Il y a quelques mois, on célèbrait les 70 ans de John Zorn à la Philharmonie. Hier soir, le festival Sons d'hiver prenait un peu d'avance pour célébrer le même passage des ans de l'un des plus fidèles compagnons du saxophoniste new-yorkais, Marc Ribot (il ne les aura en fait que le 21 mai prochain). Le guitariste touche-à-tout se voyait confier une soirée en deux parties pour présenter deux propositions fort différentes (après avoir joué en solo la veille - je n'y étais pas) : tout d'abord son New Trio pour une relecture en accélérée de l'histoire du jazz, puis son power trio Ceramic Dog pour un set particulièrement rock (et bien au-delà).
Comme il le fait remarquer en arrivant sur scène, pour son New Trio ils sont quatre ! En effet, à Hilliard Greene (cb) et Chad Taylor (dms), il faut ajouter James Brandon Lewis au sax ténor. La genèse de ce groupe pourrait bien être à chercher dans un précédent groupe de Ribot, monté il y a une vingtaine d'années pour honorer la musique d'Albert Ayler : Spiritual Unity. Dans ce groupe, que j'avais eu l'occasion de voir deux fois sur scène, en 2005 et en 2008, Ribot s'était déjà adjoint les services de Chad Taylor à la batterie mais aussi de deux figures de la scène free, le contrebassiste Henry Grimes et le trompettiste Roy Campbell. A la mort de ce dernier, le groupe était devenu le "Marc Ribot Trio" (un live au Village Vanguard a été publié par Pi Recordings en 2014). Avec la mort d'Henry Grimes en 2020, Ribot a donc dû trouver un nouveau contrebassiste - et c'est ainsi que le Trio est devenu New Trio avec l'arrivée d'Hilliard Greene. L'adjonction du saxophoniste est elle toute récente puisque, d'après l'annonce en ouverture de concert, ce n'était que leur deuxième fois ensemble après une récente première à New York il y a quelques jours.
A eux quatre, ils couvrent un très large spectre de musiques, qui se reflète dans le set enlevé qu'ils nous ont joué : une sorte de relecture des musiques-racines du jazz et des environs, du blues, de la soul, du rythmn'n'blues. James Brandon Lewis apporte un son rond, puissant et chaleureux, abreuvé par une connaissance aigue de l'histoire du saxophone jazz qui prend tour à tour des aspects respecteux de la tradition ou au contraire furieusement ouverts sur la diversité de ses expressions contemporaines. Ribot intervient en contrepoint, perturbant juste ce qu'il faut la ligne mélodique par des distortions dont il a le secret, sans jamais n'oublier de se mettre au service de cette musique hommage. La paire rythmique brille sans effet démonstratif. Hilliard Greene teinte de quelques blue notes ses interventions à l'archet quand Chad Taylor nous démontre une fois de plus qu'il est l'un des batteurs les plus enthousiasmants de la scène jazz actuelle. Et comme il est également un membre éminent du propre quartet de James Brandon Lewis, il est un peu la pierre angulaire sur laquelle le groupe repose, celui qui apporte du liant, par sa science rythmique, entre toutes les parties, qui ont ainsi l'occasion de prendre quelques chemins de traverse bienvenus.
Après une courte pause, Ribot revient avec deux fidèles, pour un groupe qu'il maintient depuis maintenant pas mal de temps, Ceramic Dog, soit Shahzad Ismaily (b, moog) et Ches Smith (dms). La première fois que je les avais vus sur scène, c'était ainsi en 2007, dans le cadre de Banlieues Bleues. Depuis, je les ai revus en 2016 (déjà dans le cadre de Sons d'hiver) et en 2018 (au Palac Akropolis de Prague). La bonne surprise, cette fois-ci, est qu'à des nouveaux morceaux issus de leur récent Connection (Yellow Bird, 2023) ils ont ajouté quelques morceaux plus anciens, voire datant de leurs débuts comme les grandioses versions de Digital Handshake ou Maple Leaf Rage auxquelles nous avons eu droit. Si l'approche est explicitement rock, tendance punk, elle n'est en rien monolithique et on parcourt des territoires extrêmement variés, avec toujours une distance un peu ironique par rapport aux modèles dont ils s'inspirent. Ainsi de cette cumbia endiablée pour conclure le concert qui donne autant envie de danser qu'un original colombien tout en glissant des distortions ribotiennes, épices new-yorkaises qui en relèvent toute la saveur. L'alternance de morceaux chantés - par Ribot dans un esprit complètement punk, il ne cherche pas à masquer sa faible technique vocale - et de pièces instrumentales propices aux dérapages contrôlés maintient l'attention en alerte tout au long du concert. Les frappes puissantes de Ches Smith - binaires mais explosives - alternent avec des passages plus percussifs et délicats, voire quelques instants à mains nues, quand Shahzad Ismaily troque parfois sa basse pour un synthé Moog pour quelques nappes illbient qui ajoutent du bizarre pour un set certes rock, mais définitivement pas straight.
Une face jazz, une autre rock, mais à condition bien entendu qu'on n'ait pas une définition trop étroite de ces concepts... voilà un portrait parfait de Marc Ribot, guitariste majeur de notre époque, souvent au service des autres, et pas n'importe lesquels (John Lurie, Tom Waits, Caetano Veloso, Alain Bashung, Marisa Monte et beaucoup d'autres), mais aussi véritable leader de groupes passionnants. De quoi célébrer avec bonheur le passage prochain du cap des 70, à la manière de ce qu'on avait pu faire avec Zorn, donc, en novembre à la Philharmonie... et comme on reste en famille, je me suis encore une fois retrouvé assis à proximité de... Mathieu Amalric !