lundi 22 avril 2024

Jeanne Added - The Joni Mitchell Songbook @ Philharmonie de Paris, dimanche 21 avril 2024

En début d'année, à l'occasion du concert des Pensées Rotatives de Théo Girard, je rappelais le rôle matriciel joué par le Bruit du [sign] dans certaines de mes fidélités musicales. Une nouvelle preuve en était donnée hier soir avec le concert de Jeanne Added à la Philharmonie sur le répertoire de Joni Mitchell. Elle a beau être devenue une sorte de pop star ces dernières années, Jeanne Added reste d'une certaine manière, pour moi, liée à jamais à ce groupe dans lequel je l'ai découverte, entendu de nombreuses fois en concert dans les années 2000, et encore plus, depuis, sur les deux disques qu'il a enregistré au cours de son existence. La dernière fois que j'avais vu Jeanne Added sur scène remonte à plus de dix ans. Il s'agissait d'un concert en solo, dans le cadre de Jazz à la Villette 2012, dans lequel on sentait poindre l'envie d'aller voir vers des territoires plus pop comme je le notais alors. Ses disques sous son nom, de Be Sensational (Naïve, 2015) à By Your Side (Naïve, 2022), lui ont ainsi permis depuis de considérablement élargir son public - une juste récompense pour l'une des voix les plus exceptionnelles de la scène française, tous genres confondus. 

Ce concert de la Philharmonie marquait toutefois comme une sorte de "retour aux sources", puisque les musiciens qu'elle avait choisis pour l'accompagner étaient ceux d'un compagnonnage de longue date, comme elle le notait mezzo voce vers la fin du concert, qui remonte à ces années 2000, plus jazz, même s'il ne faut surtout pas entendre ce mot dans son aspect patrimonial ici. Il y avait tout d'abord Vincent Lê Quang (sax soprano) et Bruno Ruder (piano) avec qui elle formait le trio Yes Is A Pleasant Country. Puis, bien entendu, Vincent Courtois (violoncelle) dont elle avait marqué le quartet à la même époque que je la découvrais avec le Bruit du [sign], à tel point que je ne suis plus très sûr aujourd'hui dans laquelle des deux formations je l'ai entendue en premier pour être honnête. Sarah Murcia (contrebasse) également, avec laquelle elle partage un goût pour les crossovers musicaux pleinement démontré hier soir. Et enfin, joyau sertissant cette couronne de musiciens l'entourant hier, Marc Ducret (guitare). Que des noms porteurs d'une promesse d'excellence, mais qui ont pourtant réussi à excéder toutes nos attentes. 


De manière assez exemplaire, la disposition de la scène de la Philharmonie était en mode "musique de chambre" (avec le public à 360°) et non "musique amplifiée" (avec la scène repoussée en fond). L'absence de batterie ou d'instrument électrique (Marc Ducret avait abandonné ses multiples pédales d'effet pour l'occasion) permettait ainsi une approche centrée sur la voix de Jeanne Added, juste soulignée ce qu'il faut par la qualité des arrangements de Vincent Lê Quang. N'intervenant par ailleurs qu'au soprano, ce dernier rappelait la collaboration au long cours entre Wayne Shorter et la chanteuse canadienne. Car, si Jeanne Added a jusqu'ici eu un parcours la menant du jazz vers la pop (pour le dire vite, et de manière nécessairement caricaturale), Joni Mitchell a elle suivi un parcours inverse, de la folk vers une musique invitant de plus en plus le jazz - ou en tout cas de grands jazzmen - au cours de sa carrière. Rien d'étonnant à ce qu'elles se rencontrent, virtuellement, à l'occasion de ce concert. 

Je suis loin de connaître toute la discographie de Joni Mitchell, mais j'ai quand même eu le plaisir de reconnaître quelques morceaux : Free Man in Paris et Down To You, extraits de Court and Spark (Asylum, 1974), The Hissing Of Summer Lawns de l'album du même nom (Aylum, 1975) ou les tubesques Circle Game et Both Sides Now en conclusion du concert. Mais, même sans être capable de mettre un titre sur chacun des morceaux, on reconnaît partout la qualité de l'écriture de la grande canadienne, et son approche crossover particulièrement sublimée par les arrangements et l'instrumentation d'un soir. Si tous les musiciens restent constamment sur scène, les formats orchestraux varient d'une chanson à l'autre. On notera particulièrement un morceau en trio, au format Yes Is A Pleasant Country (Added, Lê Quang, Ruder), suivi par un autre avec au contraire seules les cordes (Murcia, Courtois, Ducret) pour soutenir la voix de Jeanne. Ou, lors des rappels, un formidable duo Ducret/Added conclu par la chanteuse d'un émouvant car spontané "j'ai chanté A Case Of You en duo avec Marc Ducret !" Par cette simple remarque, on percevait tout le plaisir que Jeanne Added prenait, encore émerveillée d'avoir réussi à réunir un tel line up magique pour interpréter le répertoire d'une de ses idoles. Cette spontanéité n'était pas pour rien, loin de là, dans le plaisir qu'on prennait également comme spectateur, au-delà du répertoire, des arrangements, des musiciens et de la voix de Jeanne Added !

dimanche 7 avril 2024

Jason Moran plays Duke Ellington @ Cité de la Musique, vendredi 5 avril 2024

Depuis qu'il a lancé sa carrière comme leader au tournant du millénaire, Jason Moran a toujours cherché à relier la tradition du piano jazz à ses développements plus contemporains. Il y a dix ans il consacrait par exemple un disque à Fats Waller (All Rise, Blue Note, 2014) mais qui penchait plus du côté d'une relecture, électrique, toute personnelle (le disque était produit par Meshell Ndegeocello) que d'une interprétation à la lettre d'une musique d'une autre époque. De la même manière, j'avais eu l'occasion, à deux reprises, de le voir en concert honorer la mémoire de Thelonious Monk, et notamment le répertoire du fameux concert au Town Hall de 1959 (à Banlieues Bleues en 2009 et à Prague en 2017). Ses propres disques alternent compositions personnelles et interprétations de morceaux de grands noms du clavier jazz (de James P. Johnson à Muhal Richard Abrams en passant par Mal Waldron ou Jaki Byard, qui fut d'ailleurs son professeur). Sur Black Stars (Blue Note, 2001), on trouve même un Kinda Dukish ellingtonien. Rien d'étonnant, finalement, à ce qu'il se présente donc, deux soirs de suite, sur la scène de la Cité de la Musique pour rendre hommage à l'un des compositeurs et pianistes les plus essentiels de l'histoire du jazz. 


Afin d'illustrer différents aspects de l'art du Duke, le concert est organisé en deux sets : tout d'abord une interprétation en solo de quelques standards plus ou moins célèbres, puis une démonstration de swing à la tête d'un big band composé de jeunes musiciens français et américains. Pour la première partie, Jason Moran emmène les compositions d'Ellington vers ses propres territoires, c'est à dire une vision forcément modernistic pour reprendre le titre de l'album solo (Blue Note, 2002) qui a permis à Moran de se faire définitivement un nom sur la scène jazz contemporaine. Un titre tiré du nom d'une composition de James P. Johnson, héros du piano stride dans le Harlem des années 1920, You've Got To Be Modernistic. James P. Johnson qu'Ellington alla justement trouver à Harlem lorsqu'il débarque à New York à l'époque pour lui jouer son Carolina Shout... que Moran interprète donc après avoir rappelé cette tranche d'histoire. Après des interprétations de I Got It Bad (And That Ain't Good), Black And Tan Fantasy ou Wig Wise, Moran honore également la mémoire de Billy Strayhorn, compagnon au combien essentiel du Duke, à travers une relecture profonde de Lotus Blossom. Ce premier set est une merveille d'équilibre, entre respect pour son modèle et nécessaire appropriation dans l'interprétation. 


A l'inverse, le début du second set m'inquiète un peu. Sur les trois premiers morceaux, je trouve le big band bien trop respecteux du son d'époque. Chacun s'applique à reproduire à la lettre une musique qui a quand même quelques décénies au compteur. Du coup, si la forme du swing est là, il en manque l'essence - la jouissance du moment présent. Les - courts - solos des uns et des autres semblent trop planifiés à l'avance et ne font pas sentir leur nécessité, au moment où ils émergent de la masse orchestrale. Heureusement, au fur et à mesure du concert, les jeunes musiciens semblent se libérer. Le choix des compositions, moins ouvertement ancrées dans l'ère swing, leur permet de varier les plaisirs et de faire preuve de plus de subtilité et de personalité dans l'interprétation. Des couleurs plus en clair-obscur s'immiscent ici ou là malgré le caractère nécessairement rutillant des douze pupitres de soufflants (5 anches, 3 trombones, 4 trompettes). Moran dirige depuis le piano, se lève parfois pour encourager tel ou tel, et prend visiblement de plus en plus de plaisir au fur et à mesure du concert, mettant bien en avant la grande plasticité de l'oeuvre d'Ellignton. A la fin du concert, il incite chacun à se présenter rapidement en faisant passer un micro de pupitre en pupitre. Pour le rappel, il revient avec la seule Anouk Chemla, au chant, pour une interprétation qui allie retenue et intensité de Come Sunday, standard d'entre les standards, tiré de la Black, Brown and Beige Suite et magnifié en son temps par Mahalia Jackson. La jeune chanteuse française, élève de Moran au New England Conservatory, n'a pas à rougir de la comparaison.

samedi 6 avril 2024

Ganavya / Amirtha Kidambi's Elder Ones @ La Dynamo, jeudi 4 avril 2004

L'édition 2024 du festival Banlieues Bleues s'achève déjà et je n'en aurai pas beaucoup profité cette année. Un seul concert, mais quel concert (surtout la deuxième partie) ! Pour son avant-dernière soirée, le festival mettait à l'honneur deux musiciennes américaines qui partagent une même origine tamoule. Et, si on entend d'évidentes traces laissées par la fréquentation de la musique carnatique chez chacune d'entre elles, le résultat est en bien des points diamètralement opposé dans la manière dont elles hybrident ces traces avec les ramifications du grand fleuve des musiques issues du jazz. A Ganavya, des développements modaux subtils, sans doute plus proches de la tradition, juste soulignés par un piano bleuté. A Amirtha Kidambi, des inflections dans la voix qui s'immiscent dans de puissantes protest songs servies par un free jazz incandescant. 


Sur le programme, il était annoncé un concert en solo, pourtant lorsqu'elle arrive sur scène, Ganavya Doraiswamy de son nom complet, est accompagné par un pianiste, Richard Sears. Avant de commencer, elle repère au premier rang un violoniste amateur avec qui elle a visiblement eu l'occasion de discuter avant le concert. Elle lui propose de les rejoindre sur scène pour improviser. Ganavya s'empare alors d'une contrebasse (dont elle ne se servira en fait que pour ce premier morceau), et ils improvisent à trois autour des mélopées développées par la voix d'une grande pureté de la leader. Après cette introduction généreuse, le concert se resserre sur le duo chant/piano. Inspirée par les traditions vocales du sud de l'Inde, Ganavya n'en chante pas moins en anglais. Ce qu'on perd en harmonie entre la prosodie du tamil et les rythmes de la musique carnatique, on le gagne en intélligibilité. Le morceau de bravoure de cette première partie est un long morceau d'une vingtaine de minutes, construit sur un crescendo rythmique, au cours duquel la chanteuse et le pianiste jouent au chat et à la souris afin de faire monter en tension la trame rythmique sur laquelle ils s'appuient. Cela finit avec une densité bienvenue, qui fait malheureusement un peu défaut pendant le reste du concert. Si ce morceau captive grâce à son développement progressif, ce n'est pas toujours le cas de morceaux plus anecdotiques, plus courts, certes servis par une voix admirable, mais qui n'évitent pas toujours l'impression de redite ou d'ennui. 

Jusqu'à présent, je connaissais surtout Amirtha Kidambi pour sa participation au groupe Code Girl de Mary Halvorson (deux disques et un concert à Lisbonne en 2019), même si je l'avais découverte en fait un peu plus tôt, à Wels en 2017, avec le groupe Seaven Teares. Elle entamait ce soir une tournée européenne pour soutenir la sortie récente du troisième album de son groupe Elder Ones sur l'excellent label finlandais We Jazz. Si je ne connais pas les deux premiers, ce nouvel opus est très convaincant, et offrait une bonne raison de venir voir en live ce que ça donne. Pour l'accompagner, la chanteuse (également à l'harmonium et au synthé) s'est entourée d'un groupe superlatif : Matt Nelson au sax soprano, Alfredo Colon au sax ténor, Lester St. Louis à la contrebasse et Jason Nazary à la batterie et aux percussions digitales. Les deux derniers, déjà entendus aux côtés de la regrettée Jaimie Branch (sur les disques de son groupe Fly or Die et lors d'un concert à Berlin en 2018, au violoncelle, pour le premier ; sur disque, au sein du groupe Anteloper pour le second). Ils développent une musique d'une incroyable densité, entre héritage free et sens du groove, qui les rapproche quelque part d'Irreversible Entanglements - même communauté d'esprit. 


Sur cette musique en combustion permanente, Amirtha Kidambi peut faire parler toute la puissance de sa voix, qu'elle module constamment, afin d'habiter ses hymnes protestataires destinés à ériger de "nouveaux monuments". New Monuments, c'est en effet le titre du plus récent disque du groupe (et de l'une des chansons du concert). Amirtha Kidambi explique que cela fait référence aux monuments destinés à remplacer les anciens vestiges du colonialisme - statues qu'on déboulonne - et que cela lui a été inspiré par une photo de George Floyd collée sur le visage d'une statue d'un général à Brooklyn lors d'une manifestation du mouvement Black Lives Matter à laquelle elle participait. Les thèmes des différents morceaux sont de nature à provoquer des crises cardiaques en série chez tous les Pascal Praud du moment qui innondent le P.A.F. de leur bile réactionnaire (peut-être une idée ?) : Third Space explore les identités hybrides des descendants d'anciens territoires colonisés qui grandissent en occident ; Farmer's Song fait référence aux protestations de masse des agriculteurs indiens ces dernières années ; The Great Lie dénonce les nouvelles figures du fascisme contemporain ; quant au rappel, Decolonize Your Mind, son titre semble suffisamment clair pour ne pas en rajouter. Le bourdon de l'harmonium et les synthés et machines manipulés par la leader et le batteur créent comme un halo permanent, transpercé par les saillies free des saxophones et la voix d'Amirtha Kidambi, dont les quelques échos de musique carnatique débouchent sur une incarnation puissante, autant instrument à moduler que chant aux paroles explicites. Avec une telle bande son, les luttes collectives contemporaines ont déjà un présent qui chante - pour les lendemains, l'horizon politique actuel n'incite malheureusement pas à l'optimisme. 

samedi 23 mars 2024

Avishai Cohen Trio @ Théâtre André Malraux, Rueil-Malmaison, vendredi 22 mars 2024

Depuis vingt ans maintenant, le contrebassiste israélien mène un trio au format classique, piano, contrebasse, batterie. Ses acolytes ont été renouvelés plus d'une fois. J'avais vu l'incarnation originelle avec Sam Barsh au piano et Mark Guiliana à la batterie au Parc Floral en 2006. Dix-huit ans plus tard, il est désormais accompagné par deux compatriotes qui n'étaient encore qu'enfants à l'époque : le pianiste Guy Moskovitch, né en 1996, et la batteuse Roni Kaspi, née en 2000 (!). 

Je dois avouer ne pas bien connaître la musique d'Avishai Cohen - étant plus à l'écoute de son homonyme trompettiste. Sans doute une pointe de snobisme face à une musique jugée trop populaire (à l'échelle du jazz) pour être complètement à mon goût. Son passage à deux pas de chez moi était cependant l'occasion de remettre en cause quelques préjugés. 

La musique d'Avishai Cohen est assez typique de toute une scène jazz israélienne contemporaine, mêlant solide connaissance des codes du jazz américain, notamment dans sa partie rythmique, et goût des mélodies chantantes, inspirées des héritages séfarades comme ashkénazes (on pense à Omer Avital, Shai Maestro, Omri Mor, Omer Klein...). Sans doute plus le reflet d'une société diasporique que d'un ancrage local trop marqué. La plupart des morceaux joués hier soir déployaient ainsi, sous les doigts du pianiste, des mélodies en clair-obscur, mais qu'on pourrait facilement fredonner, tendrement lyriques. Le leader met lui aussi particulièrement l'aspect mélodique en avant dans son jeu, bien loin du seul ancrage rythmique dans lequel son instrument est bien souvent cantonné. Roni Kaspi, quant à elle, déploie une puissance maîtrisée, plus rapide que forte. Elle n'utilise que parcimonieusement la grosse caisse, préférant les envolées virevoltantes sur les toms et les cymbales. Cela crée un registre mezzo-voce qui sied bien à une musique qui se tient finalement à distance des facilités que sa popularité pourrait laisser supposer. 


Peu d'annonces du leader entre les morceaux - juste le temps de dire que l'essentiel du matériel est inédit, enregistré il y a quinze jours seulement pour un disque à paraître. De quoi rester concentré sur la musique. Celle-ci s'autorise une variété grandissante au fur et à mesure du concert. Sur la fin, on note ainsi une reprise d'un air connu (mais impossible de l'identifier et de mettre un nom dessus : chanson pop ? standard ? air traditionnel ?), puis pour le dernier morceau avant le rappel une démonstration de feu de la batteuse à travers un solo qui fait rugir le public de plaisir, et ce d'autant plus qu'il constraste avec son jeu plus en retenu du début du concert. Le rappel quant à lui commence par un duo entre Guy Moskovitch et Avishai Cohen, qui troque sa contrebasse pour un micro et chante une sorte de boléro en espagnol, avant que le trio ne revienne au complet pour une ballade conclusive. Accueil très enthousiaste du public, et une vraie bonne surprise pour ma part, bien loin des préjugés que je pouvais avoir.

vendredi 15 mars 2024

Ann O'aro @ Studio de l'Ermitage, jeudi 14 mars 2024

C'est la troisième fois en l'espace de quelques mois que le maloya s'invite dans mes chroniques. Après Wati Watia Zorey Band et Lagon Noir (avec, déjà, Ann O'aro au chant) à Nanterre en décembre, puis le Discobole Orchestra avec Christine Salem au Studio de l'Ermitage début février, les rythmes réunionais étaient donc cette fois-ci ceux du quartet d'Ann O'aro, à l'occasion de la sortie de son troisième album, Bleu (Cobalt, 2024). Pour commencer, la chanteuse monte seule sur scène et s'assoit au piano. La principale nouveauté de ce troisième opus, c'est en effet l'ajout du piano comme "medium d'expression de ses émotions", retour vers un instrument appris pendant l'enfance puis un peu délaissé par la suite, comme elle l'expliquera au cours du concert. Elle y deploie des mélodies simples, tout en flux et reflux, comme un écho des vagues de l'océan Indien qui borde son île, transfigurées par son chant profond, essentiellement en créole, occasionnellement en français. 


Comme souvent avec Ann O'aro, les thèmes qu'elle aborde n'ont rien de léger. Cette fois-ci elle y évoque la veillée d'un mort ou les cancrelats qui tombent dans l'eau à travers les trous d'un vieux pont au bois pourri. Elle rappelle avec humour, mais non sans noirceur, qu'elle avait sous-titré la tournée qui accompagnait la sortie de son premier disque, Ann O'aro (Cobalt, 2018), "Ann O'aro, entre inceste et convivialité". Le thème des violences sexuelles est certes moins présent qu'au début - mais son chant semble toujours habité d'une part d'exorcisme cathartique, comme pour transformer les douleurs d'hier en paroles réparatrices - à la fois par la mise à distance qu'elles permettent, et par le mariage avec la musique qui entraîne le corps vers une extériorité plus positive. 


Pour l'accompagner, on retrouve ses deux complices qui étaient déjà présents sur son disque précédent, Longoz (Cobalt, 2020), Teddy Doris au trombone et Bino Waro aux percussions. Le groupe est désormais complété par Brice Nauroy aux machines. Sa présence, et celle du piano, densifient et diversifient les climats parcourus. Effets dubs ou boucles samplées en directes permettent de jouer avec une matière sonore bien souvent en ébulition - chant intense d'Ann O'aro, solos rutilants de Teddy Doris, rythmes variés entre percussions traditionelles et batterie de Bino Waro. La piano n'est pas toujours présent - la chanteuse alterne les morceaux au chant seul et ceux où elle s'accompagne. Les machines non plus. On retrouve par conséquent parfois les ambiances minimalistes, comme nues jusqu'à l'os, du trio qui officiait seul sur Longoz. Pour mieux en prendre le contrepied par la suite. Pour le rappel, pour "calmer le public" dit-elle, Ann O'aro chante un morceau a capella, alors que ses camarades sont restés sur le côté, hors scène. Pas certain que l'intensité qu'elle met dans son chant ait un effet si appaissant. Plutôt saisissant. De beauté. 

dimanche 10 mars 2024

Louise Jallu / Dave Douglas Gifts Quintet @ Radio France, samedi 9 mars 2024

A priori les propositions esthétiques des groupes menés par Louise Jallu et Dave Douglas sont assez différentes, et pourtant cela faisait pleinement sens de les réunir sur la scène du studio 104 de la Maison de la Radio tant ils jouent, chacun à leur façon, avec des airs incrustés dans la mémoire collective, sans jamais cependant ne chercher à coller à une approche patrimoniale. "Jeu", c'est bien le mot, et c'est d'ailleurs le titre du tout nouvel album de la jeune bandonéoniste française qui sort ces jours-ci. Nourrie de tradition argentine, instrument oblige (son précédent disque s'attaquait d'ailleurs au répertoire d'Astor Piazzolla), elle crée un pont avec la tradition classique européenne dans ce nouvel opus. Ainsi, la plupart des morceaux proposés lors du concert s'amusent à citer des thèmes plus ou moins connus : une sonate de Schumann, un prélude de Fritz Kreisler, le Boléro de Ravel, une sonate de Bach et même une chanson de Brassens, Les sabots d'Hélène. Quelques compositions personnelles, une Milonga en mi majeur et le final A Gennevilliers, en hommage à sa ville natale qui fut, dit-elle, la première d'Europe à ouvrir une classe de bandonéon, complètent le panorama. Si on reconnaît aisément la rythmique si caractéristique du Boléro ou l'écriture contrapuntique de Bach, il ne s'agit en rien d'une interprétation à la lettre des oeuvres, mais bien de libres variations dynamisées par le sextet rassemblé par Louise Jallu. Les têtes connues - Mathias Lévy au violon ou Karsten Hochapfel à la guitare - côtoient les découvertes - Grégoire Letouvet au piano et claviers, Alexandre Perrot à la contrebasse et Ariel Tessier à la batterie. Ensemble, ils offrent un vaste champ des possibles qui illumine de couleurs variées les morceaux interprétés : majestueux ici, plus urgent là, ludique à plus d'un tour, mais toujours finement contrasté. Louise Jallu déploie, sur ces paysages changeants, le soufflet de son instrument et colore de teintes résolument argentines le grand répertoire européen. On se prend facilement au "Jeu". 


En deuxième partie de concert, je retrouve l'un des musiciens les plus présents dans ma discothèque : son nouvel album, Gifts, à sortir en avril mais déjà disponible à la sortie du concert, est ainsi le 70e disque en leader ou co-leader de Dave Douglas à rejoindre mes étagères ! Si on y ajoute les disques sur lesquels il intervient en sideman - à commencer par ceux de Masada - on ne doit pas être loin d'une centaine. Bref, j'adore vraiment Dave Douglas. La joie de le retrouver sur une scène parisienne était accrue par le line up ébouriffant de son nouveau groupe : James Brandon Lewis au sax ténor, Tomeka Reid au violoncelle, Rafiq Bhatia à la guitare et Ian Chang à la batterie. Les deux derniers sont sans doute un peu moins connus, mais ont déjà contribué chacun à un disque du trompettiste : Uplift (2018) pour le batteur et Marching Music (2020) pour le guitariste. Ils sont par ailleurs tous les deux membres du trio post-rock Son Lux et apportent donc une ouverture vers des sonorités à la fois pop et électriques qui contrastent avec la démarche plus jazz des trois autres. Tomeka Reid a elle aussi déjà illuminé de sa présence de récents disques du trompettiste, Engage (2019) et Secular Psalms (2021) et est, au-delà de ça, un pilier fondammental des scènes jazz contemporaines de Chicago et de New York. Le saxophoniste débute lui auprès de Dave Douglas, mais son nom n'a cessé de grandir depuis une dizaine d'années et son abondante discographie est marquée du sceau de l'excellence. 


Pour ce concert, et ce nouveau disque, Dave Douglas a choisi de mettre à l'honneur la musique de Billy Strayhorn. Mais, comme pour Louise Jallu en première partie, il ne s'agit en rien de jouer à la lettre une musique d'hier ; plutôt de se l'approprier et de la prolonger par des compositions personnelles et des arrangements résolument modernes pour les quelques compositions du compagnon du Duke interprétées ce soir (Take The A Train, Blood Count, Day Dream). Cette démarche revisiteuse est en fait une constante dans la carrière du trompettiste. Il a ainsi, par le passé, rendu hommage à Booker Little (In Our Lifetime, 1995), Wayne Shorter (Stargazer, 1997), Joni Mitchell (Moving Portrait, 1998), Mary Lou Williams (Soul On Soul, 2000), Jimmy Giuffre (Riverside, 2014), Carla Bley (The New National Anthem, 2017) ou encore Dizzy Gillespie (Dizzy Atmosphere, 2020). Le principe est toujours le même : quelques relectures de "standards" des musiciens honorés et beaucoup de nouvelles compositions qui s'amusent de l'empreinte laissée dans la mémoire collective par les personnalités mise en avant. 


Au-delà du répertoire de Billy Strayhorn, le grand plaisir de ce concert est la grande plasticité de l'orchestre et les climats changeants qu'il parcourt. La plupart des solos sont laissés aux instruments a priori plus rythmiques : Rafiq Bhatia et Ian Chang font, à de multiples occasions, la démonstration de pourquoi Dave Douglas les a choisis pour "bousculer" façon rock une musique si ancrée dans l'ère swing. Tomeka Reid, quand à elle, extrait la sève blues des compositions de Strayhorn dans quelques solos de grande classe, à l'archet comme en pizzicati. Si elle n'est pas présente sur le disque (joué en quartet, donc), elle n'est pas en reste et chacune de ses interventions est essentielle à l'équilibre du groupe. Les deux soufflants ne cherchent pas le solo démonstratif. Leurs interventions sont souvent ramassées, en solo comme en duo, comme pour réhausser de quelques épices la potion magique du quintet. On retrouve néanmoins le son caractéristique de chacun, entre puissance et suavité pour le saxophoniste - que j'avais déjà pu appécier aux côtés de Marc Ribot il y a quelques semaines - attaques claires et précision mélodique pour le trompettiste. Le tout fonctionne à merveille et tient en alerte pendant tout le set malgré un public un peu mou dans ses réactions - applaudissements polis, mais on est loin, il est vrai, d'une ambiance de club. 

La première partie était diffusée en direct sur France Musique (et peut donc être réécoutée sur l'appli Radio France). La seconde devrait être diffusée d'ici quelques semaines.

dimanche 11 février 2024

Leyla McCalla / Rhiannon Giddens @ Maison des Arts de Créteil, samedi 10 février 2024

La dernière soirée du festival Sons d'hiver voyait se succéder sur scène deux musiciennes issues de la scène folk américaine - même si leur musique est loin de s'y résumer - dont les parcours se sont souvents croisés. Il n'y avait donc rien d'étonnant à ce qu'au milieu du concert de Rhiannon Giddens, celle-ci congédie un instant ses musiciens, pour chanter en duo avec Leyla McCalla, juste accompagnées par le banjo de cette dernière, une chanson traditionnelle haïtienne, "Manman Mwen". Ni qu'elle fasse revenir sa consoeur pour le rappel, afin d'interpréter deux chansons de la "godmother of rock'n'roll", Sister Rosetta Tharpe. De folk songs haïtiennes aux sources du rock'n'roll, ces deux moments illustrent le large spectre d'ambiances parcourues pendant la soirée.


En première partie, Leyla McCalla, violoncelle, banjo ou guitare selon les morceaux, se présente accompagnée de Louis Michot au fiddle et Corey Ledet à l'accordéon. Les trois chantent tour à tour selon les morceaux et explorent les rythmes traditionnels de la Louisiane, où ils résident tous. Mais plus versant cajun et rural que jazz et urbain. Les rythmes du zydeco et les paroles en français louisianais entrent néanmoins en résonnance avec les tambours caraïbes et le kreyol ayisyen, puisque Leyla McCalla explore par la même occasion l'héritage musical de l'île dont ses parents sont originaires. Pour ce concert, le trio est ainsi renforcé pendant une partie du set par deux percussionnistes haïtiens de Paris, Claude Saturne et Kebyesou. Je préfère d'ailleurs quand la musique tire vers le côté haïtien, sans doute en raison d'un goût forgé par quelques décénies de fréquentation assidue des musiques de l'Amérique noire. C'est un vrai plaisir, par exemple, de pouvoir entendre sa version de la célèbre chanson traditionnelle "Mèsi Bondye" tout en retenue instrumentale et intensité vocale. Si la démarche de Leyla McCalla fait écho à celle de Sélène Saint-Aimé, entendue un peu plus tôt dans la semaine, le résultat s'en distingue par la part du patrimoine louisianais qu'elle choisit de mettre à l'honneur - violon et accordéon sonnent il est vrai bien différemment des cuivres rompus aux marching bands. Mais, quand pour le rappel, ils entamment un blues, on prend conscience des racines communes à toutes ces musiques, blanches ou noires, rurales ou urbaines, cadiennes ou créoles : africaines et européennes. Américaines. 


Rhiannon Giddens part d'un terreau commun, celui des folk songs du Deep South américain. Elle s'est ainsi d'abord fait connaître avec le groupe Carolina Chocolate Drops (auquel Leyla McCalla a également participé) qui revisitait la part noire de cet héritage populaire. Depuis qu'elle a entamé une carrière sous son seul nom, il y a une dizaine d'années, elle maintient bien vivant cette tradition, mais ne se contente plus des racines et s'intéresse aussi aux multiples feuilles engendrées par le grand arbre de la musique populaire américaine. On navigue ainsi, selon les morceaux, entre des formes diverses, parfois au plus proche de la tradition, à d'autres moments plus ouvertes sur une rythmique pop plus actuelle, voire vers des sonorités venues d'ailleurs comme en témoigne la reprise d'un forro d'Hermeto Pascoal. La voix de Rhiannon Giddens, puissante et soulful, se promène à travers ces diverses ambiances et sert des textes souvent engagés, à propos de l'esclavage, des luttes sociales, des rapports hommes-femmes. Elle est accompagnée par un groupe de multi-instrumentistes qui permet une adaptation continue aux ambiances changeantes du répertoire : Francesco Turrisi, accordéon et claviers, Niwel Tsumbu, guitare, Dirk Powell, banjo, guitare et claviers, Jason Sypher, contrebasse et basse électrique, Attis Clopton, batterie et tambour, et la chanteuse elle-même au banjo, à la guitare ou au fiddle. Mais c'est quand elle retrouve sa consoeur de la première partie que l'émotion est la plus évidente. Comme sur ce duo juste soutenu par un banjo qui laisse la pureté des voix nous emporter avec elles.

samedi 10 février 2024

Benoît Delbecq 4 / Ambrose Akinmusire - Owl Song @ Théâtre de la Cité Internationale, mercredi 7 février 2024

S'il est une figure incontournable de la jazzosphère française depuis plus de trente ans, Benoît Delbecq a aussi régulièrement dépassé les frontières de l'hexagone pour des échanges transatlantiques fructueux. Il y a bien sûr sa relation au long cours avec le clarinettiste canadien François Houle, ou plus récemment le groupe Illegal Crowns avec Bynum, Halvorson & Fujiwara, en passant par la confrontation avec ses pairs pianistes, Andy Milne ou Fred Hersch (est c'est un recensement loin d'être exhaustif). En 2010, il a formé un trio avec le contrebassiste John Hébert et le batteur Gerald Cleaver, avec à la clé deux superbes disques produits par Clean Feed, sous le leadership du contrebassiste (Spiritual Lover, 2010, et Floodstage, 2013). En 2018, toujours sur le label lisboète, le trio est devenu quartet, avec l'adjonction du saxophoniste Mark Turner, et le leadership du pianiste cette fois-ci (Spots On Stripes). Le groupe a remis ça en 2021, sur Jazzdor Series (label lié au festival strasbourgeois du même nom), avec Gentle Ghosts. Mark Turner avait par ailleurs déjà collaboré avec Delbecq par le passé, au moment de son album Phonetics (Songlines, 2004), et j'avais d'ailleurs déjà eu l'occasion de les voir partager la scène au Sunside en 2006. Leur présence sur la scène du Théâtre de la Cité Internationale est donc l'aboutissement d'un long compagnonage, et cela s'entend. 


Bien entendu, les compositions frappent immédiatement l'oreille par leur caractère typiquement "delbecquien" (tourneries rythmiques obsessionnelles, rebondissements plein de surprises, piano préparé cotonneux, liberté du jeu dans un cadre pourtant bien défini...), mais ce qui est encore plus essentiel, c'est la complémentarité des sonorités, leur assemblage / déphasage constant. Delbecq et Turner qui tiennent ensemble la mélodie quand la rythmique prend des chemins de traverses, Delbecq et Cleaver qui maintiennent des boucles régulières pendant que Turner déploie un solo feutré au ténor, Herbert et Cleaver qui assoient le rythme pendant que Delbecq s'amuse des monts et vallées permis par la préparation du piano, etc. J'aime profondément l'individualité de ces quatre musiciens pris séparément, mais impossible mercredi de ne pas les entendre comme un "tout" - leur musique a une progression définitivement organique. Les compositions semblent "vivre". Elles cherchent leur chemin, parfois tortueux, qui peut nécessiter de revenir sur ses pas à l'occasion, parfois plus linéaires, propulsées par le désir de s'étendre au-delà du cadre préétabli. C'est encore plus envoutant en live, par leur présence aux uns aux autres, à leur instrument, dans une salle de parfaite dimension (ni trop petite ni trop grande, en forme d'ellipse enveloppante). Un très grand moment de musique.


Les précédents concerts d'Ambrose Akinmusire auxquels j'avais pu assister le voyaient intervenir au sein d'un ensemble instrumental assez fourni, en septet, déjà dans le cadre de Sons d'hiver, en 2015, ou à huit avec son projet Origami Harvest à Lisbonne en 2019. Cette fois-ci il se présentait dans le cadre plus dépouillé d'un trio. Et le dépouillement est ce qui frappe d'entrée quand Gregory Hutchinson commence de la plus douce des manières en caressant sa batterie avec ses balais. Quand le leader à la trompette et Jakob Bro à la guitare le rejoignent, c'est pour déployer de délicats paysages evanescents. Le guitariste danois étire le temps, il crée comme un halo mélancolique sur lequel Akinmusire s'appuie pour dérouler quelques mélodies toutes en nuances. Entrée en douceur, qui définit en fait le cadre général du set proposé. On restera la plupart du temps sur des registres tout au plus mediums, au risque parfois de ne pas profiter pleinement des jeux de contrastes qui faisaient toute la richesse de la première partie. Les deux passages que je préfère sont ceux qui sortent justement un peu de ce cadre trop léché : un solo absolu d'Akinmusire, riche d'une approche protéiforme, qui fait justement entendre sa capacité à faire survenir l'inatendu, puis un duo entre le trompettiste et le batteur, au rythme plus enlevé, qui sort quelque peu la musique de sa torpeur. Ce sont donc les moments où le guitariste n'intervient pas qui m'accrochent le plus l'oreille, et j'ai effectivement eu un peu de mal, tout au long du concert, à trouver une réelle interaction entre lui et les deux autres. Il faut dire que sur le disque du groupe (Owl Song, Nonesuch, 2023) et sur le début de leur tournée européenne, c'était Bill Frisell qui intervenait sur les six cordes. Peut-être tour simplement que ce manque d'interaction était lié à l'arrivée trop récente de Jakob Bro dans le groupe. Ceci-dit, l'accueil du public m'a semblé très enthousiaste, notamment si on considère qu'il s'agit d'une musique quand même relativement exigeante. 


vendredi 9 février 2024

Sélène Saint-Aimé - New Orleans Creole Songs / William Parker - Raining On The Moon @ Théâtre Antoine Watteau, Nogent-sur-Marne, mardi 6 février 2024

Le festival Sons d'hiver mettait à l'honneur deux contrebassistes mardi dernier. D'abord la jeune Sélène Saint-Aimé qui se présentait à la tête d'un sextet américain, et plus précisément néo-orléanais, faisant suite à une résidence réalisée sur place dans le cadre du programme de la Villa Albertine - cet équivalent de la Villa Médicis romaine mise en place par les ministères des Affaires Etrangères et de la Culture en 2021 (avec la particularité de n'être pas un lieu à proprement dit mais d'être localisée dans dix métropoles américaines). Dans le cadre de cette résidence, la contrebassiste d'origine martiniquaise a particulièrement cherché les connexions "créoles" entre les Antilles françaises et la Louisiane, et en présentait donc le résultat - qu'elle considère comme encore "work in progress" - sur la scène du théâtre de Nogent-sur-Marne. Pendant tout le concert, Sélène Saint-Aimé prend la peine d'expliquer sa démarche, raconte de nombreuses annecdotes sur son séjour sur place, évoque son étonnement face à la signification différente du mot "créole" en Louisiane, ou lit un extrait du Grand camouflage, un ouvrage de Suzanne Césaire en date de 1945. Elle reconnaît elle-même "qu'elle parle beaucoup ce soir". Et si, en temps normal, on pourrait penser que de tels passages entre les morceaux coupent un peu l'élan du concert, son propos est si intéressant qu'il renforce au contraire le sens de la musique proposée. 


Le concert à proprement parlé commence par un dialogue entre les deux cuivres de l'orchestre - Steve Lands à la trompette et Miles Lyons au trombone (qui interviendra aussi au sousaphone). Sélène Saint-Aimé les rejoint ensuite, contrebasse et vocalises, avant que l'ensemble du groupe ne se mette en mouvement : Gladney au sax ténor, Shea Pierre au piano et Alfred Jordan à la batterie. Il y a là de vieux chants créoles servis par des cuivres particulièrement néo-orléanais entre échos de Louis Armstrong et solennité des marching bands locaux, mais aussi les propres compositions de la contrebassiste, comme cet Arawak Uhuru du nom du peuple indigène de la Martinique, ou une reprise d'un morceau du batteur Doug Hammond, influence majeure des conceptions rythmiques de Steve Coleman, avec qui Sélène a étudié. Bref, on est très loin d'une approche revivaliste, mais bien face à une proposition originale, personelle et sensible. Sélène s'accompagne souvent au chant - vocalises ou paroles en créole - donnant ainsi une dimension assez "aérienne" à sa musique, ce qui crée comme un contre-point à la rythmique funky typique de la Crescent City. Et c'est cette originalité qui emporte mon adhésion, comme un reflet musical du syncrétisme caraïbe.

En deuxième partie, on retrouvait un autre groupe mené par un contrebassiste, fidèle d'entre les fidèles du festival. William Parker rappelait ainsi que la première fois qu'il avait joué ce répertoire à Sons d'hiver, c'était il y a vingt-deux ans, au moment de la sortie du premier disque du groupe. Et, depuis cette date, je crois bien qu'il est de la programmation - comme leader ou sideman - quasiment chaque année. Je l'y ai pour ma part vu en 2004, 2006, 2010, 2013 et 2014. Pour cette année, il venait avec l'un des groupes que je préfère dans sa très vaste discographie : Raining On The Moon, du nom du premier disque paru en 2002 sur Thirsty Ear, donc. A l'origine il s'agissait en fait du quartet pianoless et ornettien (sax alto, trompette, basse, batterie) de Parker auquel s'était joint la chanteuse Leena Conquest. Pour les disques suivants, le groupe s'était élargi avec l'arrivée de la pianiste Eri Yamamoto. Et pour ce concert, Steve Swell au trombone a pris la place de Lewis Barnes à la trompette. Pour le reste, William Parker s'entoure des mêmes fidèles depuis le début, à savoir Rob Brown au sax alto et l'incontournable Hamid Drake à la batterie. 


La musique s'inscrit dans la filiation de ces groupes qui relient les musiques-racines de l'expression africaine-américaine (blues, spirituals, swing, soul) au jazz libre et aux revendications civiques. On pense au We Insist! Freedom Now Suite de Max Roach, aux Stances à Sophie de l'Art Ensemble of Chicago, ou au Cry Of My People d'Archie Shepp. Le chant de Leena Conquest fait ainsi écho à Abbey Lincoln ou Fontella Bass dans ses intonations. Eri Yamamoto est très convaincante dans ses inflexions harmoniques pleine d'une mémoire d'un siècle de musiques. Et, bien entendu, la paire rythmique Parker-Drake est égale à elle-même, tellement évidente dans sa capacité à tenir le drive tout en l'agrémentant d'effets ébouriffants. Le répertoire du concert plonge dans les différents disques que le groupe a publié, avec notamment les excellemment engagés Raining On The Moon et James Baldwin To The Rescue issus du premier album et Soledad et Corn Meal Dance du second (Corn Meal Dance, justement, paru sur AUM Fidelity en 2007). C'est une musique qui dégage de l'optimisme, plein d'une foi humaniste dans un avenir meilleur malgré l'état du monde. Bref, quelque chose de particulièrement indispensable par les temps qui courent. 

dimanche 4 février 2024

Discobole Orchestra invite Christine Salem @ Studio de l'Ermitage, vendredi 2 février 2024

Deux semaines après ses Pensées Rotatives, Théo Girard remettait en quelque sorte ça, pour une nouvelle expérience d'orchestre à 360°. Le principe est en effet le même avec ce Discobole Orchestra : une couronne de soufflants qui encercle le public et le groupe-coeur au centre de la salle. Quelques variations tout de même. Au centre de l'attention, cette fois-ci, un quartet voix-guitare-basse-batterie. Si on retrouve Ianik Tallet à la batterie et Théo Girard, donc, à la contrebasse, le coeur de l'orchestre est complété par Stéphane Hoareau à la guitare et par la chanteuse de maloya Christine Salem. Et ce sont ainsi les rythmes réunionais qui sont mis à l'honneur. 

Le nom de l'orchestre fait directement référence à la Compagnie du Discobole, cofondée et cogérée par Théo et Stéphane, qui abrite notamment le label Discobole Records qui documente les groupes menés par l'un et l'autre (ou les deux à la fois) ainsi que ceux de quelques amis. J'ai déjà rappelé dans ma chronique des Pensées Rotatives que j'avais découvert Théo dans le Bruit du [sign] en 2006. Pour ce qui concerne Stéphane, c'était à peu près à la même époque, dans le trio NHOG aux côtés, tiens donc, de Théo, pour un concert organisé par l'association Sophie Aime qui émanait... du Bruit du [sign]. Depuis, les deux complices ont, notamment, monté des groupes explorant le maloya sous différents angles, de G!rafe mettant à l'honneur les textes d'Alain Peters (traduits et récités en français) à Trans Kabar qui instille une bonne dose de rock dans les rythmes réunionais. Vendredi, ce sont en fait les 3/4 de ce dernier groupe qui se retrouvaient au centre du Studio de l'Ermitage, avec Christine Salem "remplaçant" en quelque sorte Jean-Didier Hoareau au chant et au kayamb. 


Si on retrouve certains des musiciens des Pensées Rotatives dans la couronne de soufflants, il y a là aussi quelques variations par rapport au précédent concert. Tout d'abord dans l'instrumentation, puisque les saxophones ténor ont laissé la place à des trombones aux côtés des trompettes et des saxophones alto. On notera aussi au passage la belle parité de l'orchestre : 8 musiciens et 8 musiciennes. La disposition est par ailleurs un peu différente : là où ils étaient disposés à équidistance les uns des autres telles les heures d'une horloge il y a deux semaines, ils sont désormais regroupés par trois (un trombone, une trompette, un sax alto) et sont disposés aux quatre points cardinaux. Enfin, le public se tient debout et circule donc entre le quartet central et les soufflants. Il faut dire que la frénésie des rythmes du maloya est propice au dodelinement de têtes et donne envie de se dégourdir les jambes. Impossible d'écouter une telle musique en restant sagement assis. 

Le concert commence sur les chapeaux de roue. La voix grave si singulière de Christine Salem produit une transe entrainante quand elle répète en boucle le même mot, souligné par les unissons puissants des cuivres et des anches. Le rythme du concert est le plus souvent enlevé, frénétique, hypnotique, plein de denses polyrythmies. Les quelques morceaux plus calmes s'invitent comme d'utiles respirations pour repartir de plus belle sur les rythmes endiablés qui suivent. Particulièrement généreux - deux heures non stop - les musiciens prennent un plaisir visible à entraîner le public dans leur transe festive. Le répertoire allie des morceaux de Christine Salem (pour ceux que je peux identifier, tel cet hommage à Mandela) et des compositions de Stéphane Hoareau, sur des arrangements de Théo Girard pour le grand format de l'orchestre. Les soufflants se voient offrir quelque solos chacun leur tour. L'occasion de sortir un peu de l'ombre tour à tour Judith Wekstein, Morgane Pommier, Gabrielle Rachel et Thibault du Cheyron aux trombones, Hector Léna-Schroll, Achille Alvarado, Jérôme Fouquet et Antoine Berjeaut aux trompettes, Juliette Marcais, Cléa Torales, Florence Kraus et Léa Ciechelski aux saxes alto.

Mais, comme avec les Pensées Rotatives, ce qui, indéniablement, distingue cet excellent concert d'un autre bon concert, c'est la sensation de circuler au coeur de l'orchestre, d'entendre la musique nous parvenir à 360°, de soudain entendre un trombone nous surprendre dans l'oreille droite, avant que le sax ne lui réponde à gauche. Peut-être encore plus nécessaire pour une musique d'une telle densité rythmique. Pris au coeur du rituel d'une ancestrale confrérie du souffle, ouverte et accueillante, on s'abandonne facilement à la musique et à la joie qu'elle diffuse. Un grand merci (et bravo) à Théo Girard pour cette double proposition parisienne à quelques jours d'intervalle. Et pour prolonger cela, un disque du Discobole Orchestra devrait sortir prochainement. A ne pas manquer !

jeudi 25 janvier 2024

Marc Ribot New Trio feat. James Brandon Lewis / Ceramic Dog @ Centre des Bords de Marne, Le Perreux-sur-Marne, mercredi 24 janvier 2024

Il y a quelques mois, on célèbrait les 70 ans de John Zorn à la Philharmonie. Hier soir, le festival Sons d'hiver prenait un peu d'avance pour célébrer le même passage des ans de l'un des plus fidèles compagnons du saxophoniste new-yorkais, Marc Ribot (il ne les aura en fait que le 21 mai prochain). Le guitariste touche-à-tout se voyait confier une soirée en deux parties pour présenter deux propositions fort différentes (après avoir joué en solo la veille - je n'y étais pas) : tout d'abord son New Trio pour une relecture en accélérée de l'histoire du jazz, puis son power trio Ceramic Dog pour un set particulièrement rock (et bien au-delà). 

Comme il le fait remarquer en arrivant sur scène, pour son New Trio ils sont quatre ! En effet, à Hilliard Greene (cb) et Chad Taylor (dms), il faut ajouter James Brandon Lewis au sax ténor. La genèse de ce groupe pourrait bien être à chercher dans un précédent groupe de Ribot, monté il y a une vingtaine d'années pour honorer la musique d'Albert Ayler : Spiritual Unity. Dans ce groupe, que j'avais eu l'occasion de voir deux fois sur scène, en 2005 et en 2008, Ribot s'était déjà adjoint les services de Chad Taylor à la batterie mais aussi de deux figures de la scène free, le contrebassiste Henry Grimes et le trompettiste Roy Campbell. A la mort de ce dernier, le groupe était devenu le "Marc Ribot Trio" (un live au Village Vanguard a été publié par Pi Recordings en 2014). Avec la mort d'Henry Grimes en 2020, Ribot a donc dû trouver un nouveau contrebassiste - et c'est ainsi que le Trio est devenu New Trio avec l'arrivée d'Hilliard Greene. L'adjonction du saxophoniste est elle toute récente puisque, d'après l'annonce en ouverture de concert, ce n'était que leur deuxième fois ensemble après une récente première à New York il y a quelques jours. 


A eux quatre, ils couvrent un très large spectre de musiques, qui se reflète dans le set enlevé qu'ils nous ont joué : une sorte de relecture des musiques-racines du jazz et des environs, du blues, de la soul, du rythmn'n'blues. James Brandon Lewis apporte un son rond, puissant et chaleureux, abreuvé par une connaissance aigue de l'histoire du saxophone jazz qui prend tour à tour des aspects respecteux de la tradition ou au contraire furieusement ouverts sur la diversité de ses expressions contemporaines. Ribot intervient en contrepoint, perturbant juste ce qu'il faut la ligne mélodique par des distortions dont il a le secret, sans jamais n'oublier de se mettre au service de cette musique hommage. La paire rythmique brille sans effet démonstratif. Hilliard Greene teinte de quelques blue notes ses interventions à l'archet quand Chad Taylor nous démontre une fois de plus qu'il est l'un des batteurs les plus enthousiasmants de la scène jazz actuelle. Et comme il est également un membre éminent du propre quartet de James Brandon Lewis, il est un peu la pierre angulaire sur laquelle le groupe repose, celui qui apporte du liant, par sa science rythmique, entre toutes les parties, qui ont ainsi l'occasion de prendre quelques chemins de traverse bienvenus. 


Après une courte pause, Ribot revient avec deux fidèles, pour un groupe qu'il maintient depuis maintenant pas mal de temps, Ceramic Dog, soit Shahzad Ismaily (b, moog) et Ches Smith (dms). La première fois que je les avais vus sur scène, c'était ainsi en 2007, dans le cadre de Banlieues Bleues. Depuis, je les ai revus en 2016 (déjà dans le cadre de Sons d'hiver) et en 2018 (au Palac Akropolis de Prague). La bonne surprise, cette fois-ci, est qu'à des nouveaux morceaux issus de leur récent Connection (Yellow Bird, 2023) ils ont ajouté quelques morceaux plus anciens, voire datant de leurs débuts comme les grandioses versions de Digital Handshake ou Maple Leaf Rage auxquelles nous avons eu droit. Si l'approche est explicitement rock, tendance punk, elle n'est en rien monolithique et on parcourt des territoires extrêmement variés, avec toujours une distance un peu ironique par rapport aux modèles dont ils s'inspirent. Ainsi de cette cumbia endiablée pour conclure le concert qui donne autant envie de danser qu'un original colombien tout en glissant des distortions ribotiennes, épices new-yorkaises qui en relèvent toute la saveur. L'alternance de morceaux chantés - par Ribot dans un esprit complètement punk, il ne cherche pas à masquer sa faible technique vocale - et de pièces instrumentales propices aux dérapages contrôlés maintient l'attention en alerte tout au long du concert. Les frappes puissantes de Ches Smith - binaires mais explosives - alternent avec des passages plus percussifs et délicats, voire quelques instants à mains nues, quand Shahzad Ismaily troque parfois sa basse pour un synthé Moog pour quelques nappes illbient qui ajoutent du bizarre pour un set certes rock, mais définitivement pas straight

Une face jazz, une autre rock, mais à condition bien entendu qu'on n'ait pas une définition trop étroite de ces concepts... voilà un portrait parfait de Marc Ribot, guitariste majeur de notre époque, souvent au service des autres, et pas n'importe lesquels (John Lurie, Tom Waits, Caetano Veloso, Alain Bashung, Marisa Monte et beaucoup d'autres), mais aussi véritable leader de groupes passionnants. De quoi célébrer avec bonheur le passage prochain du cap des 70, à la manière de ce qu'on avait pu faire avec Zorn, donc, en novembre à la Philharmonie... et comme on reste en famille, je me suis encore une fois retrouvé assis à proximité de... Mathieu Amalric !


dimanche 21 janvier 2024

Théo Girard - Pensées Rotatives / Three Days Of Forest @ Théâtre Silvia Monfort, samedi 20 janvier 2024

Cela faisait bien longtemps que je n'avais pas vu Théo Girard sur scène. Sans doute depuis le quatrième et dernier concert du Bruit du [sign] auquel j'ai assisté, en 2011 (le premier, dès 2006). Mais, comme pour les autres membres de ce groupe devenu un peu culte tellement il aura marqué son époque (dans le domaine relativement confidentiel des musiques auxquelles je prête une oreille attentive), j'ai continué à suivre la carrière de Théo de loin en loin, surtout sur support discographique. Après l'aventure du Bruit du [sign], conclue par l'apothéose de l'excelentissime Yebunna Seneserhat (Cobalt, 2011), recontre la plus aboutie - car la plus originale, ne cherchant pas reproduire l'originel - entre les transes éthiopiennes et les préoccupations des musiques chercheuses occidentales, Théo a notamment mis sur pied son propre trio. Ce dernier est composé, outre de Théo à la contrebasse, d'Antoine Berjeaux à la trompette et du batteur anglais Seb Rochford. Il a sorti un premier disque, 30 Years From, en 2017, sur le label co-géré par Théo, Discobole Records. Un second, Bulle, a suivi deux ans plus tard avec le passage du trio au quartet par l'ajout du sax alto de Basile Naudet. Puis 2021 a donné naissance aux Pensées Rotatives, soit le trio complété d'une couronne de soufflants (4 trompettes, 4 sax alto et 4 sax ténor). Le disque reprend des morceaux des deux précédents mais complètement revisités par le grand format de l'orchestre assemblé. C'est peu de dire que le disque est excellent. Mais le vivre en concert ajoute une dimension immersive incomparable, pour une expérience assez unique.

Car, avant d'être un disque, Pensées Rotatives est un concept que la disposition de la salle du Théâtre Silvia Monfort a pu parfaitement restituer. Au centre, les trois membres du trio - avec hier soir Iannik Tallet à la batterie - forment le coeur du dispositif. Ils jouent en étant tournés vers l'intérieur du triangle qu'ils forment, se regardant les uns les autres. Autour d'eux, deux couronnes de spectateurs, les premiers assis par terre sur des coussins, les seconds sur des chaises formant un large cercle, les enveloppent. Les spectateurs sont eux mêmes encerclés par les douze soufflants, avec une alternance trompette, sax ténor, sax alto qui se répète donc quatre fois, chacun étant disposé à une heure précise de l'horloge imaginaire qu'ils forment. Pour le spectateur le son provient donc à la fois d'immédiatement devant lui (le trio) mais aussi d'immédiatement derrière lui (pour ma part, une trompette dans l'oreille droite et un sax ténor dans la gauche), et d'un peu plus loin pour les bouts de la couronne situés de l'autre côté de l'horloge. Du concept à l'expérience sensorielle, il y a un pas que les mots ne peuvent que difficilement restranscrire, mais c'est vraiment incroyable de se retrouver projeter comme ça au coeur de l'orchestre - et change complètement la perception du concert.


La disposition des soufflants n'est par ailleurs pas complètement figée. Pour des solos, tel ou tel vient rejoindre au centre de la scène le trio pour quelques instants. Et, même quand ils restent derrière les spectateurs, ils se déplacent parfois d'une heure à l'autre pour donner à entendre le mouvement de ces Pensées Rotatives

L'écriture de Théo Girard, à l'evidence mélodique très imagée, est parfaitement servie par ce grand orchestre original. Les soufflants donnent là de l'ampleur à la ligne mélodique, servent ici de contrechant ou accentuent ailleurs la richesse polyrythmique de l'ensemble. On retrouve des morceaux (La traversée du pont par le chameau, Tom & Jerry, Waiting for Ethiopia on a Bosphorus Bridge...), tous plus entrainants les uns que les autres, qu'on a déjà pu apprécier sur disque, mais qui se retrouvent transfigurés par la spatialisation de la musique. L'équipe assemblée par Théo mêle complices de longue date - on retrouve ainsi Nicolas Stephan (ts) et Julien Rousseau (tp) du Bruit du [sign] ou Basile Naudet (as) du quartet évoqué plus haut - et rencontres plus récentes. Aux trompettes, on trouve ainsi Hector Léna-Schroll, Nicolas Souchal et Jérôme Fouquet. Aux sax altos, Sol Léna-Schroll, Cléa Torales et Lisa Cat-Berro. Et aux sax ténor, Julien Ponvianne, Théo Nguyen Duc Long et Sigrid Afret. 

Pour conclure, Théo n'oublie pas de remercier Antonin Leymarie (qu'on a pu voir dans TTPKC & Le Marin, le Surnatural Orchestra, le Magnetic Ensemble, ou l'Imperial Quartet entre autres), artiste associé au Monfort et responsable de la programmation du festival Sonore qui se déroulait sur trois jours ce week-end. L'orcherstre joue alors un morceau aux sonorités qui évoquent de loin les fanfares balkaniques, pas si étranger aux territoires que TTPKC ou le Surnat' aimaient aussi parcourir. A moins qu'il ne faille le voir comme un clin d'oeil au propre père de Théo, Bruno Girard qui fut pendant quarante ans le violon de Bratsch, un groupe pour qui les musiques de l'Est du continent n'avaient aucun secret (et on se souvient également avoir vu Théo il y a près de vingt ans au sein de Sibiel, un trio à cordes dont le nom provient directement d'un village roumain... la boucle est bouclée). 


Difficile d'enchaîner sur autre chose, après un tel concert, alors la programmation fait le pari intelligent de nous proposer quelque chose de totalement différent. On change d'abord de salle, pour se retrouver dans une disposition en gradin plus traditionnelle. Sur scène, quatre jeunes femmes proposent une mise en musique de poètesses anglophones, essentiellement africaines-américaines. Angela Flahaut les déclame ou les chante, en traduit parfois quelques passages, ou les contextualise rapidement avec humour avant chaque morceau. Autour d'elle, on retrouve Séverine Morfin au violon alto, Blanche Lafuente (du trio Nout) à la batterie et Lucci aux synthé et laptop, ainsi qu'aux choeurs. La musique parcourt des climats très changeants d'un morceau à l'autre. Une transe technoïde au rythme particulièrement appuyé succède à une délicate échappée folk ou Séverine Morfin ne joue qu'en pizzicati. La voix d'Angela Flahaut, qui allie puissance et souplesse, habite ces poèmes comme s'il s'agissait tour à tour d'hymnes ou de ballades, de chansons rock ou de comptines. Grâce à cette diversité dans l'interprétation, on ne voit pas le temps passé, et on ressort particulièrement enthousiasmé par cette double proposition d'un soir permise par le festival Sonore du Théâtre Silvia Monfort, un lieu où je mettais les pieds pour la première fois, mais dont il faudra surveiller la programmation à l'avenir. 

samedi 20 janvier 2024

Mary Halvorson Sextet @ Théâtre Victor Hugo, Bagneux, vendredi 19 janvier 2024

Concert évènement ! Evènement parce que tout passage de Mary Halvorson par la région parisienne en est un en soi. Mais c'était aussi le jour de la sortie de son nouveau disque, Cloudward (Nonesuch), et la première étape d'une tournée européenne pour célébrer cela. Et, d'un point de vue plus personnel, c'était le 25e concert avec Mary (en leader, co-leader ou sidewoman) auquel j'assistais ! Les 24 précédents tenaient tous dans une décénie (2010-2019), mais je n'avais plus eu l'occasion de la voir depuis plus de quatre ans et le concert de Code Girl à Lisbonne. C'est donc sans aucun doute l'une des musiciennes que j'ai le plus vue sur scène, et de manière certaine pour la décénie 2010s. Un nom qui me motive à lui seul, ou presque, à aller assister à des festivals à l'étranger quand elle y est multi-programmée : Saalfelden en 2010 (avec son Trio, avec Ingrid Laubrock's Anti-House, avec le Taylor Ho Bynum Sextet), Wels en 2017 (avec Tomas Fujiwara's Triple Double, en duo avec John Dieterich, avec Illegal Crowns), Berlin en 2018 (avec Thumbscrew, pour une soirée d'impro avec des musiciens berlinois, avec son Octet - non chroniqués) et à trois reprises Jazz em Agosto (en 2013 avec Anthony Braxton et avec son Quintet, en 2018 jouant du Masada et des Bagatelles de John Zorn, en 2019 avec Tomas Fujiwara's Triple Double et Code Girl donc). Si je l'ai parfois vue deux fois dans la même formation, ça n'a jamais été trois. Et le concert d'hier soir était la première occasion pour moi de découvrir sur scène son sextet dit Amaryllis du nom de leur premier album commun paru en 2022 chez Nonesuch. 25 fois, donc, mais avec toujours de nouvelles surprises !

Pour ce groupe, Mary Halvorson a rassemblé quelques fidèles et des nouvelles têtes. Du côté des fidèles, il y a bien entendu Tomas Fujiwara à la batterie, mais aussi les deux cuivres de l'ensemble : Jacob Garchick au tombone, qui avait déjà fait partie de son Septet et de son Octet, et Adam O'Farrill à la trompette, qui était lui de l'aventure Code Girl. Les deux "nouveaux" - même si leur présence ici n'a rien de surprenant tant ils naviguent dans les mêmes eaux musicales - ce sont Patricia Brennan au vibraphone et Nick Dunston à la basse. Et par leurs caractéristiques propres, ils ont une influence déterminante sur le son de l'orchestre. Nick Dunston parce que, avec Fujiwara, il forme une rythmique qui tient un drive déterminant pour faire avancer les morceaux (on a vraiment le sentiment d'une histoire propulsée par la section rythmique à maintes reprises). Ils me semblent d'ailleurs avoir été (volontairement ?) mis en avant dans le mixage de la soirée, n'étant en rien relégués à l'arrière plan comme une rythmique traditionnelle en tout cas. Dunston impulse par ailleurs le plus souvent les changements de direction d'un morceau à l'autre, par des solos puissants, où sa contrebasse vrombit avec enthousiasme. Patricia Brennan, quant à elle, entremêle bien souvent ses interventions avec celles de la leader, à tel point qu'on ne sait parfois plus bien qui de la guitare ou du vibraphone produit ces notes enveloppantes particulièrement moelleuses. 


S'il y a bien des solos des uns et des autres au cours du concert, ce qui frappe avant tout c'est le caractère très organique de la musique, où chaque ligne s'entrecroise, chaque voix prolonge le discours d'ensemble, et où finalement l'orchestre apparaît comme le prolongement naturel de la pensée musicale d'Halvorson. Pas de rupture, tout est fluide. Pas le sentiment d'une succession d'interventions indépendantes, mais bien une musique qui se déploie comme un tout, cohérent et marqué du sceau très reconnaissable de sa compositrice. La plupart des morceaux joués étaient extraits du tout nouveau disque, et m'étaient donc par conséquent inconnus. Au plaisir de retrouver des repères halvorsoniens s'ajoutait donc celui de la découverte d'un nouveau répertoire. Et celui-ci transmet, peut-être plus que jamais chez Mary, un sentiment de bonheur simple, d'enthousiasme et d'optimisme. Il n'y a plus qu'à faire tourner en boucle Cloudward sur la platine pour prolonger tout cela.

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Pour atteindre les 25, aux concerts cités ci-dessus, il convient d'ajouter 8 concerts parisiens (dans 8 salles et avec 8 formations différentes), un concert praguois (un Bagatelles Marathon zornien où elle intervenait deux fois... mais du coup, ça fait 26 ? :-) ) et un concert new-yorkais auprès d'Ingrid Laubrock (avec Ben Gernstein, Dan Peck et Tom Rainey) en 2011.

Evènement dans l'évènement, la soirée a aussi été l'occasion de rencontrer pour la première fois en chair et en os le plus braxtonien des jazzfans et chroniqueurs, l'incountournable Franpi.

dimanche 14 janvier 2024

Kronos Quartet @ Cité de la Musique, samedi 13 janvier 2024

Le 1er septembre 1973, le violoniste David Harrington fonde le Kronos Quartet à Seattle. 50 ans et quelques mois plus tard, à l'occasion d'une tournée mondiale pour célébrer l'évènement, il est sur la scène de la Cité de la Musique en ouverture de la 11e biennale de quatuors à cordes. Ses compagnons ne sont plus les mêmes qu'à l'origine, mais le second violon, John Sherba, et l'alto, Hank Dutt, sont tout de même là depuis 1978 et le déménagement d'Harrington à San Francisco. Le violoncelle a lui changé à plusieurs reprises de mains et l'actuel titulaire du poste, Paul Wiancko, ne l'est que depuis un peu moins d'un an (février 2023). Cela n'altère en rien le son du quatuor. Ainsi, dès que les premières notes résonnent on reconnaît immédiatement le "son" Kronos entendu au fil des ans dans des oeuvres toujours plus variées, serviteurs des compositeurs phares de la musique contemporaine, et en premier lieu des minimalistes américains, mais également attachés à parcourir les coins et recoins de la création contemporaine sur tous les continents, sans renier un attachement certain aux musiques populaires, du jazz au rock, de l'électro aux musiques traditionnelles.

Leur halte parisienne s'est déroulée en deux étapes. Si j'ai été contraint de passer mon tour pour le premier soir (vendredi), j'étais bien présent pour le second. Le concert a commencé par deux pièces extraites de leur projet "Fifty for the Future", soit la commande de 50 nouvelles oeuvres à 50 compositeurs différents dans un but pédagogique pour la formation des jeunes quatuors à cordes à l'interprétation de la musique d'aujourd'hui. Tout d'abord YanYanKliYan Senamido (2020) de la chanteuse béninoise Angélique Kidjo, qui nous rappelle d'autres collaborations fructueuses du Kronos avec des artistes africains (Rokia Traoré, le Trio Da Kali...), suivi d'une pièce ludique de Terry Riley, Lunch in Chinatown (2016), au cours de la quelle les quatre membres du Kronos lancent à la cantonade des phrases souvent entendues dans un restaurant (qui paiera l'addition, etc.). 

Retour en arrière ensuite avec une pièce de Krzysztof Penderecki, Quartetto per archi n°1 (1960). Pour l'occasion le grand écran, qui avait servi a projetté un court film documentaire en l'honneur du quatuor en début de soirée, redescend afin de projeter la partition que les Kronos regardent donc en même temps que le public (ils jouent debout et dos au public pour la voir). La visualisation aide à comprendre comment cette musique est construite, au-delà des "bruits" apparents (courts glissandi, frappes sèches, crépitements...). La pièce suivante, Spectre (1990) de John Oswald, est construite sur un motif qui cherche à reproduire le bruit de l'obturateur d'un appareil photo. Là aussi, l'écoute est complétée par un aspect visuel illustratif : les lumières s'éteignent et se rallument pour saisir dans l'instant les gestes des musiciens.

Suivent ensuite deux pièces toutes récentes (2023) issues de la commande "Kronos Five Decades", un ensemble de dix compositions que le quatuor a prévu de créer tout au long de la tournée célébrant leurs cinquante ans (de juillet 2023 à juin 2024). Tout d'abord Segara Gunung, de la compositrice indonésienne Peni Candra Rini où les sons de la jungle de Bornéo servent de support à des développements plus linéaires inspirés par la musique traditionnelle javanaise. Quatre mouvements extraits de gfedcba de Michael Gordon (qui sera créé dans son intégralité à Berkeley en mars prochain) suivent. Inspiré par des scherzos de Haydn, il s'agit de courtes pièces où l'aspect ludique est là encore mis en avant, notamment dans le dernier avec la superposition d'images d'un chaton lapant une cuiller de lait et des sons cartoonesques. 

La première partie se conclut par une nouvelle pièce extraite du projet "Fifty for the Future". Pour l'occasion, les Kronos sont rejoints sur scène par deux jeunes quatuors qui ont participé durant le week-end au marathon sur ledit projet : six quatuors qui se relaient pour jouer l'intégralité des 50 compositions. Le quatuor Magenta (quatre filles) et le quatuor Agate (quatre garçons) se placent ainsi chacun derrière le membre du Kronos en fonction de son instrument pour obtenir un petit ensemble de cordes qui interprète le Quartet Satz (2017) de Philip Glass. C'est sans doute la pièce la plus profonde de cette première partie qui jusque là n'avait proposé que des pièces un peu anecdotiques. 


Après l'entracte, on reprend avec une nouvelle pièce ludique, ZonelyHearts: PhoneTap + CCTV (2022) de la compositrice canadienne Nicole Lizée, où cette fois le quatuor joue tout en décrochant régulièrement le combiné d'un vieux téléphone à cadran. Deux autres courtes pièces suivent. Tout d'abord, Maji (2023), de la musicienne électro Jlin, d'après Sun Ra. On retrouve effectivement un groove qui rappelle les grandes heures de l'Arkestra mais sans la dimension hypnotique qu'aurait pu permettre un timing un peu moins serré. Flow (2010) de Laurie Anderson prend le contre-pied, pour une pièce toute en retenue, avec de faibles variations. 

Ce concert-patchwork permet certes de voyager d'un bout à l'autre de la galaxie Kronos, mais en ne proposant que des oeuvres courtes (toutes moins de dix minutes), il ne permet pas vraiment à l'émotion de prendre place. Heureusement, la dernière oeuvre au programme permet enfin des développements plus longs. Pour l'occasion, les Kronos sont rejoints par la compositrice et chanteuse ukrainienne Mariana Sadovska, qui s'accompagne à l'harmonium, pour interpréter son requiem en quatre mouvements, Chernobyl. The Harvest. Ecrit en 2012, il résonne malheureusement un peu différemment aujourd'hui, alors que l'Ukraine mène une guerre de résistance à l'invasion russe depuis près de deux ans. La musique s'inspire des traditions populaires ukrainiennes et m'évoque à certains moments ce qu'à pu faire le Cracow Klezmer Band dans cette sorte de fusion des folklores des terres de sang et de l'écriture plus classique (contrastes bartókiens, nuevo tango piazzollesque, ou řikadla janáčekiennes comme horizon). C'est beaucoup plus prenant que tout ce qui a pu lui précéder ce soir là et permet enfin à l'émotion de poindre son nez. 

En rappel, sous l'insistance des applaudissements, David Harrington explique qu'ils vont faire une exception (ils ne voulaient pas jouer autre chose après la pièce de Mariana Sadovska). Ils interprètent une version tout en retenue d'Amazing Grace, avec l'alto de Hank Dutt qui "chante" la mélodie pendant que les autres lui font écho, sur un registre pianissimo, de loin en loin. Au final, sans doute pas un concert à la hauteur de mes attentes, même si la pièce de Mariana Sadovska était très belle. Essentiellement une question de format qui ne peut mener qu'à un papillonage un peu frustrant. 

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A lire aussi : le précédent concert du Kronos auquel j'ai assisté, en 2005 au Théâtre de la Ville