dimanche 18 septembre 2005

Elise Caron @ Le Triton, samedi 17 septembre 2005

Après l'avoir vue au printemps dans Schweyk aux Amandiers, j'avais envie de découvrir un peu plus l'univers d'Elise Caron. Je suis donc allé hier soir au Triton, où elle donnait un récital intitulé Eurydice bis. Elise Caron est une chanteuse singulière. Interprète du répertoire classique, collaboratrice de compositeurs contemporains (Luc Ferrari, Michel Musseau...), voix libre au contact de diverses formations jazz (dont l'ONJ quand Claude Barthélémy le dirigeait), adepte d'une chanson française de qualité, et enfin comédienne, son talent multiforme est assez impressionnant.

Hier soir, elle était accompagnée par le pianiste Denis Chouillet, le clarinettiste Bruno Sansalone et le bassiste Daniel Diaz. Elle même chante, mais joue aussi de la flûte. L'univers d'Eurydice bis est poétique, drôle, tendre, et d'une justesse dans la transmission des sentiments qui fait que l'on est littéralement fasciné (à ne plus pouvoir quitter Elise des yeux) par ce voyage musical au contact de quelques mythes revisités (Eurydice, Sisyphe) et d'une évocation pleine de magie de la nature (un arbre, une fleur empotée). Il y a aussi beaucoup d'humour et de malice dans ses chansons, qui en font des éléments d'un univers poétique familier et tendre, en rien mièvre, et en lien direct avec la musique jouée. Pas de texte trop lourd qui écraserait la musique ici : pas d'appel à la révolution (sauf pour libérer les libellules), mais au contraire une adéquation parfaite, faite d'espièglerie et de délicatesse, entre des musiciens parfaits de précision et la voix remarquable d'Elise Caron. Contrairement à la grande majorité des tenants de la chanson française, elle chante vraiment et ne se contente pas de "poser" se voix sur la musique. La fréquentation du répertoire classique y est sûrement pour quelque chose. Musicalement, Elise Caron est assez inclassable. La présence d'une clarinette fait parfois penser à l'univers de Louis Sclavis. Certains passages évoquent Prokofiev : l'esprit de Pierre et le Loup est assez proche de celui d'Elise, son jeu à la flûte rappelle le Lieutenant Kijé. Un brin de gouaille très cabaret dans son chant de mezzo-soprano tend vers Kurt Weill parfois. Les comptines de Bartok ou Janacek (Rikadla) ne sont pas loin, par le jeu de Denis Chouillet au piano. Mais Elise Caron a avant tout un univers qui lui est propre, au-delà des influences très diverses qui la composent. Par ailleurs, entre les morceaux, Elise Caron se fait volontiers clown (au sens noble du terme), improvisant et déconnant en utilisant différents registres de voix (présentatrice télé, adolescente pré-pubère...) pour présenter avec humour ses chansons. Les rappels sont l'occasion de laisser l'humour potache d'Elise s'incruster dans sa musique, avec une chanson qu'elle chante à l'envers ("emia et ej... etsetéd et ej...") ou une imitation, pleine de trémolo dans la voix, de la variété à la mode sur la bande FM. De quoi entendre tout ce qui différencie la chanson selon Elise Caron du reste de la chanson française.

A la sortie, l'univers magique d'Eurydice bis procure chez le spectateur un sourire tenace qui en dit long sur la réussite du spectacle.

dimanche 11 septembre 2005

Aka Moon / Magic Malik Orchestra @ Trabendo, samedi 10 septembre 2005

Sixième et dernière soirée pour moi dans le cadre de l'édition 2005 de Jazz à la Villettehier au Trabendo. Pour conclure ce programme essentiellement américain jusqu'à présent, deux groupes européens : les Belges d'Aka Moon tout d'abord, suivi du Magic Malik Orchestra. Deux excellentes prestations pleines d'une bouillonnante énergie.

Le concert a commencé on ne peut plus à l'heure (à 20h00 pile !), et Aka Moon n'a pas eu besoin d'échauffement pour entrer dans le vif du sujet. Le trio belge - Fabrizio Cassol au sax alto, Michel Hatzigeorgiou à la basse et Stéphane Galland à la batterie - joue une musique tourbillonnante, pleine d'énergie, qui allie puissance, rapidité et sens de la boucle pour installer un groove imparrable. Stéphane Galland est explosif à souhait, Michel Hatzigeorgiou est l'élément chaleureux du groupe, domptant le rythme pour le rendre plus bondissant, et Fabrizio Cassol, dans un style qui emprunte à Steve Coleman et Tim Berne, est délicieusement entêtant dans ses explorations puissantes et vives (mais pas hurlantes). Fortement inspiré par la démarche du M-Base colemanien - un peu à la manière de la Nébuleuse du Hask en France, le cousinage avec Thôt est assez évident - le groupe a aussi longuement côtoyé les musiques africaines et indiennes, ce qui a certainement accru son sens des rythmes obsédants et faussement répétitifs. Au milieu du concert, Michel Hatzigeorgiou nous a gratifié d'un long solo épatant en introduction d'un morceau, s'auto-samplant rythmiquement pour improviser dessus de manière plus mélodique. Quand il est rejoint par ses deux comparses après ces cinq minutes entêtantes, le public est aux anges ! Il le restera jusqu'au bout tant la musique d'Aka Moon est joyeusement communicative. Seul petit regret : l'absence de rappel dû au minutage un peu trop serré du concert.

Pour la deuxième partie, Magic Malik proposait une version agrandie de son Orchestra. De cinq musiciens originellement, on était hier passé à dix. Si on retrouvait la cellule-souche de l'Orchestra avec Malik à la flûte et au chant, Denis Guivarch au sax alto, Or Solomon au piano et au synthé, Sarah Murcia à la contrebasse et Maxime Zampieri à la batterie, il fallait en plus compter sur Bo van der Werf au sax baryton, Laurent Blondiau à la trompette, Gilles Coronado à la guitare, Jean-Luc Lehr à la basse électrique et DJ Rebel aux platines. Pour qui connaît le sens du groove développé par Malik, le premier morceau avait de quoi surprendre avec des arrangements de cuivre faussement classiques, bien éloignés du jazz virevoltant de l'Orchestra habituel. Pourtant, petit à petit, l'air de rien, le rythme s'impose, et l'orchestre prend des accents funk. La démarche de Malik s'apparente de plus en plus à celle de Steve Coleman : un oeil sur la composition contemporaine, avec une certaine abstraction, un autre sur la musique populaire (le groove de la rue, les mélodies enfantines, etc.) pour faire tourner la machine. Dans l'ensemble, peu de solos de la part des musiciens (à part Malik, toujours aussi étonnant au chant-flûte) : un chacun son tour pendant le concert. Le jeu se concentre sur l'aspect collectif, alternant les passages en grande formation, et les formules plus réduites à trois ou quatre. Comme d'habitude, un petit grain de folie insufflé par Malik fait décoller l'ensemble, poussant des cris de sa voix aigue, chantant et jouant de la flûte simultanément, prennant des solos de flûte virevoltant, montrant de la main la marche à suivre à ses sidemen, entonnant un "Petit Papa Noël" pas tout à fait de saison au milieu d'un morceau, improvisant sur les remerciements une chanson à base des mots "merci" et "de rien"... La musique de l'Orchestra a des faux airs de "Piccolo Saxo et Compagnie" pour grands enfants amateurs de groove tournoyant. Le concert s'achève sur un formidable morceau très dansant qui finit de convaincre que, s'il a bien grossi depuis la dernière fois, l'Orchestra est toujours l'une des formations les plus entrainantes du jazz français. Formidable prestation de Malik et ses acolytes !

vendredi 9 septembre 2005

Mike Ladd & Vijay Iyer @ Point Ephémère, jeudi 8 septembre 2005

La Grande Halle étant en travaux, le festival sort des limites du Parc de la Villette cette année et investit notamment le Point Ephémère. Hier soir s'y produisait le rappeur Mike Ladd et le pianiste Vijay Iyer. J'avais déjà pu voir Vijay Iyer, à la tête de son quartet, l'année dernière à Banlieues Bleues. Ce jeune pianiste américain d'origine indienne (d'Inde, pas amérindien) a été pendant quelques années sideman de Steve Coleman, et d'ailleurs sa musique trouve ses racines dans les conceptions développées par le collectif M-Base. En 2003, il a sorti un premier projet en collaboration avec Mike Ladd. Le concept-album qui en a résulté (In What Language?, Pi Recordings, 2003) est un recueil de textes scandés, déclamés, chantés sur le thème des aéroports, lieu symbole de la mondialisation pour les auteurs : à la fois lieux d'échanges, de rencontres, de transits, mais aussi de zones de non droit, de quarantaine et de frontières. La musique oscille entre jazz, rap et éléments électroniques, et le résultat est des plus convaincants.

Cette année, les deux musiciens ont remis ça autour d'un nouveau projet. Signé Mike Ladd uniquement, ils ont produit un disque autour du livre Negrophilia de Petrine Archer-Straw qui explore les liens de fascination et d'inspiration entre les cultures noires et les avant-gardes parisiennes du début du XXe siècle. Actualisant le propos, ils explorent quant à eux les liens entre la Black Culture mondiale et le Paris contemporain (Negrophilia, Thirsty Ear, 2005). Le propos musical est encore plus expérimental que pour le précédent disque.

Hier soir ils présentaient néanmoins un autre projet, apparemment encore en gestation. Ils vont en effet collaborer avec une compagnie de théâtre pour un spectacle alliant musique, poésie et mouvements corporels. Pour l'occasion ils étaient accompagnés sur scène par un des membres de cette compagnie de théâtre (dont je n'ai malheureusement pas retenu le nom) qui s'occupait d'installations sonores répondant aux mouvements du corps de Mike Ladd. Celui-ci se disposait ainsi sur une sorte de tapis truffé de capteurs qui provoquaient des petits bruits électroniques servant de base rythmique aux textes qu'il déclamait. De même, il se servait d'une sorte de bâton-theremin qui produisait des sons électriques aux mouvements de mains du rappeur. De l'autre côté de la scène, Vijay Iyer jouait à la fois du piano et de multiples machines électroniques qui lui permettaient de trafiquer le son et de produire des rythmes variés. La musique qui en résultait était volontiers minimaliste dans ses effets, centrée sur la voix captivante de Mike Ladd. Incontestablement du "rap d'intello", mais quand c'est aussi bien fait, c'est vraiment passionnant.

Pour le rappel, ils ont joué un morceau de chacun de leurs deux projets précédents : The French Dig Latinos, Too extrait de Negrophilia, et Plastic Bag extrait de In What Language?. Des répères bienvenus, pour conclure.

jeudi 8 septembre 2005

Le Monde de Kota / McCoy Tyner @ Cité de la Musique, mercredi 7 septembre 2005

Sur le papier, c'était la soirée évènement du festival : McCoy Tyner en solo sur la scène de la Cité de la Musique. Avant le concert j'avais un peu peur que son état de santé ne se soit trop dégradé ces derniers temps (il a dû écourter sa tournée estivale des festivals européens suite à une embolie pulmonaire), mais, s'il a effectivement du mal à se déplacer, ses mains ont conservé quelques zests de magie. Avant d'en venir à sa prestation, quelques mots sur la première partie, assurée par des jeunes musiciens issus de la classe de jazz du Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris.

Le groupe en question s'appelait Le Monde de Kota et était composé de quatre musiciens à l'instrumentation originale : Olivier Goulet à l'harmonica, Stéphane Montigny au trombone, Julien Omé à la guitare et Guido Zorn à la contrebasse. Leur musique puise à la fois dans le jazz (influence d'Henri Texier notamment) et dans les musiques dites "du monde" avec des motifs africains assez présents. C'est indéniablement bien écrit, avec pas mal d'idées intéressantes qui jouent sur l'alliage peu habituel de ces instruments, mais c'est justement un peu trop écrit à mon avis. Ils gagneraient certainement à quitter parfois la partition pour insufler un petit grain de folie. Leur musique gagnera certainement en consistance après une tournée en club, avec un public plus proche et plus réactif. Ca vaudra le coup d'aller les revoir d'ici un an pour voir comment leur musique évolue.

Après un court entracte, McCoy Tyner rejoint son piano seul sur la scène. Je l'avais déjà vu en trio l'année dernière pour un concert extrêmement dynamique, au swing contagieux, avec pas mal de couleurs latines. Quelques constantes hier : une main gauche puissante, bondissante, au bout d'un poignet encore très mobile, une rythmique très présente, mais qui dynamise la mélodie plus qu'elle ne la couvre. Tyner, pianiste phare du jazz moderne, reste attaché aux musiques sources de la culture afro-américain (son jeu est chantant comme un gospel, rapide comme un ragtime, plein d'émotions comme un blues). Quelques variantes aussi : des couleurs plus clairement jazz qu'il y a un an, des phases plus retenues aussi, qui font une belle place aux accords mineurs, comme sur le magnifique 4e morceau. Je n'ai pas reconnu beaucoup de morceaux malheureusement, si ce n'est un Four by Five et les deux rappels : All Blues (de M.D.) et Naima (de J.C.), ce dernier ayant été demandé par un spectateur alors que Tyner était tout surpris de devoir revenir à nouveau. Au final, un bon concert, même si un peu court, du dernier représentant du mythique quartet.

mercredi 7 septembre 2005

Sonny Fortune & Rashied Ali @ Trabendo, mardi 6 septembre 2005

Cette année, la programmation du festival Jazz à la Villette est organisée autour de deux thèmes : Jazz New Sounds et Coltrane's Sound, dont le concert d'hier soir au Trabendo était un bel exemple. Pour l'occasion le saxophoniste Sonny Fortune et le batteur Rashied Ali dialoguaient autour de la musique du Trane. Les deux philadelphiens sont connectés depuis longtemps à l'univers du grand saxophoniste disparu en 1967. Rashied Ali fut son dernier batteur, entre 1965 et 1967, et il reste l'homme du fabuleux dialogue d'Interstellar Space, sans doute l'un des plus beaux disques de free jazz. Sonny Fortune, lui, a longuement côtoyé McCoy Tyner et Elvin Jones (il fut l'un des piliers de la Jazz Machine du batteur), et par conséquent le répertoire coltranien.

Rashied Ali ayant 70 ans et Sonny Fortune 66, on vient surtout à ce genre de concert avec l'espoir qu'ils aient encore de beaux restes, mais sans véritablement attendre les fulgurances de leur jeunesse. Le concert commence d'ailleurs un peu comme ça, avec une interprétation du thème d'Impressions, célèbre morceau du répertoire coltranien. Là, on se dit : "ok, ils vont jouer quelques thèmes de Coltrane de manière honnête et respectueuse, ça sera pas mal, mais pas génial". Et puis en fait, on a tout faux. Parce qu'après avoir joué deux-trois fois le thème d'Impressions, Sonny Fortune ne s'arrête pas, bien au contraire, il lâche complètement les amarres pour une exploration du morceau qui va durer 90 minutes !!! Et là, c'est peu de dire que la surprise est de taille et remplit de plus en plus de joie les spectateurs, moi le premier, au fur et à mesure du concert. C'est le genre de concert qui n'existe plus normalement, complètement hors norme, avec des improvisations de génie. On sait bien que ce genre de concert a existé autrefois et ailleurs, dans le New York des années 60, grâce à quelques enregistrements sur disques, mais le prendre en pleine poire comme ça (en étant en plus au deuxième rang en ce qui me concerne), c'est le genre de truc dont on ne rêve même pas. Après coup, on se dit qu'on vient d'assister à l'un des meilleurs concerts de sa vie, si ce n'est le meilleur.

Sonny Fortune au sax alto a un style qui emprunte simultanément à Charlie Parker et à Coltrane. Il a la vélocité du Bird et la profondeur émotionnelle de Coltrane. Il ne lâche pas prise un instant pendant les 65 premières minutes du concert (et donc du morceau, puisqu'il n'y en aura qu'un). Boosté par un Rashied Ali en grande forme à la batterie, puissant sur les toms et maintenant un bruissement constant des cymbales, Fortune explore jusqu'à ne plus avoir de souffle le thème d'Impressions, rebondissant de-ci de-là dessus, pour mieux repartir ensuite dans sa recherche sans fin. Pas besoin de jouer extrêmement free, il marie plutôt les différentes facettes du jazz moderne (du bop au free) pour dresser un portrait très cubiste - vue sous différentes faces simultanément - de la magie coltranienne. Au bout de 65 minutes, Fortune s'arrête quand même un instant histoire de reprendre un peu ses esprits et surtout de s'éponger le front et les mains, laissant Rashied Ali seul pendant 5 minutes. Pendant cet intermède en solo, celui-ci nous gratifie d'ailleurs d'un numéro assez hallucinant sur les cymbales, les faisant tourner sur elles même avec fracas mais aussi légèreté. Virevoltant ! Après ce solo, Fortune empoigne à nouveau son saxo pour repartir explorer les Impressions coltraniennes pendant 20 minutes supplémentaires, finissant en citant le thème en entier, ce qu'il n'avait plus fait depuis le début du morceau, une heure et demi auparavant !

A la fin du concert, après des applaudissements extrêmement nourris, les deux musiciens ont dédié leur "recherche" (puisque c'est le terme qu'ils ont employé) à Coltrane et aux sinistrés de la Nouvelle-Orléans, avec beaucoup de simplicité et de sincérité dans les quelques mots prononcés. Devant l'insistance du public, ils sont revenus pour un rappel - chose qu'ils ne font par en temps normal ont-ils précisé - pour un morceau évidemment plus court et pas issu du répertoire coltranien, histoire de remercier un public qui fut particulièrement bon, il est vrai. Un concert vraiment extraordinaire.

dimanche 4 septembre 2005

The Young Philadelphians @ Trabendo, samedi 3 septembre 2005

Suite du festival Jazz à la Villette. Hier soir, toujours au Trabendo, se produisaient The Young Philadelphians, trio guitare-basse-batterie composé de Marc Ribot, Jamaaladeen Tacuma et Calvin Weston. S'ils ne sont plus si "young" que ça, les deux derniers sont effectivement originaires de Philadelphie, ville mondialement connue pour la Liberty Bell et pour le fameux Philly Sound. Comme les musiciens d'hier soir ne sonnaient pas spécialement comme des cloches, c'est plutôt du côté du Philly Sound qu'il faut chercher le lien entre la ville et le groupe. S'il n'y avait pas ces torrents de cordes soul qui ont fait la gloire de la ville dans les 70s, la musique du trio était quand même marquée par une bonne dose de funk. Il faut dire que Tacuma est sans doute l'un des bassistes électriques les plus rebondissants de la musique afro-américaine contemporaine.

Tacuma et Weston se connaissent depuis leur passage dans le Prime Time ornettien dont ils assuraient la rythmique free-funk. Leur collaboration en trio avec un guitariste n'est pas une première puisqu'ils ont déjà gravé de splendides plages à la fois expérimentales et funk avec James Blood Ulmer ou Derek Bailey (cf. Mirakle chez Tzadik). Weston et Ribot se connaissent également depuis de nombreuses années puisqu'ils ont joué ensemble dans les Lounge Lizards de John Lurie dans les 80s. A travers ces différentes collaborations, on a une petite idée de la musique jouée par le trio, au croisement du funk, du jazz et du rock.

Voir Marc Ribot sur scène, c'est toujours être assuré d'entendre quelque chose de totalement différent à chaque fois. S'il a bien un son propre, facilement identifiable, il promène sa guitare au contact de tellement de musiciens et groupes différents, qu'il renouvelle constamment son discours. Assez discret lors du concert de Spiritual Unity à Banlieues Bleues en avril dernier, il ne s'est pas privé de solos dévastateurs hier soir. Jouant assis, il ne reste pour autant pas stoïque au dessus de son instrument mais donne l'impression de se battre avec, comme s'il tentait de maîtriser un animal sauvage, pour en extraire des sons incisifs, aux sonorités rock et blues - avec également quelques éléments caraïbes et surf pour pimenter le tout.

Jamaaladeen Tacuma, lui, est la colonne vertébrale du groupe, n'abandonnant jamais son sens du groove très communicatif, que ce soit en appui rythmique de Ribot ou au cours de solos particulièrement énormes durant lesquels son large sourire en dit long. Calvin Weston, quant à lui, a une frappe puissante, rapide, plus orientée vers les rythmes binaires hier, qui se marie à merveille avec le jeu de Tacuma à la basse. On sent qu'ils se côtoient depuis des années.

Au cours du concert, le trio a été rejoint sur quelques morceaux par un saxophoniste alto marseillais dont je n'ai pas compris le nom. La musique puisait alors plus clairement dans la musique new-yorkaise de la fin des 70s et du début des 80s, entre scène loft et no wave, entre punk et funk.

Étrangement, la majorité du public a attendu les 2/3 du concert pour se lever, alors que ce n'est pas spécialement une musique destinée à être écoutée assis religieusement. La dimension du plaisir corporel assez évidente qui se dégage du jeu rebondissant de Tacuma exigeait un esprit un peu plus festif de la part de l'audience. Le dernier tiers du concert, avec un public enfin sautillant et dansant, fut par conséquent le plus agréable. Les musiciens avaient enfin le sourire et rallongeaient leurs solos pyrotechniques.

Les morceaux joués n'ont pas été annoncés, si ce n'est le premier rappel, un morceau de Tacuma intitulé Dream escape. J'ai juste reconnu au cours du concert un Oh when the saints joué à 200 à l'heure et GP, un morceau de James Carter qui se trouve sur son album Layin' in the cut auquel participent les trois musiciens d'hier soir (et Jef Lee Johnson pour compléter le quintet). Le concert s'est achevé sur un morceau chanté en espagnol par Ribot, mais plus proche d'un rock mexicano-californien que des Cubanos Postizos, le groupe de vraie-fausse musique cubaine du guitariste.

vendredi 2 septembre 2005

Anthony Braxton, Taylor Ho Bynum, Tom Crean @ Trabendo, jeudi 1er septembre 2005

Tous les ans à l'occasion du festival Jazz à la Villette, le Trabendo se rappelle qu'il y a encore quelques années il s'appelait le Hot Brass et qu'il était un club de jazz. J'y étais hier soir pour le premier des six concerts du festival pour lesquels j'ai pris des places cette année. S'y produisait Anthony Braxton en trio. Le Chicagoan, figure emblématique de l'intersection de la musique contemporaine et du free jazz, était accompagné par deux jeunes musiciens qui m'étaient jusque là inconnus : Taylor Ho Bynum à la trompette et Tom Crean à la guitare. Une formation atypique, sans section rythmique, mais avec tout de même un ordinateur manipulé par Braxton, plus pour alimenter la musique en obstacles sonores que pour soutenir le jeu des solistes ceci dit.

Braxton, qui fête cette année ses 60 ans, est un peu le père du jazz contemporain, dans sa frange la plus exploratoire. A leurs manières (différentes), les trois altistes qui auront le plus contribué à renouveler le discours du jazz ces 20 dernières années (i.e. Steve Coleman, John Zorn et Tim Berne) lui doivent tous beaucoup. Le multisaxophoniste de Chicago n'intervenait hier soir qu'à l'alto et au sopranino - en plus des machines - pour un discours très abstrait, mais qui n'en oublie pour autant pas le trait, la trace. Ce n'était pas une musique nébuleuse, atmosphérique, mais plutôt sinueuse, pointilliste par moment, plus expressionniste qu'impressionniste. Pour continuer dans la métaphore picturale, le discours développé me faisait penser tour à tour à des œuvres de Miro et de Pollock. Des toiles certes abstraites, mais qui s'attachent à promouvoir la ligne, le symbole ponctuel, le petit dessin significatif, au contraire des toiles plus contemplatives d'un Rothko par exemple. Ainsi, les trois musiciens variaient les rythmes, modulaient sans cesse leur jeu, se faisant vifs et ramassés ici, plus sinueux là, proposant toujours un discours très captivant. Chose assez rare, j'ai ainsi été complètement absorbé par la musique durant toute la durée du concert, ne pensant à rien d'autre qu'à suivre leur discours, qui demande il est vrai une bonne dose d'attention et de concentration pour en saisir le maximum de richesse. Ils ont joué la durée d'un sablier - placé à côté de l'ordinateur de Braxton - soit un peu plus d'une heure, sans interruption aucune. La musique coulait dans un flot continu, avec des rapides, des tourbillons, des rochers (électroniques) au milieu, des passages plus apaisés aussi.

Sur les deux pupitres devant Braxton se trouvaient sur celui de droite des partitions et sur celui de gauche d'étranges dessins minimalistes qui n'étaient d'ailleurs pas sans rappeler ceux de Miro. On sait que Braxton est un véritable intellectuel de la musique, nourri d'une connaissance philosophique assez poussée, qui mêle constamment écriture contemporaine savante et improvisation acrobatique, sans que l'on sache toujours très bien distingué l'un de l'autre au cours du jeu. Transcription personnelle d'orientations musicales à suivre et source d'inspiration picturale, ces dessins conservent leur caractère énigmatique pour le commun des mortels.

Les deux jeunes sidemen de Braxton ont été de très intéressantes découvertes, notamment le trompettiste Taylor Ho Bynum. Son jeu, nourri de celui du maître, est une captivante exploration des possibilités de l'instrument, parfois bouché, parfois non. A des moments rutilant, à d'autre d'une douceur crépusculaire, il ne se répétait jamais, surprenant et renouvelant constamment l'attention du public. Je vais creuser un peu dans sa discographie à l'avenir pour en connaître un peu plus sur lui. Outre le discours développé par chacun, ce qui frappait également c'était le jeu collectif qui changeait constamment de combinaison auditive, à deux, à trois, écrit, improvisé, bruitiste, souffle retenu, jaillissement festif, cordes pincées, grattées, pavillon bouché, conque marine, éléments électroniques... Comme s'il s'agissait d'explorer quasi mathématiquement (une autre préoccupation de Braxton) l'ensemble des possibilités offertes par une telle formule instrumentale dans un temps limité (le sablier).