème commun de ce nouvel album, et donc du concert, ce sont les larmes. Larmes de la douleur de l'exil, quand un napolitain parti trouver meilleure fortune en Amérique pense à la mama, restée là-bas. Larmes du deuil ou de l'épluchure des oignons, seule la chanteuse le sait. Larmes des bas-fonds enfumés du Thessalonique d'il y a un siècle, sur fond de rebetiko. Larmes amères de Scarlatti ou des fontaines tristes de Dowland. Mais larmes de joie aussi, à l'occasion, et en tout cas gaîté et humour entre les morceaux pour expliquer les choix de chansons. 


La voix d'Elsa Birgé captive de bout en bout. Elle allie une grande clarté dans l'expression et une modulation des sentiments qui font de sa prestation une véritable incarnation des mots qu'elle prononce. Son timbre chaud fait merveille quelque soit le matériel, même si, depuis leur premier album, j'ai toujours un faible pour les moments où elle s'empare de le langue grecque. Les trois musiciens qui l'accompagnent tissent un écrin plein d'inventivité, loin de chercher à reproduire à la lettre des airs anciens, mais toujours plein de respect pour le matériau qu'ils attaquent, qu'il soit populaire ou dit savant. Les tourneries dansantes côtoient les complaintes amoureuses sensibles, les chansons à boire ou à fumer, les échappées bruitistes improvisées. En rappel, ils reprennent un morceau de chacun de leur deux disques précédents : Alifib, de Robert Wyatt, et Liouba, un traditionnel tzigane russe, afin d'élargir encore un peu plus le pourtant déjà large spectre de sentiments qu'ils mobilisent. On ne s'en plaindra pas.

vendredi 31 janvier 2025

Researching Has No Limits / Kris Davis Trio @ Espace Jean Vilar, Arcueil, mardi 28 janvier 2025

Lors de l'édition 2023 de Sons d'hiver, le contrebassiste Thibault Cellier a croisé la route de Joachim Kühn. Depuis, le pianiste allemand l'a engagé pour former son "French Trio" (avec le batteur Sylvain Darrifourcq, ils ont récemment sorti un disque). Et l'a surtout invité chez lui à Ibiza pour partager son "trésor" : des partitions inédites d'Ornette Coleman que le texan avait confié au natif de Leipzig quand ils formaient un duo dans la seconde moitié des années 90. En 2019, Joachim Kühn en a enregistré certaines en solo (sur le disque Melodic Ornette Coleman, chez ACT Music). Et il en a donc confié d’autres à Thibault Cellier. Pour les interpréter lors de cette édition 2025 de Sons d'hiver, le contrebassiste a rassemblé un sextet, en forme de double trio : Pierre Borel et Liam Szymonik tiennent les saxophones alto, Antonio Borghini et le leader les contrebasses, Andrès Coll et Emile Rameau les instruments percussifs (marimba et piano pour le premier, batterie pour le second). Le programme du festival évoque un écho au double quartet qui enregistra Free Jazz en 1960.


La musique qui se déploie sonne immédiatement très... ornettienne ! On y retrouve ce sens des mélodies simples, un peu acides mais enjouées, un tempo bien souvent enlevé, de soundains changements de direction, et une grande liberté formelle qui, si elle renvoie à un héritage désormais sexagénaire, continue de s'épanouir loin des cadres préformatés sur scène. Il y a de nombreux passages qui jouent sur le dédoublement des instruments : une contrebasse à l'archet quand l'autre est attaquée en pizzicati, ou au contraire des grondements à l'unisson des deux grands-mères ; des courses poursuites échevellées des deux saxophonistes, dans une sonorité qui évoque constamment celle d'Ornette ; une énergie percussive qui va bien au-delà de son cadre de maîtrise du rythme régulier. Bref, des éléments qu'on retrouvait lors des concerts d'Ornette Coleman. J'ai eu la chance d'assister à trois d'entre eux (Châtelet 2004, Cité de la Musique 2006, Grande Halle de la Villette 2009), à chaque fois avec un quartet à deux basses... tiens, tiens... Les recherches du texan n'avaient pas de limites... la preuve, elles continuent bien au-delà de son passage sur terre.

J'avais coché dans mon agenda le second concert de la soirée depuis la parution du programme du festival. La pianiste canadienne Kris Davis est l'une de mes musiciennes préférées depuis qu'elle est apparue sur le devant de la scène. Je l'avais vu une première fois aux 7 Lézards en... 2006, alors qu'elle n'était pas encore très connue. En 2013, j'en faisais une de mes trois musiciennes de l'année. J'ai eu la chance de la voir à de multiples reprises sur scène : deux fois avec le quintet Anti-House d'Ingrid Laubrock, trois fois avec son propre quartet sur des Bagatelles de John Zorn... Mais ce concert de Sons d'hiver était une première occasion de l'entendre à la tête de son propre trio, jouer sa propre musique. Enfin ! 


Pour l'occasion, elle s'est entourée d'une paire rythmique inattendue : le contrebassiste Robert Hurst est surtout connu pour son compagnonage avec les frères Marsalis, quand le batteur Jonathan Blake a publié ses plus récents disques sous son nom sur Blue Note. Bref, des musiciens à l'esthétique a priori beaucoup plus mainstream que les territoires habituels de Kris Davis, plus ouverts sur l'avant-garde du jazz new-yorkais contemporain. Mais ce choix fonctionne à merveille ! La musique réussit ainsi le pari de fondre ces éléments a priori disparates dans une grande cohérence formelle, qui oscille sans cesse entre deux pôles (pour le dire vite et de manière un peu caricaturale), entre liberté et souci de lisibilité (mélodique, harmonique). La musique donne le sentiment d'autoriser les envolées individuelles de l'un ou l'autre, tout en assurant une cohérence de groupe de tous les instants. On sent une grande écoute réciproque, une capacité à relancer l'autre en lui suggérant de nouvelles directions. Et ce n'est pas que la pianiste-leader qui assure cela. Chacun intervertit ses rôles - en soutien ou en soliste - au cours des différents morceaux. De manière assez illustrative, tous les morceaux ne sont d'ailleurs pas signés de Kris Davis. Il y a aussi des compositions de Jonathan Blake et de Robert Hurst. Par ce concert, la pianiste canadienne a demontré, une nouvelle fois, qu'elle est bien une des musiciennes les plus essentielles de l'actualité de cette musique qu'on appelle jazz. Par son jeu, par son large spectre esthétique, mais aussi par sa qualité de productrice, depuis qu'elle a lancé son label Pyroclastic Records, au catalogue excellentissime (l'un des rares labels dont je me procure quasiment toutes les productions). C'est d'ailleurs là qu'est paru à l'automne dernier le disque de ce trio, Run the Gauntlet, fortement recommandé, pour prolonger le plaisir du concert, ou découvrir pour ceux qui n'étaient pas là. 

lundi 27 janvier 2025

Aja Monet / Dave Douglas Gifts Trio @ Théâtre Antoine Watteau, Nogent-sur-Marne, dimanche 26 janvier 2025

Sons d'hiver est devenu, avec les années, le festival francilien dont la programmation est sans doute la plus proche de mes amours musicales. Comme je ne peux pas assister à tout, il faut faire des choix et les miens privilégient les musiciens venus d'outre-atlantique, plus rares le reste de l'année, au détriment parfois de musiciens européens, et notamment français, dont je me dis que j'aurais d'autres opportunités pour les voir. Parmi la programmation de cette édition 2025, j'avais nécessairement coché ce concert dominical en raison de la présence de Dave Douglas à l'affiche, une des pierres angulaires de ma discothèque. Mais avant le trompettiste, il y avait aussi l'occasion de découvrir sur scène la poétesse Aja Monet, dont le premier album, sorti en 2023 et écouté sur Bandcamp, avait suscité mon intérêt. 

Aja Monet s'inscrit dans une tradition du slam ou du spoken word déjà bien établie depuis les années 90. Le coeur vibrant de cette scène est sans doute le fameux Nuyorican Poets Café dont Aja Monet avait gagné à 19 ans (en 2007) la compétition annuelle. Elle a depuis publié quatre recueils de ses poèmes, mais n'est passée à la mise en musique et à la réalisation d'un disque que récemment (2023 donc). Pour l'occasion, elle est accompagnée par un quartet aux teintes nu-soul composé de Niko Coyez à la flûte, Javier Santiago au piano et au rhodes, Micah Collier à la contrebasse et Justin Brown à la batterie. La musique sonne comme particulièrement ancrée dans son époque - mais une époque qui dure depuis quasiment trente ans tout de même - aux confluents d'influence jazz, hip hop et soul, avec quelques incursions afro-cubaines sur la fin du concert. Rien d'absolument inédit en tant que tel, mais qui colle bien à la voix de la poétesse. On reconnaît des inflexions héritées des preachers, d'autres plus proches du slam habité pratiqué par exemple par Saul Williams, et entre les deux une dette envers les Last Poets. Elle interprète d'ailleurs au cours du concert un texte d'Abiodun Oyewole, dernier survivant de la première mouture de ce groupe précurseur du rap. Par rapport à Moor Mother vue deux jours plutôt au sein d'Irreversible Entanglements, Aja Monet apparaît plus posée, elle déclame ses textes d'un ton serein, comme sûre de leur force. Là où Moor Mother est plus dans l'interjection coup de poing, Aja Monet se sert du rythme de la phrase pour nous convaincre. Quelques textes - et leur musique -  me frappent particulièrement : Black Joy, Weathering, The Devil You Know. Leurs thématiques pronant la justice sociale, la conscience face à l'urgence climatique ou l'affirmation noire détonnent nécessairement alors qu'un pouvoir aux tendances fascistoïdes vient de s'installer à la Maison Blanche. 


La résistance à cet hubris réactionnaire est aussi au coeur du propos de Dave Douglas. De manière moins explicite peut-être - il se sert de sa trompette et non de mots - mais la reprise lumineuse de We Shall Overcome au cours du concert ne laisse planer aucun doute. Pour l'introduire, il explique d'ailleurs qu'il ne dira rien de la situation politique du monde, comme il aime pourtant le faire, mais qu'on comprendra en écoutant la musique. Cette incursion du côté de l'hymne du combat pour les droits civiques s'inscrit dans un répertoire par ailleurs centré sur celui du plus récent disque de Dave Douglas, Gifts. J'avais déjà eu l'occasion de le voir il y a un an sur ce programme, en quintet (trompette, sax ténor, violoncelle, guitare, batterie). Le passage au disque avait réduit l'effectif à un quartet (sans le violoncelle). Et pour ce concert, ils n'étaient plus que trois (sans le saxophone). En plus, Camila Meza a remplacé Rafiq Bhatia à la guitare et Kate Gentile a pris le relai de Ian Chang à la batterie. Si le répertoire est le même, son interprétation s'en trouve quand même bien renouvelée. Gifts mêle les compositions de Billy Strayhorn aux propres compositions de Dave Douglas, en écho à celles du compagnon du Duke. On reconnaît bien entendu les airs les plus célèbres de Strayhorn, Take The A Train ou Blood Count, mais pour les autres on en vient parfois à se demander de qui ils sont signés. Preuve de l'hommage réussi, d'une part, et de la véritable modernité de l'oeuvre de Strayhorn, de l'autre. Car il ne s'agit ici nullement de les jouer comme à l'époque, mais bien de les réimaginer à l'aide d'un langage contemporain, plein d'électricité et de brisures rythmiques. 


Le resserrement sur la formule du trio donne beaucoup plus de place au leader pour s'exprimer. L'année dernière, je notais en effet que les soufflants n'étaient pas mis en avant et que c'était plutôt la paire guitare-batterie qui était au coeur du réacteur de cette musique. La prestation de cette année me paraît plus équilibrée de ce point de vue là, même si on sent bien entendu que le travail d'écriture et d'arrangement autour du couple guitare / batterie était une préoccupation importante de Douglas sur ce répertoire. Si le trompettiste nous fait entendre à de nombreuses reprises sa sonorité si maîtrisée, il laisse également beaucoup de place à ses sidewomen. Le rôle de Camila Meza oscille ainsi entre appui rythmique lors des passages en trio et développement d'un discours soliste quand on passe en duo. Je ne connaissais la guitariste chilienne que d'assez loin avant ce concert, et ça a été une belle découverte. Kate Gentile m'était plus connue, notamment à travers son passionnant triple album (rien que ça), Find Letter X, publié par Pi Recordings en 2023. Adepte des rythmiques complexes et d'une musique sous haute tension, il était intéressant de voir comment elle allait s'intégrer dans le son du trio (elle avait déjà collaboré avec Dave Douglas ceci-dit, sur l'excellent Engage, Greenleaf 2019, au casting cinq étoiles avec également Jeff Parker, Anna Webber, Tomeka Reid, Nick Dunston). Tout en contrastes, alternant les montées en tension quasi rock et les ponctuations percussives plus lâches, mais toujours pleines de surprises, elle a aisément démontré pourquoi Douglas l'avait choisi pour succéder à Ian Chang, batteur du groupe de post-rock Son Lux. Il tient là un groupe qui lui permet de vraiment faire ressortir toute la modernité de l'oeuvre de Billy Strayhorn, et nous rappelle, à travers quelques tournures et le line-up instrumental réuni, l'un des groupes les plus addictifs du trompettiste, le Tiny Bell Trio. Encore un grand concert de Dave Douglas ! C'est une habitude, mais on ne s'en lasse pas.