jeudi 25 janvier 2024

Marc Ribot New Trio feat. James Brandon Lewis / Ceramic Dog @ Centre des Bords de Marne, Le Perreux-sur-Marne, mercredi 24 janvier 2024

Il y a quelques mois, on célèbrait les 70 ans de John Zorn à la Philharmonie. Hier soir, le festival Sons d'hiver prenait un peu d'avance pour célébrer le même passage des ans de l'un des plus fidèles compagnons du saxophoniste new-yorkais, Marc Ribot (il ne les aura en fait que le 21 mai prochain). Le guitariste touche-à-tout se voyait confier une soirée en deux parties pour présenter deux propositions fort différentes (après avoir joué en solo la veille - je n'y étais pas) : tout d'abord son New Trio pour une relecture en accélérée de l'histoire du jazz, puis son power trio Ceramic Dog pour un set particulièrement rock (et bien au-delà). 

Comme il le fait remarquer en arrivant sur scène, pour son New Trio ils sont quatre ! En effet, à Hilliard Greene (cb) et Chad Taylor (dms), il faut ajouter James Brandon Lewis au sax ténor. La genèse de ce groupe pourrait bien être à chercher dans un précédent groupe de Ribot, monté il y a une vingtaine d'années pour honorer la musique d'Albert Ayler : Spiritual Unity. Dans ce groupe, que j'avais eu l'occasion de voir deux fois sur scène, en 2005 et en 2008, Ribot s'était déjà adjoint les services de Chad Taylor à la batterie mais aussi de deux figures de la scène free, le contrebassiste Henry Grimes et le trompettiste Roy Campbell. A la mort de ce dernier, le groupe était devenu le "Marc Ribot Trio" (un live au Village Vanguard a été publié par Pi Recordings en 2014). Avec la mort d'Henry Grimes en 2020, Ribot a donc dû trouver un nouveau contrebassiste - et c'est ainsi que le Trio est devenu New Trio avec l'arrivée d'Hilliard Greene. L'adjonction du saxophoniste est elle toute récente puisque, d'après l'annonce en ouverture de concert, ce n'était que leur deuxième fois ensemble après une récente première à New York il y a quelques jours. 


A eux quatre, ils couvrent un très large spectre de musiques, qui se reflète dans le set enlevé qu'ils nous ont joué : une sorte de relecture des musiques-racines du jazz et des environs, du blues, de la soul, du rythmn'n'blues. James Brandon Lewis apporte un son rond, puissant et chaleureux, abreuvé par une connaissance aigue de l'histoire du saxophone jazz qui prend tour à tour des aspects respecteux de la tradition ou au contraire furieusement ouverts sur la diversité de ses expressions contemporaines. Ribot intervient en contrepoint, perturbant juste ce qu'il faut la ligne mélodique par des distortions dont il a le secret, sans jamais n'oublier de se mettre au service de cette musique hommage. La paire rythmique brille sans effet démonstratif. Hilliard Greene teinte de quelques blue notes ses interventions à l'archet quand Chad Taylor nous démontre une fois de plus qu'il est l'un des batteurs les plus enthousiasmants de la scène jazz actuelle. Et comme il est également un membre éminent du propre quartet de James Brandon Lewis, il est un peu la pierre angulaire sur laquelle le groupe repose, celui qui apporte du liant, par sa science rythmique, entre toutes les parties, qui ont ainsi l'occasion de prendre quelques chemins de traverse bienvenus. 


Après une courte pause, Ribot revient avec deux fidèles, pour un groupe qu'il maintient depuis maintenant pas mal de temps, Ceramic Dog, soit Shahzad Ismaily (b, moog) et Ches Smith (dms). La première fois que je les avais vus sur scène, c'était ainsi en 2007, dans le cadre de Banlieues Bleues. Depuis, je les ai revus en 2016 (déjà dans le cadre de Sons d'hiver) et en 2018 (au Palac Akropolis de Prague). La bonne surprise, cette fois-ci, est qu'à des nouveaux morceaux issus de leur récent Connection (Yellow Bird, 2023) ils ont ajouté quelques morceaux plus anciens, voire datant de leurs débuts comme les grandioses versions de Digital Handshake ou Maple Leaf Rage auxquelles nous avons eu droit. Si l'approche est explicitement rock, tendance punk, elle n'est en rien monolithique et on parcourt des territoires extrêmement variés, avec toujours une distance un peu ironique par rapport aux modèles dont ils s'inspirent. Ainsi de cette cumbia endiablée pour conclure le concert qui donne autant envie de danser qu'un original colombien tout en glissant des distortions ribotiennes, épices new-yorkaises qui en relèvent toute la saveur. L'alternance de morceaux chantés - par Ribot dans un esprit complètement punk, il ne cherche pas à masquer sa faible technique vocale - et de pièces instrumentales propices aux dérapages contrôlés maintient l'attention en alerte tout au long du concert. Les frappes puissantes de Ches Smith - binaires mais explosives - alternent avec des passages plus percussifs et délicats, voire quelques instants à mains nues, quand Shahzad Ismaily troque parfois sa basse pour un synthé Moog pour quelques nappes illbient qui ajoutent du bizarre pour un set certes rock, mais définitivement pas straight

Une face jazz, une autre rock, mais à condition bien entendu qu'on n'ait pas une définition trop étroite de ces concepts... voilà un portrait parfait de Marc Ribot, guitariste majeur de notre époque, souvent au service des autres, et pas n'importe lesquels (John Lurie, Tom Waits, Caetano Veloso, Alain Bashung, Marisa Monte et beaucoup d'autres), mais aussi véritable leader de groupes passionnants. De quoi célébrer avec bonheur le passage prochain du cap des 70, à la manière de ce qu'on avait pu faire avec Zorn, donc, en novembre à la Philharmonie... et comme on reste en famille, je me suis encore une fois retrouvé assis à proximité de... Mathieu Amalric !


dimanche 21 janvier 2024

Théo Girard - Pensées Rotatives / Three Days Of Forest @ Théâtre Silvia Monfort, samedi 20 janvier 2024

Cela faisait bien longtemps que je n'avais pas vu Théo Girard sur scène. Sans doute depuis le quatrième et dernier concert du Bruit du [sign] auquel j'ai assisté, en 2011 (le premier, dès 2006). Mais, comme pour les autres membres de ce groupe devenu un peu culte tellement il aura marqué son époque (dans le domaine relativement confidentiel des musiques auxquelles je prête une oreille attentive), j'ai continué à suivre la carrière de Théo de loin en loin, surtout sur support discographique. Après l'aventure du Bruit du [sign], conclue par l'apothéose de l'excelentissime Yebunna Seneserhat (Cobalt, 2011), recontre la plus aboutie - car la plus originale, ne cherchant pas reproduire l'originel - entre les transes éthiopiennes et les préoccupations des musiques chercheuses occidentales, Théo a notamment mis sur pied son propre trio. Ce dernier est composé, outre de Théo à la contrebasse, d'Antoine Berjeaux à la trompette et du batteur anglais Seb Rochford. Il a sorti un premier disque, 30 Years From, en 2017, sur le label co-géré par Théo, Discobole Records. Un second, Bulle, a suivi deux ans plus tard avec le passage du trio au quartet par l'ajout du sax alto de Basile Naudet. Puis 2021 a donné naissance aux Pensées Rotatives, soit le trio complété d'une couronne de soufflants (4 trompettes, 4 sax alto et 4 sax ténor). Le disque reprend des morceaux des deux précédents mais complètement revisités par le grand format de l'orchestre assemblé. C'est peu de dire que le disque est excellent. Mais le vivre en concert ajoute une dimension immersive incomparable, pour une expérience assez unique.

Car, avant d'être un disque, Pensées Rotatives est un concept que la disposition de la salle du Théâtre Silvia Monfort a pu parfaitement restituer. Au centre, les trois membres du trio - avec hier soir Iannik Tallet à la batterie - forment le coeur du dispositif. Ils jouent en étant tournés vers l'intérieur du triangle qu'ils forment, se regardant les uns les autres. Autour d'eux, deux couronnes de spectateurs, les premiers assis par terre sur des coussins, les seconds sur des chaises formant un large cercle, les enveloppent. Les spectateurs sont eux mêmes encerclés par les douze soufflants, avec une alternance trompette, sax ténor, sax alto qui se répète donc quatre fois, chacun étant disposé à une heure précise de l'horloge imaginaire qu'ils forment. Pour le spectateur le son provient donc à la fois d'immédiatement devant lui (le trio) mais aussi d'immédiatement derrière lui (pour ma part, une trompette dans l'oreille droite et un sax ténor dans la gauche), et d'un peu plus loin pour les bouts de la couronne situés de l'autre côté de l'horloge. Du concept à l'expérience sensorielle, il y a un pas que les mots ne peuvent que difficilement restranscrire, mais c'est vraiment incroyable de se retrouver projeter comme ça au coeur de l'orchestre - et change complètement la perception du concert.


La disposition des soufflants n'est par ailleurs pas complètement figée. Pour des solos, tel ou tel vient rejoindre au centre de la scène le trio pour quelques instants. Et, même quand ils restent derrière les spectateurs, ils se déplacent parfois d'une heure à l'autre pour donner à entendre le mouvement de ces Pensées Rotatives

L'écriture de Théo Girard, à l'evidence mélodique très imagée, est parfaitement servie par ce grand orchestre original. Les soufflants donnent là de l'ampleur à la ligne mélodique, servent ici de contrechant ou accentuent ailleurs la richesse polyrythmique de l'ensemble. On retrouve des morceaux (La traversée du pont par le chameau, Tom & Jerry, Waiting for Ethiopia on a Bosphorus Bridge...), tous plus entrainants les uns que les autres, qu'on a déjà pu apprécier sur disque, mais qui se retrouvent transfigurés par la spatialisation de la musique. L'équipe assemblée par Théo mêle complices de longue date - on retrouve ainsi Nicolas Stephan (ts) et Julien Rousseau (tp) du Bruit du [sign] ou Basile Naudet (as) du quartet évoqué plus haut - et rencontres plus récentes. Aux trompettes, on trouve ainsi Hector Léna-Schroll, Nicolas Souchal et Jérôme Fouquet. Aux sax altos, Sol Léna-Schroll, Cléa Torales et Lisa Cat-Berro. Et aux sax ténor, Julien Ponvianne, Théo Nguyen Duc Long et Sigrid Afret. 

Pour conclure, Théo n'oublie pas de remercier Antonin Leymarie (qu'on a pu voir dans TTPKC & Le Marin, le Surnatural Orchestra, le Magnetic Ensemble, ou l'Imperial Quartet entre autres), artiste associé au Monfort et responsable de la programmation du festival Sonore qui se déroulait sur trois jours ce week-end. L'orcherstre joue alors un morceau aux sonorités qui évoquent de loin les fanfares balkaniques, pas si étranger aux territoires que TTPKC ou le Surnat' aimaient aussi parcourir. A moins qu'il ne faille le voir comme un clin d'oeil au propre père de Théo, Bruno Girard qui fut pendant quarante ans le violon de Bratsch, un groupe pour qui les musiques de l'Est du continent n'avaient aucun secret (et on se souvient également avoir vu Théo il y a près de vingt ans au sein de Sibiel, un trio à cordes dont le nom provient directement d'un village roumain... la boucle est bouclée). 


Difficile d'enchaîner sur autre chose, après un tel concert, alors la programmation fait le pari intelligent de nous proposer quelque chose de totalement différent. On change d'abord de salle, pour se retrouver dans une disposition en gradin plus traditionnelle. Sur scène, quatre jeunes femmes proposent une mise en musique de poètesses anglophones, essentiellement africaines-américaines. Angela Flahaut les déclame ou les chante, en traduit parfois quelques passages, ou les contextualise rapidement avec humour avant chaque morceau. Autour d'elle, on retrouve Séverine Morfin au violon alto, Blanche Lafuente (du trio Nout) à la batterie et Lucci aux synthé et laptop, ainsi qu'aux choeurs. La musique parcourt des climats très changeants d'un morceau à l'autre. Une transe technoïde au rythme particulièrement appuyé succède à une délicate échappée folk ou Séverine Morfin ne joue qu'en pizzicati. La voix d'Angela Flahaut, qui allie puissance et souplesse, habite ces poèmes comme s'il s'agissait tour à tour d'hymnes ou de ballades, de chansons rock ou de comptines. Grâce à cette diversité dans l'interprétation, on ne voit pas le temps passé, et on ressort particulièrement enthousiasmé par cette double proposition d'un soir permise par le festival Sonore du Théâtre Silvia Monfort, un lieu où je mettais les pieds pour la première fois, mais dont il faudra surveiller la programmation à l'avenir. 

samedi 20 janvier 2024

Mary Halvorson Sextet @ Théâtre Victor Hugo, Bagneux, vendredi 19 janvier 2024

Concert évènement ! Evènement parce que tout passage de Mary Halvorson par la région parisienne en est un en soi. Mais c'était aussi le jour de la sortie de son nouveau disque, Cloudward (Nonesuch), et la première étape d'une tournée européenne pour célébrer cela. Et, d'un point de vue plus personnel, c'était le 25e concert avec Mary (en leader, co-leader ou sidewoman) auquel j'assistais ! Les 24 précédents tenaient tous dans une décénie (2010-2019), mais je n'avais plus eu l'occasion de la voir depuis plus de quatre ans et le concert de Code Girl à Lisbonne. C'est donc sans aucun doute l'une des musiciennes que j'ai le plus vue sur scène, et de manière certaine pour la décénie 2010s. Un nom qui me motive à lui seul, ou presque, à aller assister à des festivals à l'étranger quand elle y est multi-programmée : Saalfelden en 2010 (avec son Trio, avec Ingrid Laubrock's Anti-House, avec le Taylor Ho Bynum Sextet), Wels en 2017 (avec Tomas Fujiwara's Triple Double, en duo avec John Dieterich, avec Illegal Crowns), Berlin en 2018 (avec Thumbscrew, pour une soirée d'impro avec des musiciens berlinois, avec son Octet - non chroniqués) et à trois reprises Jazz em Agosto (en 2013 avec Anthony Braxton et avec son Quintet, en 2018 jouant du Masada et des Bagatelles de John Zorn, en 2019 avec Tomas Fujiwara's Triple Double et Code Girl donc). Si je l'ai parfois vue deux fois dans la même formation, ça n'a jamais été trois. Et le concert d'hier soir était la première occasion pour moi de découvrir sur scène son sextet dit Amaryllis du nom de leur premier album commun paru en 2022 chez Nonesuch. 25 fois, donc, mais avec toujours de nouvelles surprises !

Pour ce groupe, Mary Halvorson a rassemblé quelques fidèles et des nouvelles têtes. Du côté des fidèles, il y a bien entendu Tomas Fujiwara à la batterie, mais aussi les deux cuivres de l'ensemble : Jacob Garchick au trombone, qui avait déjà fait partie de son Septet et de son Octet, et Adam O'Farrill à la trompette, qui était lui de l'aventure Code Girl. Les deux "nouveaux" - même si leur présence ici n'a rien de surprenant tant ils naviguent dans les mêmes eaux musicales - ce sont Patricia Brennan au vibraphone et Nick Dunston à la basse. Et par leurs caractéristiques propres, ils ont une influence déterminante sur le son de l'orchestre. Nick Dunston parce que, avec Fujiwara, il forme une rythmique qui tient un drive déterminant pour faire avancer les morceaux (on a vraiment le sentiment d'une histoire propulsée par la section rythmique à maintes reprises). Ils me semblent d'ailleurs avoir été (volontairement ?) mis en avant dans le mixage de la soirée, n'étant en rien relégués à l'arrière plan comme une rythmique traditionnelle en tout cas. Dunston impulse par ailleurs le plus souvent les changements de direction d'un morceau à l'autre, par des solos puissants, où sa contrebasse vrombit avec enthousiasme. Patricia Brennan, quant à elle, entremêle bien souvent ses interventions avec celles de la leader, à tel point qu'on ne sait parfois plus bien qui de la guitare ou du vibraphone produit ces notes enveloppantes particulièrement moelleuses. 


S'il y a bien des solos des uns et des autres au cours du concert, ce qui frappe avant tout c'est le caractère très organique de la musique, où chaque ligne s'entrecroise, chaque voix prolonge le discours d'ensemble, et où finalement l'orchestre apparaît comme le prolongement naturel de la pensée musicale d'Halvorson. Pas de rupture, tout est fluide. Pas le sentiment d'une succession d'interventions indépendantes, mais bien une musique qui se déploie comme un tout, cohérent et marqué du sceau très reconnaissable de sa compositrice. La plupart des morceaux joués étaient extraits du tout nouveau disque, et m'étaient donc par conséquent inconnus. Au plaisir de retrouver des repères halvorsoniens s'ajoutait donc celui de la découverte d'un nouveau répertoire. Et celui-ci transmet, peut-être plus que jamais chez Mary, un sentiment de bonheur simple, d'enthousiasme et d'optimisme. Il n'y a plus qu'à faire tourner en boucle Cloudward sur la platine pour prolonger tout cela.

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Pour atteindre les 25, aux concerts cités ci-dessus, il convient d'ajouter 8 concerts parisiens (dans 8 salles et avec 8 formations différentes), un concert praguois (un Bagatelles Marathon zornien où elle intervenait deux fois... mais du coup, ça fait 26 ? :-) ) et un concert new-yorkais auprès d'Ingrid Laubrock (avec Ben Gernstein, Dan Peck et Tom Rainey) en 2011.

Evènement dans l'évènement, la soirée a aussi été l'occasion de rencontrer pour la première fois en chair et en os le plus braxtonien des jazzfans et chroniqueurs, l'incountournable Franpi.

dimanche 14 janvier 2024

Kronos Quartet @ Cité de la Musique, samedi 13 janvier 2024

Le 1er septembre 1973, le violoniste David Harrington fonde le Kronos Quartet à Seattle. 50 ans et quelques mois plus tard, à l'occasion d'une tournée mondiale pour célébrer l'évènement, il est sur la scène de la Cité de la Musique en ouverture de la 11e biennale de quatuors à cordes. Ses compagnons ne sont plus les mêmes qu'à l'origine, mais le second violon, John Sherba, et l'alto, Hank Dutt, sont tout de même là depuis 1978 et le déménagement d'Harrington à San Francisco. Le violoncelle a lui changé à plusieurs reprises de mains et l'actuel titulaire du poste, Paul Wiancko, ne l'est que depuis un peu moins d'un an (février 2023). Cela n'altère en rien le son du quatuor. Ainsi, dès que les premières notes résonnent on reconnaît immédiatement le "son" Kronos entendu au fil des ans dans des oeuvres toujours plus variées, serviteurs des compositeurs phares de la musique contemporaine, et en premier lieu des minimalistes américains, mais également attachés à parcourir les coins et recoins de la création contemporaine sur tous les continents, sans renier un attachement certain aux musiques populaires, du jazz au rock, de l'électro aux musiques traditionnelles.

Leur halte parisienne s'est déroulée en deux étapes. Si j'ai été contraint de passer mon tour pour le premier soir (vendredi), j'étais bien présent pour le second. Le concert a commencé par deux pièces extraites de leur projet "Fifty for the Future", soit la commande de 50 nouvelles oeuvres à 50 compositeurs différents dans un but pédagogique pour la formation des jeunes quatuors à cordes à l'interprétation de la musique d'aujourd'hui. Tout d'abord YanYanKliYan Senamido (2020) de la chanteuse béninoise Angélique Kidjo, qui nous rappelle d'autres collaborations fructueuses du Kronos avec des artistes africains (Rokia Traoré, le Trio Da Kali...), suivi d'une pièce ludique de Terry Riley, Lunch in Chinatown (2016), au cours de la quelle les quatre membres du Kronos lancent à la cantonade des phrases souvent entendues dans un restaurant (qui paiera l'addition, etc.). 

Retour en arrière ensuite avec une pièce de Krzysztof Penderecki, Quartetto per archi n°1 (1960). Pour l'occasion le grand écran, qui avait servi a projetté un court film documentaire en l'honneur du quatuor en début de soirée, redescend afin de projeter la partition que les Kronos regardent donc en même temps que le public (ils jouent debout et dos au public pour la voir). La visualisation aide à comprendre comment cette musique est construite, au-delà des "bruits" apparents (courts glissandi, frappes sèches, crépitements...). La pièce suivante, Spectre (1990) de John Oswald, est construite sur un motif qui cherche à reproduire le bruit de l'obturateur d'un appareil photo. Là aussi, l'écoute est complétée par un aspect visuel illustratif : les lumières s'éteignent et se rallument pour saisir dans l'instant les gestes des musiciens.

Suivent ensuite deux pièces toutes récentes (2023) issues de la commande "Kronos Five Decades", un ensemble de dix compositions que le quatuor a prévu de créer tout au long de la tournée célébrant leurs cinquante ans (de juillet 2023 à juin 2024). Tout d'abord Segara Gunung, de la compositrice indonésienne Peni Candra Rini où les sons de la jungle de Bornéo servent de support à des développements plus linéaires inspirés par la musique traditionnelle javanaise. Quatre mouvements extraits de gfedcba de Michael Gordon (qui sera créé dans son intégralité à Berkeley en mars prochain) suivent. Inspiré par des scherzos de Haydn, il s'agit de courtes pièces où l'aspect ludique est là encore mis en avant, notamment dans le dernier avec la superposition d'images d'un chaton lapant une cuiller de lait et des sons cartoonesques. 

La première partie se conclut par une nouvelle pièce extraite du projet "Fifty for the Future". Pour l'occasion, les Kronos sont rejoints sur scène par deux jeunes quatuors qui ont participé durant le week-end au marathon sur ledit projet : six quatuors qui se relaient pour jouer l'intégralité des 50 compositions. Le quatuor Magenta (quatre filles) et le quatuor Agate (quatre garçons) se placent ainsi chacun derrière le membre du Kronos en fonction de son instrument pour obtenir un petit ensemble de cordes qui interprète le Quartet Satz (2017) de Philip Glass. C'est sans doute la pièce la plus profonde de cette première partie qui jusque là n'avait proposé que des pièces un peu anecdotiques. 


Après l'entracte, on reprend avec une nouvelle pièce ludique, ZonelyHearts: PhoneTap + CCTV (2022) de la compositrice canadienne Nicole Lizée, où cette fois le quatuor joue tout en décrochant régulièrement le combiné d'un vieux téléphone à cadran. Deux autres courtes pièces suivent. Tout d'abord, Maji (2023), de la musicienne électro Jlin, d'après Sun Ra. On retrouve effectivement un groove qui rappelle les grandes heures de l'Arkestra mais sans la dimension hypnotique qu'aurait pu permettre un timing un peu moins serré. Flow (2010) de Laurie Anderson prend le contre-pied, pour une pièce toute en retenue, avec de faibles variations. 

Ce concert-patchwork permet certes de voyager d'un bout à l'autre de la galaxie Kronos, mais en ne proposant que des oeuvres courtes (toutes moins de dix minutes), il ne permet pas vraiment à l'émotion de prendre place. Heureusement, la dernière oeuvre au programme permet enfin des développements plus longs. Pour l'occasion, les Kronos sont rejoints par la compositrice et chanteuse ukrainienne Mariana Sadovska, qui s'accompagne à l'harmonium, pour interpréter son requiem en quatre mouvements, Chernobyl. The Harvest. Ecrit en 2012, il résonne malheureusement un peu différemment aujourd'hui, alors que l'Ukraine mène une guerre de résistance à l'invasion russe depuis près de deux ans. La musique s'inspire des traditions populaires ukrainiennes et m'évoque à certains moments ce qu'à pu faire le Cracow Klezmer Band dans cette sorte de fusion des folklores des terres de sang et de l'écriture plus classique (contrastes bartókiens, nuevo tango piazzollesque, ou řikadla janáčekiennes comme horizon). C'est beaucoup plus prenant que tout ce qui a pu lui précéder ce soir là et permet enfin à l'émotion de poindre son nez. 

En rappel, sous l'insistance des applaudissements, David Harrington explique qu'ils vont faire une exception (ils ne voulaient pas jouer autre chose après la pièce de Mariana Sadovska). Ils interprètent une version tout en retenue d'Amazing Grace, avec l'alto de Hank Dutt qui "chante" la mélodie pendant que les autres lui font écho, sur un registre pianissimo, de loin en loin. Au final, sans doute pas un concert à la hauteur de mes attentes, même si la pièce de Mariana Sadovska était très belle. Essentiellement une question de format qui ne peut mener qu'à un papillonage un peu frustrant. 

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A lire aussi : le précédent concert du Kronos auquel j'ai assisté, en 2005 au Théâtre de la Ville