lundi 3 novembre 2025

Jazzfest Berlin 2025, 4e soir, dimanche 2 novembre 2025

Amalie Dahl's Dafnie Extended @ Haus der Berliner Festspiele, 18h30


Comme Signe Emmeluth vue vendredi, ou comme Mette Rasmussen vue samedi au sein du LJCO, Amalie Dahl est une saxophoniste alto danoise basée à Oslo. Et comme ses deux prédécesseuses sur scène, elle navigue dans les eaux des musiques issues du free jazz. Notamment à la tête de son quintet Dafnie, déjà apprécié sur disque. Pour l'occasion, le groupe est étendu à 12 musiciens et la musique s'en trouve élargie non seulement par l'ajout de couleurs orchestrales plus variées, mais aussi par un spectre sonore qui va au-delà des références habituelles du répertoire de Dafnie. Pour le dire de manière un peu succinte, et donc nécessairement un peu caricaturale, le quintet mené par Amalie Dahl sonne particulièrement "scandinave", en ce qu'il partage un horizon esthétique commun à des groupes comme Atomic ou aux ensembles menés par des figures comme Gard Nilssen ou Martin Küchen par exemple. Soit une dette évidente envers le free jazz américain des 60s mise au service d'une approche mélodique parcourue de références souterraines aux folklores nordiques. Dans le quintet originel, Amalie Dahl est accompagnée par Oscar Andreas Haug à la trompette, Jørgen Bjelkerud au trombone, Nicolas Leirtrø à la contrebasse et Veslemøy Narvesen à la batterie. Le passage à douze permet d'inclure saxophone baryton (Sofia Salvo), flûte (Henriette Eilertsen), accordéon (Ida Løvli Hilde), piano (Lisa Ullén) et synthé (Anna Ueland) à l'ensemble, et d'également doubler la section rythmique avec Trym Saugstad Karlsen à la batterie et l'une des figures emblématiques de la scène scandinave à la deuxième contrebasse, Ingebrigt Håker Flaten. Le groupe garde de son esthétique d'origine la confrontation entre la fougue des instruments à vent et la puissance de la rythmique dans les passages à tutti. Piano, accordéon ou synthé sont ainsi surtout audibles dans des combinaisons chambristes entre les explosions collectives, instaurant une approche plus bruitiste et un peu minimaliste qui vient donner du relief aux morceaux. La musique alterne ainsi enthousiasme renforcé par la taille de l'orchestre et passages plus méditatifs, autour de sous-ensembles changeants, et confirme la qualité de l'écriture d'Amalie Dahl, une des nouvelles voix définitivement à suivre sur la scène européenne. 


Moabit Imaginarium / Pat Thomas solo @ Haus der Berliner Festspiele, 20h00


Le deuxième concert de la soirée est précédé par une intervention-bilan d'une semaine (depuis le lundi) d'action culturelle auprès d'habitants du quartier de Moabit (dans le centre de Berlin, juste au-dessus du Tiergarten) autour de quelques musiciens et de vidéastes. Enfants comme adultes ont participé à différents ateliers, dont un résumé nous est donné à travers la diffusion d'une courte vidéo, et une restitution en dix minutes chrono par les musiciens ayant participé à l'initiative, soit Joel Grip à la contrebasse, Simon Sieger au piano, Michael Griener à la batterie, Assane Seck aux percussions, Berno Jannis Lilge à la cornemuse, à la flûte et à la trompette, Hyunjeong Park au gayageum, Hakam Wahbi au riq (une sorte de tambourin) et Elsa M'bala aux bidouillages électroniques. Les instruments rassemblés viennent d'un peu partout sur la planète et communiquent gaiement dans une démarche collective très rythmique. 

Après cet interlude, Pat Thomas arrive sur scène en s'aidant d'une canne, d'une démarche peu assurée. Il s'installe au piano sans autre effet et entame une succession rapide de clusters violents sur l'ivoire du clavier. Là où ses jambes semblent un peu flageollantes, il n'en est rien de ses bras qui partent ainsi dans de grands moulinets démonstratifs qui traduisent une approche particulièrement percussive du piano. Là aussi, on est en plein dans une esthétique dont la source est le free jazz historique - on pense nécessairement à Cecyl Taylor. Calvalcade endiablée dont l'aspect percussif contribue pleinement à définir la dimension harmonique. Le deuxième morceau se construit autour d'un simple rythme obsédant, minimaliste, joué avec la main droite dans les cordes du piano et la main gauche répététant un duo de notes dans les graves du piano. Quand il en a marre, le pianiste britannique dit simplement "ok" et se rassoit pour un troisième morceau dans une veine similaire au premier, mais avec une dimension mélodique peut-être un peu plus affirmée. Nouveau jeu avec les cordes ensuite, mais cette fois-ci à deux mains, façon harpe. Avant de revenir à une nouvelle cavalcade sur l'ivoire. C'est déjà fini, mais devant l'insistance du public, il consent à revenir pour un rappel et interprète un thème de Monk. Pour nous rappeler que cette musique dite "libre" n'est en revanche pas le fruit d'une génération spontanée. 


Fire! Orchestra @ Haus der Berliner Festspiele, 21h30


A l'origine, Fire! est un trio emmené par Mats Gustafsson, avec Johan Berthling à la basse et Andreeas Werliin à la batterie. C'est dans ce format resseré que je les avais vus à Saalfelden en 2010. A partir de cette cellule de base, le saxophoniste suédois a constitué une version orchestrale, au personnel changeant, dont j'avais pu voir une précédente incarnation lors de l'édition 2015 du festival autrichien. Dix ans plus tard, les revoici donc pour un nouveau répertoire servi par un effectif fourni de dix-huit pupitres. Si on retrouve bien sûr le leader au sax baryton (et à la flûte) et Berthling à la basse électrique, le reste de l'orchestre alterne figures familières de l'univers de Gustafsson et nouveaux venus. Le concert commence par un solo absolu, et plutôt paisible, d'Anna Högberg au sax alto, avant que l'orchestre n'entre en scène. La longue suite, intitulée Words, est inédite - il s'agit de sa création mondiale. Elle alterne des passages de véritables chansons, avec les voix de Sofia Jernberg ou Mariá Portugal, les démonstrations d'énergie collective rutillantes soutenues par la basse obsédante de Berthling, et les explorations sonores bruitistes notamment articulées autour des platines de Mariam Rezaei, de la guitare de Julien Desprez et de la voix de Sofia Jernberg. C'est très prenant, servi par des noms remarqués dans la galaxie de la free music contemporaine : ainsi, outre ceux déjà cités, Mette Rasmussen et Adia Vanheerentals aux saxophones, Lina Allemano et Tuva Olsson aux trompettes, Mats Äleklint au trombone, Heida Karine Jóhannesdóttir Mobeck au tuba, Anna Lindal et Anna Neubert aux violons, Emily Wittbrodt au violoncelle, Kit Downes au piano et à l'orgue et Maria Portugal et Mads Forsby aux batteries. S'étirant sur près d'une heure et demi, l'oeuvre se conclut comme elle a commencé, sur un registre plus apaisé, cette fois-ci par un duo entre Tuva Olsson et Kit Downes, que le leader avait présentés comme les deux invités de l'orchestre en début de concert. 


James Brandon Lewis Quartet @ Quasimodo, 23h00


Le concert du Fire! Orchestra se termine sur le gong à 23h00 pile. J'arrive donc en retard au Quasimodo - après dix minutes de marche rapide - où je trouve Aruan Ortiz en plein solo. Le pianiste cubain est en pleine chevauchée inspirée, avec Chad Taylor à la batterie et Brad Jones à la contrebasse qui connaissent leur clave. James Brandon Lewis les rejoint ensuite et son souffle puissant semble convoquer les esprits, imprégné de l'héritage des spirituals. Ca commence très fort. Et ça ne va pas se relâcher pendant une heure et demi. Sans interruption, les morceaux s'enchaînent avec une véhémence jamais démentie. Même les ballades sont jouées avec un tel engagement, une telle intensité, qu'on se sent transpercé par le musique tout du long. La puissance du saxophoniste est phénoménale, et particulièrement envoûtante dans cette salle au format réduit, où le public debout répond avec enthousiasme au débordement de spiritualité dont fait preuve le quartet. Je connais bien les thèmes joués (ceux du dernier disque du quartet, paru cette année), mais les entendre joués avec une telle énergie, une telle densité de tous les instants, les sublime. J'avais déjà eu l'occasion de voir James Brandon Lewis cette année, pour un concert qui explorait son versant électrique, tirant vers le funk, avec ce quartet acoustique, il s'inscrit dans la descendance assumée du quartet classique de Coltrane. Nourrie des musiques racines de l'Amérique noire, notamment dans leur version d'Eglise (il est fils de pasteur), il a comme un engagement mystique dans sa musique, proche d'une certaine forme de transe. C'est véritablement impressionnant à quelques mètres de distance, et une conclusion parfaite d'un festival qui aura été d'une excellence constante. Ca va être difficile de revenir à la réalité quotidienne après ça !

dimanche 2 novembre 2025

Jazzfest Berlin 2025, 3e soir, samedi 1er novembre 2025

Mary Halvorson’s Amaryllis Sextet @ Haus der Berliner Festspiele, 20h00


C’est LE grand soir. Toute la programmation du festival est d’une extrême qualité, mais la soirée du samedi justifiait à elle seule le voyage, même si ce fut la moins prolixe avec « seulement » trois concerts contre quatre les autres soirs. Pour commencer, qui de plus indiquée que Mary Halvorson dont le nom est (presque) toujours une source de motivation pour aller à des festivals par delà les frontières : Saalfelden 2010, Lisbonne 2013, 2018 et 2019, Wels 2017, et, déjà, Berlin 2018. Seul Saalfelden 2015 aura échappé à la règle. Je notais lors de son concert parisien de l’année dernière que je l’avais vue à vingt-cinq reprises sur scène mais jamais trois fois avec le même groupe. Le vingt-sixième concert ne déroge pas à la règle avec cette deuxième occasion de la voir à la tête de son Amaryllis Sextet regroupant Patricia Brennan au vibraphone, Adam O’Farrill à la trompette, Jacob Garchik au trombone, Nick Dunston à la contrebasse et Tomas Fujiwara à la batterie. Le concert parisien de l’année dernière était concomitant à la sortie du deuxième album de ce groupe. Ce concert berlinois est l’occasion de présenter la musique du troisième, paru cet été. Cela commence par deux morceaux pris sur un rythme relativement moins uptempo qu’à l’accoutumée. Presque des ballades. J’ai aussi l’impression que la guitariste a élargi le champ des effets auxquels elle a recours, avec notamment des notes prolongées à l’extrême qu’elle use presque systématiquement sur le deuxième titre. Il faut ici saluer la restitution sonore d’une extrême qualité par les équipes du festival. La guitare de Mary Halvorson est mixée juste ce qu’il faut un peu plus en avant par rapport au reste du groupe, ce qui permet de nettement distinguer son discours singulier sans pour autant empiéter sur la dynamique collective propre à l’écriture halvorsonienne. Car ce qui distingue cette musique, c’est vraiment ce sentiment d’un discours de groupe complètement fluide, prolongement idéal des idées de la guitariste, plein de couleurs changeantes mais avec toujours le sens de l’avancée des morceaux. A la pause, un spectateur à côté de moi fait remarquer à son voisin qu’il trouve la musique particulièrement lyrique, et qu’il ne lui manque qu’une voix pour en faire des chansons. On sait que Mary Halvorson avait justement fait l’expérience du « format » chansons avec son précédent groupe, Code Girl (avec Amirtha Kidambi), et s’il n’y a plus de voix pour « habiller » les morceaux, l’écriture de la bostonienne a conservé cette lisibilité. L’existence désormais prolongée de l’ensemble permet des échanges télépathiques entre musiciens, les solos ne cherchant ainsi pas la « démonstration » et se fondant si naturellement dans la masse orchestrale qu’il est bien difficile pour le public d’applaudir « au bon moment » malgré les râles de plaisir qui montent régulièrement de la salle. Encore un très grand concert de l’artiste la plus emblématique de ces quinze dernières années !


Barry Guy & London Jazz Composers Orchestra feat. Marilyn Crispell & Angelica Sanchez @ Haus der Berliner Festspiele, 21h30


Jusqu’à présent le groupe le plus fourni à s’être produit sur la grande scène de la Festspiele était un septet. Il y a donc un indéniable effet de surprise quand on retourne dans la salle après l’entracte et que dix-huit pupitres sont disposés sur quatre rangées. Avant que les musiciens n’entrent en scène, Marilyn Crispell est honorée et reçoit l’Instant Award for Improvised Music 2025 (et les 50 000 dollars qui vont avec) autant pour l’ensemble de son œuvre que pour sa performance en solo lors de l’édition 2024 du Jazzfest Berlin, est-il expliqué. Cette figure majeure de la free music en retrouve une autre en la personne de Barry Guy, qui a rassemblé pour l’occasion une nouvelle mouture de son LJCO. Le contrebassiste britannique avait formé l’orchestre en 1970 (il n’avait alors que vingt-trois ans), à une époque marquée par des initiatives similaires en Europe. On pense au Globe Unity Orchestra d’Alexander von Schlippenbach en Allemagne ou à l’Instant Composers Pool Orchestra aux Pays-Bas notamment. Il s’agissait à chaque fois de trouver un moyen d’articuler la forme composée et les libertés des musiques issues du free jazz. Le programme de la soirée s’intitule « Double Trouble Three », troisième incarnation d’une pièce qui se voulait à l’origine une sorte de concerto pour deux pianistes et dont la première mouture (années 80) était justement destinée à réunir le LJCO et le Globe Unity Orchestra avec Schlippenbach et Howard Riley comme solistes. Une deuxième incarnation, avec cette fois-ci Irène Schweizer et Marilyn Crispell aux pianos et le seul LJCO en support, avait été enregistrée dans les années 90. Pour cette troisième mouture on retrouve donc Crispell accompagnée cette fois-ci par Angelica Sanchez. Barry Guy se dispose comme chef d’orchestre, et donc dos à la scène, dirigeant tout en tenant sa contrebasse d’une main. Immédiatement face à lui, il a les deux pianistes qui se font face, sur la gauche de la scène, le violoniste Phil Wachsmann (l’un des rares « historiques » de l’orchestre encore présent) et sur la droite le génial batteur suisse Lucas Niggli. Derrière les pianos, trois rangées de soufflants complètent le dispositif : tout d’abord les saxophonistes (Mette Rasmussen, Michael Niesemann, Torben Snekkestad, Simon Picard et Julius Gabriel), puis les trombonistes (Andreas Tschopp, Shannon Barnett et Marleen Dahms) et le tubiste Marc Unternährer, et enfin les trompettistes (Henry Lowther, Percy Pursglove et Charlotte Keene) complétés par Christian Weber à la contrebasse. Si la forme est inspirée d’un concerto, le discours des deux pianistes est tellement intégré à la masse orchestrale qu’on est bien en mal de reconnaître une quelconque forme classique. Et à vrai dire, le bonheur procuré par cette musique tient bien plus aux capacités offertes par la multiplicité des pupitres qu’à une démonstration solitaire de tel ou tel. Les passages solennels succèdent aux explosions free, et l’œuvre se déploie sur le temps long, de surprises en relances, qui exploitent avec intelligence la rutilance cuivrée de l’ensemble (et la force de frappe de Lucas Niggli). C’était la première fois que je voyais Barry Guy sur scène, et ça valait le coup, avant que le poids des ans ne le rattrape. 


Patricia Brennan Septet @ Haus der Berliner Festspiele, 23h15


Retour de Patricia Brennan sur scène, après son apparition aux côtés de Mary Halvorson plus tôt dans la soirée. L’occasion pour elle de présenter sa propre musique, issue de l’album Breaking Stretch, paru l’an dernier (et mon disque préféré sorti en 2024). Le septet est la prolongation d’un premier groupe, au format plus resserré : un quartet réunissant autour de la vibraphoniste, Kim Cass à la contrebasse, Dan Weiss à la batterie et Mauricio Herrera aux percussions afro-cubaines. Pour le format en septet, trois soufflants ont été ajoutés : Mark Shim au sax tenor, Jon Irabagon au sax alto et Adam O’Farrill, lui aussi de retour sur scène, à la trompette. La musique de l’ensemble est une sorte de latin jazz métamorphosé au contact de l’avant-garde brooklynienne. Après tout, Patricia Brennan est mexicaine, Mauricio Herrera cubain, Jon Irabagon d’origine philippine (le plus « latin » des pays d’Asie) et Adam O’Farrill l’héritier d’une lignée emblématique de ce style (il est le fils du pianiste Arturo O’Farrill et le petit-fils du compositeur-arrangeur-chef d’orchestre Chico O’Farrill). La musique de Patricia Brennan a des similarités avec celle de Mary Halvorson, dans son jeu sur les couleurs orchestrales et la dynamique d’ensemble, dans la lisibilité de morceaux qui semblent avancer inexorablement vers leur but final, dans cette alliance entre mélodies entêtantes et dynamique harmonique pleine de rebondissements. Ça file à toute allure, ça fait rugir de plaisir, ça emporte le corps et l’esprit, et c’est encore mieux en live ! Oui, samedi était vraiment LE grand soir !

samedi 1 novembre 2025

Jazzfest Berlin 2025, 2e soir, vendredi 31 octobre 2025

Signe Emmeluth’s Banshee @ Haus der Berliner Festspiele, 18h30


Si la programmation de la grande salle de ce vendredi soir est sans doute la plus ouvertement « grand public », elle s’ouvre néanmoins sur une proposition radicale. La saxophoniste danoise, basée à Oslo, Signe Emmeluth se présente à la tête d’un septet féminin où l’on retrouve notamment Maja Ratkje au chant et au violon. J’avais par le passé pu la voir au sein du quartet bruitiste Spunk comme sur un répertoire de chants weimariens et assimilés. La retrouver ici suscite donc ma curiosité, autant que de pouvoir enfin découvrir sur scène la saxophoniste dont le nom enfle dans les maigres cercles des amateurs de musiques des marges. Pour compléter le groupe, on trouve Guoste Tamulynaite au piano et au synthé, Anne Efternøler à la trompette, Heida Karine Jóhannesdóttir Mobeck au tuba, Guro Skumsnes Moe aux basses (électrique comme contrebasse) et Jennifer Torrence à la batterie et au vibraphone. Malgré l’effectif assez large, les passages a tutti et à plein volume ne sont que parcimonieux. On trouve plutôt ici une musique des infrasons, qui frise souvent avec le silence, nourrie de soudaines mais brèves explosions : cris en tout genre, gazouillis frénétiques, fanfare désarticulée, basse vrombissante… puis retour à des combinaisons sonores minimalistes. Le public n’ose applaudir entre les « morceaux » quand le silence s’installe, laissant l’œuvre se définir comme un tout dont la cohérence englobe donc l’absence de sons. Et cela fait finalement pleinement sens.


David Murray Quartet @ Haus der Berliner Festspiele, 20h00


Changement de pieds quasi complet avec le groupe suivant, qui s’inscrit lui dans une tradition du jazz aux repères bien établis. Il faut dire que le son de David Murray, au sax tenor comme à la clarinette basse, est nourri des différentes musiques racines de la culture afro-américaine : accents churchy hérités du gospel, teintes blues primordiales, véhémences issues des roaring sixties du free jazz naissant, mais aussi goût des belles mélodies et des ballades qui vous emportent. Le trio qui l’accompagne swingue et groove à plus d’un tour. Marta Sánchez s’inscrit dans la descendance d’un McCoy Tyner par son jeu harmonique dynamique. Luke Stewart, découvert au sein d’Irreversible Entanglements, ancre l’ensemble dans un groove perpétuel. Et Chris Beck à la batterie relance et dynamise l’ensemble quand de besoin. Cette musique s’appuie sur des repères très lisibles - thème, solos, thème - qui donnent l’occasion à chacun de briller tour à tour. David Murray mène l’ensemble avec entrain, invite sa femme à l’occasion pour réciter un texte de sa composition (en français, on sait que le saxophoniste a vécu plus de vingt ans à Paris), et fait entendre le son si caractéristique de son tenor, rauque, comme un cri étouffé, qui a fait sa marque de fabrique depuis cinquante ans. Sur un plan plus personnel, Murray est en quelques sortes lié à l’histoire de ce blog, puisque le premier billet que j’ai publié, en novembre 2004 sur feu Samizdjazz (mais repris dans les archives ici) était un compte-rendu d’un concert du saxophoniste au New Morning en compagnie des Gwo-ka Masters. Je ne l’avais pas revu sur scène depuis ! 


Makaya McCraven @ Haus der Berliner Festspiele, 21h30


Le troisième concert de la soirée nous ramène vers Chicago - comme la veille avec Wadada Leo Smith - mais dans un versant plus « actuel ». Non que la musique du trompettiste ne le soit pas, mais Makaya McCraven apparaît un peu comme la figure de proue d’un mouvement rassemblé par le label International Anthem qui a redonné une certaine « hype » à des musiques qui doivent, entre autres, au jazz ces dernières années. Sa présence scénique justifie rapidement les raisons de ce succès : son quartet est une imparable machine à groove qui fait dodeliner de la tête en rythme sans interruption. C’est d’abord dû au rythme obsédant maintenu par Julius Paul à la basse électrique tout au long du concert. Il ne s’arrête même pas quand le batteur-leader prend le micro entre les morceaux pour en donner le titre et en expliquer le sens. Il y aussi Marquis Hill à la trompette et au synthé qui a assimilé ce que le hip hop et les musiques électroniques pouvaient apporter au jazz. Mais surtout, il y a la révélation de Matt Gold à la guitare, qui emporte la musique loin avec lui, pas tant sur un registre de « guitar hero » (peu de solos), mais en faisant rebondir sans cesse le discours au-delà de la rythmique hypnotique sur laquelle elle s’appuie. Et puis, Makaya McCraven lui-même dont la batterie propulse l’ensemble avec fougue, nourries de mille rythmes, de toutes les musiques des dernières décennies, et toujours un énorme feeling. Bien mieux que ce qu’à quoi je m’attendais, à vrai dire.


Amirtha Kidambi’s Elder Ones @ Haus der Berliner Festspiele, 23h00


On quitte la grande scène, mais on reste à la Festspiele, pour se retrouver dans une petite salle aménagée dans une aile du bâtiment pour le dernier concert de la soirée. L’occasion de retrouver Amirtha Kidambi et ses Elder Ones un an et demi après leur concert explosif à Banlieues Bleues. Le groupe n’a pas changé. On retrouve la leader au chant, à l’harmonium et au synthé, soutenue par Matt Nelson au sax soprano, Alfredo Colón au sax tenor, Lester St Louis à la contrebasse et Jason Nazary à la batterie et aux beats électroniques. Le répertoire, lui, a en revanche évolué, puisqu’il est entièrement composé de nouvelles chansons issues d’un disque encore a paraître. Les thèmes, en revanche, restent inscrits dans un présent politique qui n’évolue pas dans le bon sens. La chanteuse rappelle ainsi d’emblée qu’il s’agit d’une musique protestataire, en droite ligne de la tradition du jazz, citant Max Roach, Abbey Lincoln, Nina Simone ou Miriam Makeba. Lutte contre le techno-fascisme des oligarques Peter Thiel ou Elon Musk, protestation contre la brutalité de l’ICE et le déploiement de la garde nationale dans les grandes villes démocrates, référence à Frantz Fanon ou à l’arme de la famine utilisée par le pouvoir colonial britannique en Irlande (inspiré par la visite d’une prison à Dublin), les thèmes actuels ou historiques servent de base à une musique hautement inflammable où les solos fiévreux des saxophones font ressurgir tout un imaginaire marqué par les grands noms du free jazz le plus politique (elle aurait pu citer le Liberation Music Orchestra de Charlie Haden ou l’Attica Blues d’Archie Shepp). La rythmique qui fait s’enchevêtrer acoustique et électronique renvoie elle a des sonorités plus contemporaines, marquées par un groove hybride qui ne cesse de muter. Enfin, le bourdon de l’harmonium et les modulations dans la voix puissante d’Amirtha Kidambi rappellent l’influence de la musique carnatique qu’elle a toujours maintenue. Nouvelles chansons, donc, mais une force de conviction intacte, et une nouvelle fois un concert qui fera date.

 

vendredi 31 octobre 2025

Jazzfest Berlin 2025, 1er soir, jeudi 30 octobre 2025

Niescier, Reid, Salem @ Haus der Berliner Festpiele, 18h00


Le festival commence sur les chapeaux de roue, avec un trio emmené par l’explosive saxophoniste alto issue de la fertile scène de Cologne, Angelika Niescier. Pour l’occasion, celle-ci est accompagnée par deux musiciennes américaines : l’emblématique violoncelliste chicagoane Tomeka Reid et la jeune Eliza Salem, qui prend en quelques sortes la suite de Savannah Harris qui avait participé au très beau disque du trio, Beyond Dragons (Intakt, 2023), mon disque préféré paru en 2023. Il y a dans la musique d’Angelika Niescier comme un précipité de quelques fortes traditions des mondes du jazz. Une vélocité issue en droite ligne du bop. Une certaine urgence à dire héritée des grandes heures du free jazz. Une science de l’architecture rythmique, confiée autant si ce n’est plus au saxophone qu’aux instruments habituellement cantonnés à ce rôle, qui évoque le m-base stevecolemanien. A cela s’ajoute un sens affirmé de la narration qui emporte l’auditoire au cours de parcours bien souvent échevelés, mais qui gardent toujours une grande lisibilité, n’oubliant ni les nuances ni le sens des reliefs. Ses comparses américaines ne sont pas en reste, et Tomeka Reid illustre avec sa classe habituelle ce sens des reliefs qu’elle magnifie et amplifie en variant les modes, tour à tour walking bass aux teintes bluesy ou héritière d’une approche décloisonnée typique de l’AACM chicagoane. La jeune Eliza Salem alterne tenue du rythme, aux roulements grondants, et couleurs percussives, afin d’accentuer juste ce qu’il faut les chemins escarpés qu’emprunte la saxophoniste. La leader déborde d’enthousiasme quand elle s’empare du micro entre les morceaux pour en expliquer leur sens ou lorsqu’elle présente ses acolytes. Mais c’est bien par sa musique qui ouvre grand le champs des possibles qu’elle nous conquiert définitivement. Un très grand concert !


Felix Henkelhausen’s Deranged Particles @ Haus der Berliner Festspiele, 19h30


Place à quelques locaux de l’étape ensuite, avec un septet berlinois réuni autour du contrebassiste Felix Henkelhausen. Jusqu’à présent je ne le connaissais que grâce à sa participation au plus récent groupe de Jim Black, Jim & The Schrimps. Ce concert était donc l’occasion de découvrir sa propre musique, à la tête d’un ensemble ou seul le nom d’Elias Stemeseder aux claviers m’était familier. J’avais d’ailleurs déjà pu le voir, en solo, au Jazzfest Berlin, lors de l’édition 2018, ma précédente venue au festival soixantenaire de la capitale allemande. Outre Stemeseder qui alterne grand piano, clavecin et synthés, voire en joue simultanément, le groupe rassemble Percy Pursglove à la trompette, Philipp Gropper au saxophone tenor, Evi Filippou au vibraphone et au marimba, Philip Dornbusch à la batterie et Valentin Gerhardus au live sampling et aux beats électroniques. La présence de ce dernier définit en grande partie le son de l’ensemble. Dans une approche illbient, il introduit constamment des rythmes bancals et agressifs qui donne un aspect claudiquant à la musique. Cela est renforcé par le jeu du batteur qui utilise plus les parties métalliques de son set (cymbales, cadres des toms) que les peaux. Si on ajoute à cela les changements constants de claviers de Stemeseder, un jeu très « oblique » des deux souffleurs et les interventions d’Evi Filippou qui se logent dans les quelques interstices encore disponibles, cela produit un discours très dense, construit à partir de multiples couches qu’il n’est pas toujours facile de suivre sur la durée. Il faut du temps pour entrer dans cette musique un brin hermétique, et ce n’est que sur le dernier tiers de la prestation que j’arrive à vraiment prendre du plaisir à l’écoute. Cela commence d’ailleurs par un développement sans l’intervention des beats electro, et avec un Stemeseder qui se concentre sur le seul piano. Sans renier leur approche rythmique claudiquante, ils arrivent à faire émerger en parallèle un groove qui semblait recouvert par trop de couches de discours simultanées au début du concert. 


Wadada Leo Smith & Vijay Iyer @ Haus der Berliner Festspiele, 21h00


Le duo entre le trompettiste vétéran (83 ans tout de même) et le claviériste utilise aussi des beats électroniques, mais là où le groupe précédent étouffait sous le « trop plein », Wadada Leo Smith et Vijay Iyer semblent avoir fait leur le principe « less is more » du célèbre architecte ayant laissé des traces majeures aussi bien à Berlin qu’à Chicago. Chicago dont est originaire le trompettiste, pilier de l’AACM depuis six décennies. La dernière fois que je l’avais vu sur scène c’était d’ailleurs pour une soirée qui célébrait les cinquante ans de l’association chicagoane au Théâtre du Châtelet (2015, avec également Roscoe Mitchell et Henry Threadgill au programme !). Pour l’occasion, l’écoute en concert permet de donner plus de « chair » à une musique un peu trop désincarnée sur disque (la faute sans doute à la production ECM trop léchée qui dessert ce genre de musique économe de ses effets). Le son si caractéristique de la trompette irisée de Wadada Leo Smith transperce l’obscurité dans des traits successifs qui évoque un art pictural de la retenue, entre Miro et Klee. Si la mélodie ne semble pas la préoccupation première du trompettiste, on le surprend néanmoins à plusieurs reprises développer de douces mélopées qui illuminent d’un bleu subtil l’obscurité quasi complète dans laquelle la salle est plongée (jeu minimaliste des lumières pour l’occasion). Iyer alterne entre grand piano et rhodes selon les morceaux, dans une approche climatique qui installe un environnement propice à faire ressortir le trait du trompettiste. Il ne cherche clairement pas à ce mettre en avant, ni même à dialoguer d’égal à égal, et semble tout dévouer au service de son illustre aîné. Et il a bien raison car cela fonctionne à merveille, que le climat soit à l’orage, sourd ou grondant, ou à l’averse printanière dans les aigus du piano. 


Tim Berne’s Capatosta @ Quasimodo, 22h30


Les concerts de la scène principale s’achèvent juste à temps pour rejoindre au pas de course le club Quasimodo, de l’autre côté du Ku’damm, haut lieu de la scène alternative berlinoise. Ambiance bien différente de l’officielle Festspiele, ici le public est debout et les conversations au bar ne s’arrêtent pas pendant que les musiciens jouent… ce dont Tim Berne se plaindra en demandant comment dit-on « shut the fuck up » en allemand. Je n’avais pas vu Berne en concert pendant dix ans… et voila que je le vois deux fois à dix jours d’intervalle ! Il est par conséquent tentant de s’adonner au jeu des comparaisons entre le concert parisien du début de leur tournée européenne et ce concert berlinois de fin de cycle. Ce qui me frappe le plus, c’est le jeu de Gregg Belisle-Chi qui semble moins sur la retenue qu’à Paris. Dès son premier solo sur le premier morceau du concert, il prend le discours à son compte avec véhémence, beaucoup plus « rock » que dans mon (frais) souvenir. Et cela sera une constante tout au long du concert. Est-ce dû au format resserré (un set au lieu de deux) ou à l’affirmation de son propre discours au bout d’une dizaine de soirs à jouer cette musique sur les routes du continent ? En tout cas, cela permet de ne pas faire de ce concert une simple « redite » (ce qui aurait déjà été très bien compte tenu de l’excellence de la musique). Tom Rainey est lui égal à lui-même, propulseur infatigable aux roulements entraînants, à tel point que je concentre mon écoute sur lui à bien des moments du concert. Fallait-il prendre des places pour le même groupe à quelques jours d’intervalle ? Avec Tim Berne, la réponse est nécessairement oui ! Un très grand oui !

dimanche 19 octobre 2025

Tim Berne's Capatosta @ Sunset, samedi 18 octobre 2025

Je n'avais pas vu Tim Berne en concert depuis tout juste dix ans. Une éternité ! La première fois, c'était il y a vingt ans, le jour même de mes vingt-cinq ans (un beau cadeau d'anniversaire) : un trio avec Craig Taborn et Tom Rainey, déjà au Sunset/Sunside. Les années suivantes, le rythme a été très régulier, toujours au même endroit, toujours avec Tom Rainey derrière les fûts : en 2006 avec Big Satan (Marc Ducret), en 2007 avec Paraphrase (Drew Gress), en 2008 avec Science Friction (Taborn et Ducret). Puis, alternativement au Triton et à la Dynamo ensuite : avec Snakeoil (Oscar Noriega, Matt Mitchell, Ches Smith, sans Rainey donc) en 2011 (La Dynamo) et 2012 (Le Triton, avec Ducret en invité) et au sein du Tower Bridge de Marc Ducret (avec à nouveau Rainey) en 2012 (Le Triton) et 2015 (La Dynamo). 

Pour ces retrouvailles après une décénie, Tim Berne mêle fidélité, puisqu'on retrouve l'incontournable Tom Rainey et à la batterie, et nouveauté, avec la présence du guitariste Gregg Belisle-Chi. Il s'agit de la première date de la première tournée européenne de ce nouveau groupe, nous informe le saxophoniste au cours du concert. S'il s'agit d'une découverte en live, j'ai déjà pu entendre le guitariste sur disque ces dernières années, puisqu'il a publié deux disques en solo où il interprète... des compositions de Tim Berne - Koi (Relative Pitch, 2021) et Slow Crawl (Intakt, 2025) - mais aussi un duo... avec Tim Berne, forcément - Mars (Intakt, 2022) - et plus récemment un disque du trio qui nous occupe ce soir - Yikes Too (Out Of Your Head, 2025). Bref, Gregg Belisle-Chi baigne dans la musique du saxophoniste depuis quelques années déjà et sa "nouveauté" est donc toute relative. 


La présence de Berne et Rainey et le format trio avec guitare évoque forcément Big Satan, pourtant j'ai trouvé la musique proposée fort différente - au-delà des caractéristiques timbernniennes évidentes qui parcourent toute l'oeuvre du saxophoniste. Tout d'abord, le format des morceaux est relativement ramassé, en tout cas comparé aux standards timberniens. Pas de longue suite labyrinthique où les différentes voix s'enchevêtrent dans une fusion magmatique. Plutôt un discours qui conserve une grande clarté, où la sonorité de chaque instrument est bien audible (bonne sonorisation des équipes du Sunset au passage), qui s'autorise plus de respiration qu'à l'accoutumée. Le jeu de Gregg Belisle-Chi diffère grandement de celui de Marc Ducret - ce qui en fait tout l'intérêt, il ne s'agit pas de reproduire ce qui a déjà été (très bien) fait. Il conserve toujours une forme de retenue, un jeu très délié, même dans les passages les plus paroxystiques. Tom Rainey, quant à lui, est peut-être moins polyrythmique que dans d'autres formats, mais il conserve cette capacité inégalée à propulser l'ensemble d'une manière à la fois chantante et aux couleurs contrastées. Après toutes ces années à jouer ensemble (50 000 dira-t-il au cours du concert), Tim Berne semble encore surpris quand il lâche à la fin d'un morceau : "Tom Rainey sounds so good!" plus pour lui-même qu'à destination du public. On ne peut qu'être d'accord avec lui. Le trait d'alto du leader conserve lui son caractère bleu nuit, acide et d'une densité incomparable. Chaque morceau est un concentré d'énergie, mais toujours avec cette lisibilité plus évidente que dans d'autres formats. 

La durée ramassée de chaque morceau permet d'en jouer six ou sept pour chacun des deux sets, et donc de varier les ambiances. Tim Berne parle un peu entre chaque morceau, dans des interventions pleines d'humour. Je ne l'avais pas connu aussi bavard dans le passé, mais cela renforce la proximité déjà forte avec le pubic dans une salle aux dimensions modestes. L'un des morceaux résulte de la juxtaposition de deux compositions de Julius Hemphill, mentor de Tim Berne dans ses jeunes années. Il rappelle alors comment Hemphill composait : assis sur son lit en regardant des matches de football américain et en couchant directement les notes sur la partition. Berne, qui habita un temps avec lui dans un loft brooklynien, lui demanda un jour s'il ne le dérangeait pas en répétant dans la salle d'à-côté et reçut pour seule réponse un flegmatique : "Don't talk to me" ! Visiblement, Tim Berne n'en prit pas ombrage puisqu'il honore encore régulièrement son alter-ego aujourd'hui. Et c'est tant mieux. A coup sûr, l'un des meilleurs concerts de l'année !