Cela faisait bien longtemps que je n'avais pas vu Théo Girard sur scène. Sans doute depuis le quatrième et dernier concert du Bruit du [sign] auquel j'ai assisté, en 2011 (le premier, dès 2006). Mais, comme pour les autres membres de ce groupe devenu un peu culte tellement il aura marqué son époque (dans le domaine relativement confidentiel des musiques auxquelles je prête une oreille attentive), j'ai continué à suivre la carrière de Théo de loin en loin, surtout sur support discographique. Après l'aventure du Bruit du [sign], conclue par l'apothéose de l'excelentissime Yebunna Seneserhat (Cobalt, 2011), recontre la plus aboutie - car la plus originale, ne cherchant pas reproduire l'originel - entre les transes éthiopiennes et les préoccupations des musiques chercheuses occidentales, Théo a notamment mis sur pied son propre trio. Ce dernier est composé, outre de Théo à la contrebasse, d'Antoine Berjeaux à la trompette et du batteur anglais Seb Rochford. Il a sorti un premier disque, 30 Years From, en 2017, sur le label co-géré par Théo, Discobole Records. Un second, Bulle, a suivi deux ans plus tard avec le passage du trio au quartet par l'ajout du sax alto de Basile Naudet. Puis 2021 a donné naissance aux Pensées Rotatives, soit le trio complété d'une couronne de soufflants (4 trompettes, 4 sax alto et 4 sax ténor). Le disque reprend des morceaux des deux précédents mais complètement revisités par le grand format de l'orchestre assemblé. C'est peu de dire que le disque est excellent. Mais le vivre en concert ajoute une dimension immersive incomparable, pour une expérience assez unique.
Car, avant d'être un disque, Pensées Rotatives est un concept que la disposition de la salle du Théâtre Silvia Monfort a pu parfaitement restituer. Au centre, les trois membres du trio - avec hier soir Iannik Tallet à la batterie - forment le coeur du dispositif. Ils jouent en étant tournés vers l'intérieur du triangle qu'ils forment, se regardant les uns les autres. Autour d'eux, deux couronnes de spectateurs, les premiers assis par terre sur des coussins, les seconds sur des chaises formant un large cercle, les enveloppent. Les spectateurs sont eux mêmes encerclés par les douze soufflants, avec une alternance trompette, sax ténor, sax alto qui se répète donc quatre fois, chacun étant disposé à une heure précise de l'horloge imaginaire qu'ils forment. Pour le spectateur le son provient donc à la fois d'immédiatement devant lui (le trio) mais aussi d'immédiatement derrière lui (pour ma part, une trompette dans l'oreille droite et un sax ténor dans la gauche), et d'un peu plus loin pour les bouts de la couronne situés de l'autre côté de l'horloge. Du concept à l'expérience sensorielle, il y a un pas que les mots ne peuvent que difficilement restranscrire, mais c'est vraiment incroyable de se retrouver projeter comme ça au coeur de l'orchestre - et change complètement la perception du concert.
La disposition des soufflants n'est par ailleurs pas complètement figée. Pour des solos, tel ou tel vient rejoindre au centre de la scène le trio pour quelques instants. Et, même quand ils restent derrière les spectateurs, ils se déplacent parfois d'une heure à l'autre pour donner à entendre le mouvement de ces Pensées Rotatives.
L'écriture de Théo Girard, à l'evidence mélodique très imagée, est parfaitement servie par ce grand orchestre original. Les soufflants donnent là de l'ampleur à la ligne mélodique, servent ici de contrechant ou accentuent ailleurs la richesse polyrythmique de l'ensemble. On retrouve des morceaux (La traversée du pont par le chameau, Tom & Jerry, Waiting for Ethiopia on a Bosphorus Bridge...), tous plus entrainants les uns que les autres, qu'on a déjà pu apprécier sur disque, mais qui se retrouvent transfigurés par la spatialisation de la musique. L'équipe assemblée par Théo mêle complices de longue date - on retrouve ainsi Nicolas Stephan (ts) et Julien Rousseau (tp) du Bruit du [sign] ou Basile Naudet (as) du quartet évoqué plus haut - et rencontres plus récentes. Aux trompettes, on trouve ainsi Hector Léna-Schroll, Nicolas Souchal et Jérôme Fouquet. Aux sax altos, Sol Léna-Schroll, Cléa Torales et Lisa Cat-Berro. Et aux sax ténor, Julien Ponvianne, Théo Nguyen Duc Long et Sigrid Afret.
Pour conclure, Théo n'oublie pas de remercier Antonin Leymarie (qu'on a pu voir dans TTPKC & Le Marin, le Surnatural Orchestra, le Magnetic Ensemble, ou l'Imperial Quartet entre autres), artiste associé au Monfort et responsable de la programmation du festival Sonore qui se déroulait sur trois jours ce week-end. L'orcherstre joue alors un morceau aux sonorités qui évoquent de loin les fanfares balkaniques, pas si étranger aux territoires que TTPKC ou le Surnat' aimaient aussi parcourir. A moins qu'il ne faille le voir comme un clin d'oeil au propre père de Théo, Bruno Girard qui fut pendant quarante ans le violon de Bratsch, un groupe pour qui les musiques de l'Est du continent n'avaient aucun secret (et on se souvient également avoir vu Théo il y a près de vingt ans au sein de Sibiel, un trio à cordes dont le nom provient directement d'un village roumain... la boucle est bouclée).
Difficile d'enchaîner sur autre chose, après un tel concert, alors la programmation fait le pari intelligent de nous proposer quelque chose de totalement différent. On change d'abord de salle, pour se retrouver dans une disposition en gradin plus traditionnelle. Sur scène, quatre jeunes femmes proposent une mise en musique de poètesses anglophones, essentiellement africaines-américaines. Angela Flahaut les déclame ou les chante, en traduit parfois quelques passages, ou les contextualise rapidement avec humour avant chaque morceau. Autour d'elle, on retrouve Séverine Morfin au violon alto, Blanche Lafuente (du trio Nout) à la batterie et Lucci aux synthé et laptop, ainsi qu'aux choeurs. La musique parcourt des climats très changeants d'un morceau à l'autre. Une transe technoïde au rythme particulièrement appuyé succède à une délicate échappée folk ou Séverine Morfin ne joue qu'en pizzicati. La voix d'Angela Flahaut, qui allie puissance et souplesse, habite ces poèmes comme s'il s'agissait tour à tour d'hymnes ou de ballades, de chansons rock ou de comptines. Grâce à cette diversité dans l'interprétation, on ne voit pas le temps passé, et on ressort particulièrement enthousiasmé par cette double proposition d'un soir permise par le festival Sonore du Théâtre Silvia Monfort, un lieu où je mettais les pieds pour la première fois, mais dont il faudra surveiller la programmation à l'avenir.
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