dimanche 22 mai 2005

Matthieu Donarier Trio @ Les Trois Frères, samedi 21 mai 2005

Superbe groupe et excellent concert hier soir aux Trois Frères. L'un des tous meilleurs concerts qu'il m'ait été donné de voir cette année. Le saxophoniste Matthieu Donarier échangeait avec le guitariste Manu Codjia et le batteur suédois Joe Quitzke. Jeu fluide, tout en mouvements et sinuosités, à l'instar du corps de Matthieu Donarier qui dansait littéralement en jouant, prenant la forme de son instrument, rythmant de manière très imagée ses belles mélodies.

Les trois compères ne m'étaient pas inconnus. J'avais déjà pu apprécier le jeu tout en souplesse de Matthieu Donarier aux côtés de Gabor Gado et de Daniel Humair, celui félin de Manu Codjia un grand nombre de fois (Texier, Humair, Truffaz, Vignolo, Dr. Knock...), et celui nuancé de Joe Quitzke avec Gabor Gado lui aussi. Ils se sont donc déjà croisés à travers différents groupes et leur complémentarité n'en est que plus belle.

Donarier, aux saxes ténor et soprano, mais aussi à la clarinette et à la clarinette basse, souffle comme s'il chantait une chanson. Pas étonnant d'entendre des mélodies de Trenet ou de Brassens au cours du concert. Mais, même sur ses propres compositions, y compris quand l'écriture puise dans le jazz le plus contemporain, il semble toujours attaché à raconter une histoire.

Manu Codjia, quant à lui, varie habilement son jeu, de délicates griffures en montées d'énergie fulgurantes. Tenant parfois le rôle de bassiste, mêlant à d'autres occasions ses cordes à la ligne mélodique tracé par le saxophone, jouant toujours des effets les plus subtiles (avec quand même six pédales différentes !). Plus je le vois (et c'est assez fréquent), plus je trouve son discours à la guitare comme l'un des plus intéressants développés sur l'instrument actuellement. Très personnel, immédiatement identifiable, mais n'oubliant jamais d'être au service de la musique des leaders pour lesquels il joue. On attend d'ailleurs désormais avec impatience qu'il monte son propre groupe.

Joe Quitzke, troisième sommet de ce beau triangle, est un batteur à la large palette stylistique. Que ce soit dans quelques solos particulièrement énergiques ou dans la mise en place d'un groove subtil et chantant, il assure parfaitement le soulignement rythmique des phrases développées par Donarier et Codjia.

Après deux sets enthousiasmants, qui ont permis de donner une dimension plus incarnée à la musique de leur disque paru l'an dernier sur le label nantais Yolk (Optic Topic), le concert s'est achevé sur une reprise tonitruante et échevelée de A night in Tunisia, standard joué et rejoué, mais qui prenait une dimension magique sous les coups de ce trio qui ne l'est pas moins. S'ils passent près de chez vous, courez les voir, vous ne serez pas déçus !

samedi 21 mai 2005

David Krakauer @ Cité de la Musique, vendredi 20 mai 2005

Le clarinettiste new-yorkais était hier soir à la Cité de la Musique pour un court mais excellent concert. J'avais déjà eu l'occasion de voir Krakauer a deux reprises, à chaque fois en club. Le changement de décor (malgré l'indéniable qualité de la grande salle de la Cité de la Musique) pouvait donc faire craindre de perdre un peu de l'énergie brute qui se dégage de son jeu. Il n'en a rien été. Dès ses premières envolées, aucun doute n'était plus permis : ce mec a une capacité incroyable à vous remuer les tripes avec une simple clarinette. Et vus les applaudissements de plus en plus nourris au fur et à mesure du concert, je n'étais pas le seul à ressentir cela. Krakauer mêle en effet de manière inégalée le charme des mélodies klezmer traditionnelles et l'improvisation jazz radicale.

Hier soir, le clarinettiste était accompagné par Sheryl Bailey à la guitare, Nicki Parrott à la basse, Robert Curto à l'accordéon, Michael Sarin à la batterie et Socalled aux séquenceur, sampler, orgue et accordéon. Bref son groupe habituel, à l'exception de l'accordéoniste. Le concert a débuté par le très beau Der Gasn Nign, avant d'alterner morceaux traditionnels et compositions de Krakauer, dont quelques extraits de son tout récent disque, comme Bubbemeises, Ms N.C. ou encore Rumania Rumania, sur lequel Krakauer a poussé la chansonnette en yiddish.

Sheryl Bailey nous a encore une fois gratifiée de quelques solos dévastateurs, et son jeu aux accents funk fait toujours merveille, même si elle était plus en retrait que lors du concert au Sunset en 2003. Sa prestation sur un morceau comme Turntable Pounding (titre qui fait réference à la fois au spiritisme - "table pounding" - et à l'art des platines - "turntable") n'en reste pas moins un grand moment.

L'introduction d'éléments hip-hop par Socalled (rythmes et chant rappé) était plutôt bien dosée, alternant les pièces très rentre-dedans et les morceaux plus retenus de ce point de vue. En tout cas sa prestation n'a pas été pour rien dans le succès du concert, vus les balancements de tête de nombreux spectateurs.

Le concert s'est achevé sur une série de rappels qui cherchaient à prolonger ce plaisir trop court (surtout si on le compare à ce que peut durer une soirée en club), avec un très beau Love song for Lemberg final, en hommage à la ville natale du grand-père de Krakauer (aujourd'hui Lviv en Ukraine). Grand concert. Ce qui devient une habitude avec Krakauer.

vendredi 20 mai 2005

Kronos Quartet @ Théâtre de la Ville, jeudi 19 mai 2005

Le Kronos Quartet se produisait hier soir sur la scène du Théâtre de la Ville. Bien beau concert qui nous a fait voyager de la musique répétitive américaine (Reich, Riley) aux sonorités de Bollywood (Rahul Dev Burman), de Tanzanie (Walter Kitundu) ou encore d'Iran (Rahman Asadollahi).

Le concert a débuté par une superbe interprétation du Triple Quartet de Steve Reich (en lieu et place des Stringsongs de Meredith Monk initialement prévues). Le Kronos jouait l'un des quatuors pendant que les deux autres étaient réstitués par une bande enregistrée. Ce morceau de Reich s'éloigne pas mal de la musique répétitive et minimaliste au sens strict, qui a pourtant fait sa gloire. L'inspiration puise d'avantage dans les codes du post-romantisme : jeu fougueux cherchant à exacerber les sentiments, reprise de la ligne mélodique en canon, mélodie tour à tour plaintive et enjouée...

Après cette entrée en matière assez conventionnelle (mais non moins belle), le quatuor a attaqué une pièce du compositeur tanzanien Walter Kitundu, Cerulean Sweet, basée sur la répétition d'une phrase improvisée par Mingus sur son disque au piano. La répétition de cette phrase était confiée au violoncelle, pendant que les deux violons et l'alto ponctuaient de manière très percussive le déroulement de la mélodie. Une pièce intéressante, mais qui ne m'a pas complètement emballé.

Le morceau suivant, Mugam Beyati Shiraz, fut lui en revanche un petit bijou. Tiré du répertoire du compositeur iranien d'origine azérie Rahman Asadollahi, il s'agissait d'un mugam vieux de plus de sept siècles. On retrouvait, transposé sur des instruments occidentaux, tout ce qui fait la beauté des musiques d'Asie centrale (du qawwali au mugam, de Nusrat Fateh Ali Kahn à Alim Qasimov) : dévotion mystique, lenteur émotionnelle, alternance de joie et de souffrance... L'interprétation du Kronos démontrait une profonde connaissance des musiques orientales et de leurs connexions possibles avec la tradition classique occidentale.

Les morceaux suivants nous portaient un peu plus à l'Est encore, puisqu'il s'agissait de trois compositions de Rahul Dev Burman, qui a beaucoup écrit pour les productions de Bollywood dans les années 60-70. Mélange de musique classique indienne et de mélodies pop occidentales "indianisées", son style n'en est pour autant pas trop kitsch. Si le premier morceau, Ai Meri Topi Palat Ke Aa, ne m'a pas laissé un souvenir ému, les deux suivants, Teri Meri Yaari et Aa Ee Masterji Ki Aa Gaye Chitthi, étaient en revanche très agréables, à défaut d'être émotionnellement forts. C'était un peu le passage récréatif du concert.

Après l'entracte, le Kronos a été rejoint par la joueuse de pipa chinoise Wu Man. Ils ont alors interprété une nouvelle composition de Terry Riley, pour fêter les 70 ans du compositeur californien. Suite en six mouvements, The Cusp of Magic, jette un pont entre musiques occidentales et orientales (indienne et chinoise notamment). La suite alterne moments contemplatifs et humoristiques, notamment à travers l'utilisation de jouets comme des poupées chantantes ou ricanantes. Pièce emblématique de la post-modernité musicale, ce fut un autre très beau moment du concert.

Pour les rappels, Wu Man a commencé par jouer un morceau en solo au pipa (le luth traditionnel chinois), suivi par une belle interprétation d'une chanson de Fairuz par le Kronos (Wa Habibi - pas sûr de l'orthographe). Une bien belle conclusion, qui plaçait définitivement ce concert sous le signe des relations orient-occident.

dimanche 15 mai 2005

Sarah Kane - 4.48 Psychose @ Lavoir Moderne Parisien, samedi 14 mai 2005

4.48 Psychose est la cinquième et dernière pièce - posthume - de Sarah Kane, montée pour la première fois à Londres en 2000, soit un an après le suicide de la dramaturge. Une interprétation par Nouche Jouglet-Marcus et Barnabé Perrotey, mise en scène par Bruno Boussagol, était donnée hier soir au Lavoir Moderne Parisien (c'était la dernière). Un texte difficile et une mise en scène assumant son parti pris radical n'aidaient pas à passer un bon moment. Non pas qu'il faille prendre cela comme un reproche (on ne va pas voir une telle pièce pour "passer un bon moment"), mais plutôt comme l'expression d'une certaine réussite dans le rendu de l'aspect dérangeant de la pièce.

Pour commencer, les spectateurs étaient invités en arrivant, avant d'entrer dans la salle, à revêtir une blouse blanche afin de se fondre dans l'ambiance hospitalière de la pièce. Disposés en carré autour de la scène, on avait ainsi l'impression d'être réunis dans un bloc opératoire, voire dans une morgue. Nouche était en effet allongée, nue, avec un simple drap au niveau des hanches, sur une table qui ressemblait en tout à celles que l'on peut voir lors d'autopsies dans les films (je n'ai, heureusement, jamais eu à en voir en vrai). Barnabé Perrotey, qui jouait le médecin, était assis dans le public, lui aussi revêtu d'une blouse blanche, ne se levant qu'à de rares occasions. La salle était plongée dans la quasi obscurité, avec juste une lumière blanche crue sur le corps de Nouche et sur le médecin.

Dans le texte de Sarah Kane, il y a à la fois deux et quatre personnages : A, B, C et M. Si M est le médecin, A, B et C sont les trois personnalités d'une même personne. Dans la mise en scène de Bruno Boussagol, l'option a été faite de faire jouer à Nouche les trois personnalités A, B et C. Ce qui n'aide pas à la compréhension de la pièce, mais renforce par là même la folie du personnage. Ce qu'on perd en "ping-pong verbal" entre A, B et C, on le gagne en revanche dans le côté vraiment dérangeant du texte. Il faut d'ailleurs souligner ici la performance d'actrice de Nouche, qui réussit en restant allongée et quasi immobile tout au long de la pièce à faire ressortir toutes les modulations de tension de son personnage.

Aborder le thème du suicide et de ce qu'on appelle communément la "folie" (ici, un personnage psychotique), n'est jamais chose aisée au théâtre. On court toujours le risque de ne pas être dans le ton, d'en faire trop, et ainsi de tuer par un jeu excessif la force d'un texte dur. Ce n'était pas le cas ici. Belle mais difficile prestation donc.

dimanche 8 mai 2005

Je sais qu'il existe aussi des amours réciproques (... mais je ne prétends pas au luxe) @ Théâtre de l'Atelier, samedi 7 mai 2005

Sous ce long titre énigmatique se cache une adaptation théâtro-musicale de Gros-Câlin, roman de Romain Gary signé Emile Ajar. Mise en scène par Jérôme Kichner, la pièce se joue actuellement au Théâtre de l'Atelier. J'aime bien ce théâtre. C'est là que j'avais notamment pu voir l'adaptation très réussie des Braises de Sandor Marai, avec Claude Rich et Bernard Verley (vous aurez remarqué la subtile allusion destinée à signaler mon retour de Hongrie).

Je sais qu'il existe... est un étrange jeu à trois où se mèlent le texte de Gary, la musique de Benoît Delbecq et l'interprétation d'Irène Jacob, lumineuse dans le rôle de Monsieur Cousin. C'est cette étrange équation à trois illustres inconnues qui m'a attiré vers cette pièce. Il y a en effet tout d'abord toute la prose poétique de Gary qui trâce dans ce roman-monologue le tendre portrait d'un solitaire perdu dans la mégapole parisienne. Il y a ensuite la folie douce et légère d'Irène Jacob (c'est en tout cas l'image que j'ai d'elle), qui colle parfaitement au personnage de Monsieur Cousin. Il y a enfin la mise en musique de la pièce par Benoît Delbecq, pianiste essentiel du jazz hexagonal ces dix dernières années, au sein de groupes comme Kartet, les Amants de Juliette, The Recyclers, Ambitronix ou sous son propre nom. Evoluant au confluent du jazz (tendance M-Base), de la musique contemporaine (Ligeti notamment) et des musiques électroniques, son univers particulier est très bien intégré à la pièce.

D'une durée relativement courte (un peu plus d'une heure), cette pièce est en fait un concentré de petits bonheurs en tous genres. L'air ingénu avec lequel Irène Jacob interprète Monsieur Cousin est le point central qui capte toute l'attention. Mais la mise en sons (musique, bruits électroniques, phrases samplées...) tisse un écrin parfait pour l'actrice qui peut ainsi laisser libre cours à son rôle de personnage décalé (elle pousse la chansonnette, esquisse quelques pas de danse...). L'histoire en elle-même (l'adoption d'un python par un être désespérément seul, pour combler son manque d'amour) et surtout les répliques ciselées par la plume de Romain Gary, sortent renforcées de cette interprétation quasi féérique. Irène Jacob oscille ainsi constamment entre le monde de l'enfance et celui des adultes, ce qui correspont tout à fait à l'esprit du roman de Gary.

Enfin, dernière grande réussite de cette pièce, l'utilisation du media video, à travers la projection d'images, d'ombres, de formes géométriques au cours de la pièce, comme un écho à la musique de Delbecq. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est que cette accumulation d'éléments multimédia (sons, images, texte...) ne gène pas du tout le déroulé de la pièce, bien au contraire. On est loin du trop plein. L'esthétique générale reste dans un pointillisme minimaliste remarquablement mis en scène par Jérôme Kichner. Un bien joli moment de théâtre.